STORA-LAMARRE (Annie), La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain. 1870-1914, préface de Michelle Perrot, Paris, Armand Colin, coll. L’histoire à l’œuvre, 2005, 219 p.
Annie Stora-Lamarre, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Besançon, s’est intéressée notamment à la législation morale de la IIIe République, ainsi qu’en témoignent les titres de quelques-uns de ses ouvrages : L’Enfer de la Troisième République. Censeurs et pornographes, ou encore Incontournable morale et La cité charnelle du droit. Thématique de recherches hautement intéressante et qui me parle fortement. Mais cette étude l’a en outre conduite à approfondir des questions qui m’intéressent encore davantage, en rejoignant, bien que très indirectement, ma propre thématique de recherches (et plus directement la méthode que je souhaite y appliquer), ainsi avec cette République des faibles.
Il semblerait qu’Annie Stora-Lamarre soit partie de la figure du sénateur René Bérenger, rencontrée à l’occasion des recherches précédemment évoquées. Si ce nom est aujourd’hui quelque peu oublié, ce n’est pas le cas du surnom qui lui avait été conféré par la presse satirique de l’époque, celui de « Père La Pudeur »… Bérenger est en effet, selon l’image d’Epinal, l’homme de la lutte contre la pornographie, au nom de l’élévation morale des Français, et avant tout des classes populaires. Autant dire quelqu’un d’a priori plutôt méprisable eu égard à nos conceptions aujourd’hui plus laxistes en la matière (même si ça ne va pas forcément durer, hélas…). Mais on aurait tort d’en rester à cette caricature, et de ranger immédiatement et sans recours le sénateur Bérenger parmi les hommes de « l’ordre moral », de la conservation, voire de la réaction.
Ce n’est ici qu’une facette du personnage, plus complexe qu’il n’y paraît. Car il est au moins une autre loi majeure de la IIIe République que l’on peut attribuer au « Père La Pudeur », dans un domaine a priori bien différent : c’est en effet à René Bérenger que l’on doit l’importante loi introduisant le sursis en matière pénale. Le conservateur supposé prend dès lors des allures de progressiste farouche, on aurait presque envie de dire radical, voire libertaire… Or on ne saurait accuser ici Bérenger « d’opportunisme » (au sens actuel et péjoratif), le représentant comme allant d’un bord à l’autre du spectre politique au gré des circonstances, selon le mouvement des idées, politicien cynique n’ayant guère d’opinions propres, seulement des intérêts personnels d’ordre carriériste. En effet, ces deux lois ont rencontré une forte opposition – celle des libéraux et des progressistes pour ce qui est de la pornographie, celle des conservateurs et des « hommes d’ordre » pour le sursis (on l’accusait de faire une loi favorisant « la canaille » et qui ne pouvait qu’augmenter la criminalité, notamment celle des jeunes ; tiens, ça me rappelle quelque chose…), et Bérenger a dû livrer une bataille de tous les instants pour les faire adopter.
Il y a bien une idéologie derrière ces lois, une pensée cohérente et exempte de contradictions, qu’il s’agit dès lors d’identifier. Et ce sera l’occasion de voir que Bérenger était loin d’être seul dans cette optique : on peut en effet identifier très nettement un groupe d’individus que tout oppose au premier abord, mais qui ne s’en retrouvent pas moins ensemble dans leur combat politique. Des hommes très divers, ceci dit : des catholiques libéraux (comme Bérenger) et des libre-penseurs, des monarchistes ralliés penchant plutôt à droite et des républicains convaincus penchant plutôt à gauche, des politiques, des juristes et des philosophes. Et non des moindres ! Quelques grands noms apparaissent en effet ici, parmi lesquels on retiendra notamment ceux des juristes Raymond Saleilles (qui a rompu avec l’exégèse classique et le cloisonnement des disciplines juridiques, un des pères de l’étude du droit international privé et du droit comparé – il est celui qui a traduit et introduit en France la pensée juridique allemande, et notamment le Code civil allemand – et, surtout, le promoteur de l’individualisation des peines) et Gabriel Tarde (un des pères fondateurs de la sociologie criminelle et de la criminologie, étrangement oublié en France, mais dont les idées ont fait leur chemin, notamment outre-Atlantique, et qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans nos contrées – la notion « d’imitation », centrale chez Tarde, prend tout son sens quand elle est insérée dans ce débat, au-delà des seules questions criminelles) et du philosophe libre-penseur Alfred Fouillée (à peu de choses près le penseur « officiel » de la IIIe République au tournant du siècle, l’inventeur un peu oublié du concept pourtant si souvent employé « d’idée-force »).
Ces hommes très divers – même si l’on pourrait tenter de les désigner comme « centristes », notion cependant fuyante et dont l’existence même est régulièrement remise en cause – se retrouvent en effet dans une conception particulière de la République, dont les racines, diverses, doivent être recherchées à la fois dans le passé – les libéraux, et notamment les juristes, de la Monarchie de Juillet, même si l’on pourrait remonter plus loin encore – et à l’étranger – la pensée juridique allemande (avec la figure majeure de Jhering, opposée à celle de Savigny) ; il y a également une certaine influence d’une pensée chrétienne plus ou moins laïcisée (protestante, notamment, mais aussi catholique, avec la renaissance thomiste). Ces hommes sont à la fois démocrates – ils n’envisagent pas un seul instant de remettre en cause le suffrage universel – et élitistes, « aristocratiques » au sens le plus pur. Précisons : il est légitime selon eux que le pouvoir appartienne au peuple ; cependant, celui-ci doit être instruit et guidé par les élites intellectuelles, qui doivent pour cela tout mettre en œuvre, en passant notamment par la loi, par les associations et par l’éducation (centrale dans leur pensée). Il s’agit, pour ces élites, de prendre en charge une mission d’ordre quasi sacrée, providentielle (à mettre en parallèle avec la question coloniale, d’ailleurs) ; il est de leur devoir de défendre, de protéger le peuple, éventuellement contre lui-même, en commençant par les plus faibles : les incapables, et notamment les femmes et les enfants. D’où la lutte contre la pornographie, mais aussi la prostitution (angle « de droite »). Mais il ne s’agit pas de s’arrêter là : ainsi, toute une législation est mise en œuvre, contre les traditions et les obsessions des conservateurs, visant, par exemple, à donner à la fille « séduite » des moyens de droit, à émanciper progressivement la femme mariée de la tutelle de son époux, à autoriser des actions en recherche de paternité, à relever la majorité pénale, etc. (angle « de gauche »). Les associations, les ligues de vertu, etc., jouent de même sur tous ces tableaux, dans l’optique de ces hommes : il s’agit de récompenser les attitudes morales et les comportements vertueux notamment chez les « humbles », de prôner aussi, d’abord la charité, ensuite l’assistance sociale (on retrouve encore le modèle allemand).
En chamboulant ces anciennes traditions autoritaires, héritées de l’ancien régime et du catholicisme et largement perpétuées par le droit napoléonien, selon une optique progressiste, ils n’entendent cependant pas pour autant favoriser le laxisme à tout crin, terrorisés qu’ils sont, comme la quasi-totalité de la classe politique, par le risque d’anarchie, ce qui légitime à leurs yeux le versant plus répressif et sévère de leur législation. Il s’agit bel et bien pour ces hommes de trouver une voie centrale : ils n’entendent pas gommer le passé au nom de la modernité et du positivisme (alors dominant, et que ces libéraux, même s’ils en sont presque nécessairement imprégnés, critiquent régulièrement, notamment en matière criminelle : Lombroso est leur bête noire, même si, sur certains points, ils peuvent être amenés à adopter des solutions finalement guère éloignées de celles prônées par l’école positiviste italienne – et donc, notamment, le sursis) ; ils n’entendent pas davantage se replier sur un passé qu’ils sont loin d’idéaliser (la notion d’évolution, a fortiori après Darwin, est au cœur de leur approche de la société, et notamment du droit : Saleilles en est un exemple particulièrement parlant, ainsi quand il se sépare progressivement de l’école de l’exégèse pour vanter certaines nouveautés introduites par le droit allemand – comme le conseil de famille, voire le patrimoine d’affectation – et développer l’idée de décloisonnement et d’individualisation du droit ; on comprend d’autant plus pourquoi ces juristes rejettent l’école « historique » de Savigny, qu’ils considèrent comme devant aboutir à une conception nécessairement fixiste, et donc contre-nature, du droit). La voie médiane vise à concilier l’ancien et le moderne, la spiritualité et le positivisme, l’autorité et la liberté ; c’est ici, notamment, que la pensée d’Alfred Fouillée et sa notion « d’idée-force » entrent en jeu.
Le sénateur Bérenger n’est donc pas isolé dans son combat qui nous paraît aujourd’hui si contradictoire. Il est, bien au contraire, représentatif d’un assez large courant de pensée, qui, s’il n’a pas été accompagné par des mouvements de masses – ce que son caractère élitiste prohibait de toutes façons à bien des égards –, n’en a pas moins eu une influence déterminante sur la législation de la IIIe République, et nous a transmis un héritage qui forme un socle majeur de notre droit républicain.
Une étude passionnante. J’approuve inconditionnellement, chez Annie Stora-Lamarre, cette volonté de briser quelques frontières, et de se livrer à une étude mêlant histoire « classique », histoire du droit et histoire des idées ; de même, au sein de l’histoire du droit, elle me semble avoir tout à fait raison de procéder au décloisonnement souhaité par Raymond Saleilles, en envisageant ensemble des questions de droit public, de droit civil, de droit pénal et de droit international qui ne prennent tout leur sens qu’à condition de les envisager conjointement (La République des faibles constituant au passage une démonstration pertinente des inconvénients de l’hyper-spécialisation, et des erreurs d’analyse qu’elle risque de susciter…). L’évocation de figures telles que Bérenger, Fouillée et Saleilles est très séduisante, et par moments fascinante. Enfin, cette approche des fondements idéologiques de la législation, passant tant par les archives parlementaires (relativement connues) que par l’étude de la doctrine et de la « littérature grise » (souvent négligée, a fortiori les thèses de droit du tournant du siècle, généralement méprisées mais souvent très révélatrices), étant à bien des égards celle à laquelle j’ambitionne de me livrer, je ne peux que m’enthousiasmer à la lecture de cet ouvrage original et pertinent.
La République des faibles, ceci dit, a les défauts de ses qualités. Dans ce format assez bref, on ressent immanquablement une certaine dispersion dans la forme, voire dans le fond, l’impression de passer du coq à l’âne à tout bout de champ, ce qui nuit quelque peu à l’unité du propos. Enfin, on ne peut que maudire l’éditeur qui n’a de toute évidence pas jugé une relecture nécessaire, comme c’est hélas trop souvent le cas dans la littérature « scientifique » : coquilles, fautes de français, répétions, omissions, ponctuation hasardeuse, parsèment l’ouvrage et en rendent la lecture parfois éprouvante…
Ce n’est qu’un détail (même si, en maniaque infect, j’avoue y attacher une certaine importance), qui ne doit pas dispenser ceux qui s’intéressent à ces questions de la lecture de cet ouvrage finalement assez unique et indéniablement enrichissant.
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