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"Ennemis intimes", de Werner Herzog

Publié le par Nébal

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Titre original : Mein liebster Feind – Klaus Kinski.
Titres alternatifs : Mein liebster Feind, Mon ennemi intime, My Best Friend.
Réalisateur : Werner Herzog.
Année : 1999.
Pays : Royaume-Uni / Allemagne / Finlande / Etats-Unis.
Genre : Documentaire.
Durée : 95 min.
Acteurs principaux : Werner Herzog, Klaus Kinski, Claudia Cardinale…
 
Parmi les grands acteurs de l’histoire du cinéma, on tend tout naturellement à accorder une place unique à Klaus Kinski. Comédien brillant dans un grand nombre de films d’auteurs (et notamment cinq films de Werner Herzog), il tourne aussi dans un nombre incalculable de séries B, voire Z, notamment en Italie, et compte ainsi quelques nanars dans sa filmographie très hétéroclite. Mais Kinski était aussi un « personnage », une icône, un mégalomane qui a grandement contribué à se façonner, tout au long de sa carrière, une image : celle d’un fou furieux invivable et insupportable, la bête noire des producteurs dont il faisait capoter les projets sur un caprice, un personnage infect qui s’est attiré bien des inimitiés parmi ses confrères.
 
Rares sont ceux qui, dans le monde du cinéma, ont aussi bien connu Kinski que Werner Herzog. Les deux hommes sont intimement liés, ayant vécu ensemble une longue histoire qui a à l’occasion défrayé la chronique, faite de moments d’intense passion et d’admiration pour le génie de l’autre, et de brusques et violentes colères allant jusqu’à la menace de mort… C’est cette histoire qu’entend ici raconter Werner Herzog lui-même, devant et derrière la caméra ; et qui mieux que lui aurait pu évoquer ainsi la figure si charismatique, fascinante et agaçante de Kinski ?
 
Herzog rencontre Kinski à l’âge de 13 ans, quand il vient s’installer avec sa famille dans une pension munichoise que fréquentait déjà le jeune comédien. Et il semblerait qu’il était déjà un phénomène, hurlant sans cesse, répétant ses textes sans discontinuer, par exemple en s’enfermant pendant 48 heures dans la salle de bain et en en détruisant tout le mobilier pour évacuer sa frustration. Herzog raconte notamment une anecdote révélatrice : un jour, un journaliste était venu dîner, et avait confié qu’il avait trouvé Kinski très bon dans une pièce. Kinski lui jette ses couverts à la figure et se met à hurler : « Je n’étais pas très bon ! Je n’étais pas excellent ! J’ETAIS PHENOMENAL !!! J’ETAIS UNIQUE !!! » Herzog l’admet volontiers : il n’aurait jamais cru, à cette époque, qu’il se retrouverait plus tard à tourner cinq films avec ce malade…
 
Ce fut pourtant le cas. Leur collaboration débute avec l’extraordinaire Aguirre, la colère de Dieu, une des plus belles performances de Kinski. Mais ce dernier (qui avait pour l'occasion rompu un engagement au théâtre : il jouait Jésus, ou plus exactement un type qui montait sur scène pour se mettre en colère, insulter tout le monde et être insulté en retour, comme on le voit dans les extraordinaires premières séquences du film) complique au possible la tâche déjà bien difficile du jeune réalisateur, parti tourner un film en Amazonie avec un budget extrêmement réduit… Kinski menace à plusieurs reprises de quitter (et donc de couler) le film, il profite du moindre prétexte, du moindre caprice, pour se lancer dans une colère épique. A bien des égards, il s’investit tant dans son personnage qu’il en devient aussi fou que lui : il frappe un figurant de son sabre, lui laissant une vilaine cicatrice – le coup aurait probablement été mortel, s’il n’avait porté sur le casque de l’acteur. Un soir, excédé par les figurants qui faisaient la fête, il tire à la carabine dans leur tente – il y a des blessés… Herzog est obligé de jouer avec ses lubies : une fois, il provoque sciemment la colère de Kinski pour que celui-ci, après avoir crié pendant des heures, n’ait plus qu’une petite voix fluette au moment d'interpréter une scène, cette voix qu’Herzog souhaitait mais que Kinski, toujours à critiquer la réalisation, se refusait d’adopter… Quand Kinski menace une fois de trop de quitter le tournage, Herzog lui dit, tout simplement, que, le cas échéant, il le tuera de huit balles dans le corps, gardant la neuvième pour lui-même… Et Kinski le croit. Il affirmera plus tard qu’Herzog était armé lorsqu’il l’a menacé. Ce dernier nie, affirmant que ce n’est là qu’un exemple supplémentaire de la tendance de l’acteur à enjoliver la réalité pour se donner le beau rôle. Mais il ne conteste pas que ses paroles étaient sérieuses…
 
Sur les autres tournages, ce sera souvent la même chose, ainsi, par exemple, pour Fitzcarraldo : Kinski est infect avec toute l’équipe du film, il hurle sans cesse, se plaint du moindre détail et en fait une montagne (le film en montre un exemple assez frappant, quand Kinski s’en prend, pour une fois, non pas à Herzog, mais au producteur). Les Indiens qui jouent dans le film en viennent, par l’entremise de leur chef, à proposer à Herzog de tuer Kinski s’il le leur demande ! Et, sur certaines scènes du film, la tension est palpable…
 
Tout doit orbiter autour de la planète Kinski : un forestier mordu par un serpent extrêmement venimeux est contraint de se couper le pied à la tronçonneuse pour survivre ? Kinski, qui se sent délaissé, fait un scandale parce que son café est tiède… Un petit avion avec à son bord plusieurs membres de l’équipe de tournage s’écrase dans la forêt, accident leur infligeant à tous des blessures extrêmement graves ? Nouveau scandale, nouveau caprice… Le grand acteur joue la diva, et il est insupportable pour tout le monde.
 
Enfin, presque tout le monde. Les actrices qui ont joué avec lui sur ces films, Claudia Cardinale, Eva Mattes, etc., en gardent un meilleur souvenir, celui d’un homme certes un peu excentrique, mais avant tout un comédien de génie, très professionnel, et toujours aimable avec elles… Un homme, ceci dit, dont elles perçoivent bien les multiples failles, et dont les colères et l’égocentrisme, bien souvent, ne servent que d’exutoire pour évacuer ses peurs – du contact physique, notamment – et le mettre en condition de jouer. Et de livrer au final des performances inoubliables…
 
Et Herzog continue donc de tourner avec Kinski. Lors d’une interview à l’occasion d’un festival aux Etats-Unis, les deux hommes, se retrouvant après un assez long moment, se jettent dans les bras l’un de l’autre, comme deux frères, les meilleurs amis du monde – ce qu’ils étaient sans doute sur le moment, même si, quelques mois plus tôt, Herzog avait sérieusement envisagé de mettre le feu à la maison de Kinski pendant qu’il se trouvait à l’intérieur… On demande à Kinski pourquoi il joue dans les films d’Herzog : « Parce qu’il est fou, et moi aussi. » Herzog confirme : « Nous sommes deux fous. »
 
Qui aime bien châtie bien, paraît-il. Et les deux hommes s’aimaient beaucoup, au fond. Il y a même une certaine complicité dans leurs chamailleries, dont Kinski est à vrai dire conscient. Herzog, par exemple, évoque l’autobiographie – presque totalement mythomane, à l’en croire – de Kinski, et les innombrables pages où ce dernier l’insulte avec une violence rare : Herzog serait un fou, un mégalomane, un incompétent, un réalisateur pitoyable, etc. Pourtant, Herzog raconte que ces pages ont été à peu de choses près écrites par lui, Kinski lui ayant confié que, s’il se contentait de dire du bien de lui dans son livre, personne ne l’achèterait ; et les deux hommes de feuilleter en riant le dictionnaire pour trouver les insultes les plus ordurières que Kinski pourrait employer dans son autobiographie pour critiquer Herzog…
 
La superbe affiche de ce beau documentaire, basée sur une photographie prise lors du tournage de Cobra verde, leur dernier film en commun, est ainsi très révélatrice de leur relation. Kinski, qui adopte ici son légendaire faciès de dément, menaçant Herzog de sa machette, était probablement conscient qu’un photographe rôdait dans les environs ; Herzog aussi, et ne cache pas un certain amusement… Pour cette fois.
 
Remarquable portrait d’un comédien génial et excentrique par celui qui est probablement le plus à même d’en parler, Ennemis intimes est ainsi un très beau documentaire, drôle et passionnant, ahurissant par moment, et à même de ravir tous les nombreux admirateurs de cet homme qui a su incarner la folie mégalomane comme aucun autre ne l’a jamais fait.

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