Titre original : Tsubaki Sanjûrô.
Réalisateur : Akira Kurosawa.
Année : 1962.
Pays : Japon.
Genre : Aventure / Comédie dramatique / Jidai geki / Chambara.
Durée : 1h31.
Acteurs principaux : Toshirô Mifune, Tatsuya Nakadai, Keiju Kobayashi…
Akira Kurosawa est grand. Aujourd’hui, cette assertion fait à peu de choses près l’unanimité, même s’il n’en fut pas toujours ainsi. Et, à mon sens, un des aspects de son génie était son aptitude à œuvrer dans bien des genres différents, du jidai geki au film noir, du drame à la comédie. Preuve supplémentaire qu’il fut un temps où être un auteur n’impliquait pas de faire des films chiants et prétentieux… Car Kurosawa savait à l’occasion s’amuser sans se compromettre, et livrer des films avant tout voués au divertissement des spectateurs tout en accomplissant un travail irréprochable, digne du grand artiste qu’il était.
En 1961, Kurosawa remporte un beau succès populaire au Japon avec Yojimbo (Le garde du corps). Dans ce film plus léger que bien d’autres œuvres du maître, un de ses acteurs fétiches, à savoir Toshirô Mifune, incarne avec brio un rônin pouilleux et sarcastique qui libère une petite ville de l’oppression que lui infligent deux clans rivaux en jouant un double jeu, passant d’un bord à l’autre en fonction des circonstances. Parmi ses adversaires, le plus notable est incarné par un autre acteur fétiche de Kurosawa, Tatsuya Nakadai (que l’on retrouvera notamment une vingtaine d’années plus tard, tout simplement phénoménal dans Kagemusha et Ran). Kurosawa livre avec Yojimbo un excellent divertissement, très inventif dans le fond comme dans la forme, et rend par la même occasion un succulent hommage aux grands westerns qui ont toujours constitué une part importante de son inspiration. Ironie du sort : Yojimbo sera à son tour repris sous la forme d’un western, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit du génial et déterminant Pour une poignée de dollars de Sergio Leone, dans lequel un Clint Eastwood alors quasi inconnu reprend le rôle de Mifune…
Quoi qu’il en soit, l’astucieux mélange d’humour et de violence caractérisant Yojimbo fonctionne à merveille, et la Toho demande bien vite à Kurosawa de tourner une suite. Celui-ci accepte, mais n’entend pas bâcler le travail pour autant. Il sort donc de ses cartons un vieux scénario qui n’avait pu jusqu’alors être tourné et qui lui tenait à cœur, et y rajoute un peu de comédie et quelques combats supplémentaires pour y retrouver l’esprit de Yojimbo. Ce sera donc ce Sanjuro, sorti au Japon en 1962, et qui rencontre à son tour un beau succès.
De manière très logique, Kurosawa fait à nouveau appel à Toshirô Mifune pour incarner le rônin Sanjuro Tsubaki. Mais il engage également une fois de plus Tatsuya Nakadai pour incarner le principal adversaire de Sanjuro, bien différent de son personnage un peu puéril et sadique du précédent métrage ; il sera cette fois Muroto, un homme que tout oppose en apparence à Sanjuro : digne, majestueux, imposant le respect, une sorte d’archétype du samouraï fidèle à son maître, mais éventuellement aussi fourbe que lui. Et il est tout aussi convaincant dans ce rôle…
L’histoire débute alors que neuf jeunes samouraïs passablement stupides se sont réunis dans une maison isolée – et qu’ils supposent vide… – pour établir un plan d’action contre la corruption qui gangrène la région. Un des samouraïs est allé voir son oncle le chambellan pour dénoncer ce fléau, mais le vieil homme n’a rien voulu entendre, arguant que l’habit ne faisait pas le moine et que les jeunes gens ne savaient dans quoi ils mettaient les pieds. Le neveu, furieux, se rend donc auprès de l’inspecteur Kikui pour renouveler sa plainte ; celui-ci semble plus disposé à l’écouter, et suggère à ses camarades de se réunir pour dresser un dossier complet de la situation. Les jeunes gens sont aux anges de trouver un appui aussi solide… Mais surgit alors d’une pièce voisine un rônin tout dépenaillé, bourru, l’air encore un peu endormi, qui se plaint du boucan qu’ils font et les traite d’idiots ! Sanjuro, rien qu’en écoutant la conversation des jeunes gens, comprend que Kikui, à la différence du chambellan, fait partie des corrompus, et que sa suggestion de réunion était un piège, dans lequel les jeunes crétins sont tombés à pieds joints. Un bref coup d’œil à l’extérieur le confirme : la maison est cernée par les hommes de Kikui. Sanjuro cache les jeunes samouraïs, et se débarrasse à lui seul des importuns en faisant une brève et sèche démonstration de son habileté au sabre ; il s’attire dès lors l’admiration de Muroto, samouraï très charismatique et bras droit de Kikui. Les hommes repartent bredouilles, et Sanjuro, comprenant que la prochaine démarche de Kikui sera probablement de faire porter la responsabilité de la corruption sur le chambellan, en l’enlevant pour lui extorquer de faux aveux, et de faire passer les jeunes guerriers pour des rebelles, décide de venir en aide à ces derniers.
Débute alors une complexe partie d’échecs, où les plus brillants hommes des deux partis, Sanjuro et Muroto, rivalisent de ruse pour faire triompher leur cause. L’affrontement global tourne bientôt à la rivalité personnelle entre ces deux hommes que tout oppose a priori, mais qui n’en ont pas moins une franche estime l’un pour l’autre…
On retrouve dans Sanjuro tout ce qui faisait le sel de Yojimbo. Si l’action n’est pas omniprésente, elle n’en est pas moins rondement menée, ménageant de temps à autre quelques belles scènes de combat au sabre. Kurosawa en profite d’ailleurs pour se démarquer encore un peu plus du chambara traditionnel, fortement inspiré par le théâtre kabuki, tout en chorégraphies et grands gestes, qui avait jusqu’alors les faveurs du public et des studios. Chez Kurosawa, les combats sont plus brefs, plus rudes, plus violents : il s’agit pour le guerrier, non pas de multiplier les mouvements certes agréables à l’œil bien qu’inutiles, mais bien au contraire de tuer son adversaire d’un coup unique bien placé. Le fameux duel final entre Sanjuro et Muroto en est probablement le plus célèbre exemple. Et cette approche du combat au sabre, alors révolutionnaire, devait grandement influencer les films de chambara ultérieurs.
Les combats, s’ils sont impressionnants, sont assez rares cependant. Le véritable duel entre Sanjuro et Muroto est d’ordre tactique, passant par la lente élaboration de plans reposant en bonne partie sur le bluff : c’est à une partie d’échecs que se livrent les deux hommes, dans un sens, et Kurosawa est remarquablement efficace pour traiter de cet aspect de l’affrontement.
Mais Sanjuro, de même que Yojimbo, c’est aussi beaucoup d’humour : Toshirô Mifune est toujours aussi épatant dans son rôle de rônin blagueur, et il y a à l’occasion quelques scènes fort drôles, que le rire soit suscité par l’invraisemblable bêtise des jeunes samouraïs ou par le comportement un peu gnan-gnan de la femme du chambellan et de leur fille, libérées par Sanjuro, et qui cherchent à tout prix à dégager beauté et poésie de ce sordide affrontement… Mention spéciale à Keiju Kobayashi, dans le rôle d’un garde de Kikui fait prisonnier par les jeunes samouraïs et qui gagne progressivement leur cause : le running gag de ce « captif », en fait très libre de ses mouvements, qui sort régulièrement de son placard pour donner des conseils à ceux qui sont supposés être ses adversaires donne lieu à quelques scènes hilarantes, ainsi quand il se met à danser avec les jeunes gens tous fiers d’un récent succès sur un air de jazz totalement anachronique, avant de retourner dans son placard quand les jeunes gens le regardent d’un air interloqué… La musique de Masaru Sato, en effet, joue énormément sur l’atmosphère du film, alternant entre compositions traditionnelles, ambiances oppressantes et soudains délires guillerets plus ou moins jazzy, ce dont le célèbre thème de Yojimbo, ici repris pour la fin du film, donne une bonne illustration.
Dans Sanjuro, cependant, Kurosawa a choisi d’insérer en même temps une dimension un peu plus tragique que dans Yojimbo (quand bien même l’atmosphère de ce premier opus était déjà fort sombre). La femme du chambellan (« la dame » que Sanjuro, décidément mal-élevé, s’obstine dans un premier temps à appeler « la vieille ») et sa fille font certes rire, de par leurs remarques totalement déplacées dans le contexte du conflit contre Kikui. Mais « la vieille » dit un jour à Sanjuro une phrase destinée à le marquer à vie : « Les meilleurs sabres restent dans leur fourreau. Vous, vous êtes comme un sabre à nu. » Et Sanjuro de méditer cette sentence, de réfléchir sur la vie sanglante qu’il a mené jusqu’alors, et de souffrir dès lors terriblement chaque fois qu’il lui est nécessaire de prendre une vie. Aussi ne veut-il pas, au final, se battre contre Muroto ; mais tout le monde n’est pas à même d’adhérer à cette philosophie…
Pour finir, on ajoutera, sans surprise, que c’est divinement filmé, bien sûr…. La caméra se déplace avec grâce lors des combats, et quelques tableaux, à l’occasion, sont de toutes beauté (notamment dans les scènes impliquant les camélias et, bien sûr, le combat final).
Sanjuro, pour être principalement axé sur le divertissement, n'en est donc pas moins un grand film de Kurosawa. J'avoue y avoir préféré Yojimbo pour ma part, sans doute un peu plus nerveux et distrayant ; mais Sanjuro reste une grande réussite, un véritable modèle de chambara, et un divertissement de qualité.
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