PRATCHETT (Terry), STEWART (Ian) et COHEN (Jack), La Science du Disque-monde, traduit de l’anglais par Patrick Couton et Lionel Davoust, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne, [1999, 2002] 2007, 541 p.
Le Disque-monde, aujourd’hui, on le connaît tous. Un véritable emblème de la « fantasy burlesque », comme y disent à L’Atalante ; difficile, à vrai dire, de trouver quoi que ce soit qui y soit comparable (enfin, en tout cas, perso, j’irais pas chercher ça dans les parodies vulgos de chez vous savez qui…). Parce que voilà : « Les annales du Disque-monde », c’est effectivement très drôle – c’est le but, quand même –, mais d’un humour finalement assez relevé, so british, et tellement débile qu’il ne l’est finalement pas forcément tant que ça. De ce point de vue, la référence de Pratchett – outre ces incontournables de l’imaginaire humoristique que sont Fredric Brown et Douglas Adams – me semble avant tout devoir être cherchée du côté des Monty Python. Autrement dit : c’est extrêmement débile, mais pas que ; et notamment, c’est assez souvent passablement érudit, et éventuellement critique. Un exemple, là, comme ça, d’entrée de jeu : le Disque-monde en tant que tel. Un monde plat, reposant sur le dos de quatre éléphants, se trouvant eux-mêmes sur une tortue géante nageant à travers l’espace (« Et pourtant, elle se meut… »). Ah ouais, quand même… C’est débile, hein ? Sauf que cette idée dingue ne provient pas uniquement de l’imagination malsaine de l’auteur, boostée par un fumage intensif de la moquette un lendemain de cuite. Non, cette représentation saugrenue du monde provient d’une « authentique » mythologie – indienne, si je ne m’abuse. Ce qui change un peu la donne, je trouve. Et des exemples comme ça, on pourrait en trouver un paquet. Bref, « Les annales du Disque-monde », c’est beaucoup moins con que ça en a l’air au premier abord (enfin, si, c’est très con, mais pas que, donc).
D’où l’idée finalement pas si absurde que ça de l’ouvrage qui nous intéresse ici : faire un bouquin de vulgarisation (bouh le vilain mot…) scientifique (bouh le…) prenant le cadre du Disque-monde. Les mauvaises langues pourraient n’y voir qu’une énième dérive mercantile d’une série qui rapporte déjà beaucoup d’argent (et dont la qualité, il faut bien le reconnaître, a connu des hauts et des bas). Possible. Mais, comme j’aime beaucoup Pratchett à la base, je vais laisser le temps d’un compte rendu mon cynisme habituel de côté. Ne serait-ce que parce que j’attache beaucoup d’importance à la « pédagogie » (bouh le vilain mot, mais là je suis plus sérieux), et qu’il m’a toujours semblé légitime, possible et souhaitable de s’instruire en s’amusant (le problème étant que la majeure partie des tentatives en ce domaine sont des échecs cuisants, soit parce qu’on ne s’instruit pas assez – on nous prend pour des cons, quoi –, soit parce qu’on ne s’amuse pas : on trouvera difficilement plus tragique que l’humour imposé – voyez justement Pratchett, avec sa terrifiante guilde des fous –, alors l’humour imposé par le ministère de l’Education nationale et par sa horde de « pédagogues » diplômés, condescendants par principe…).
Au commencement était une expérience menée par le jeune, compétent et enthousiaste (et irresponsable ; un scientifique, quoi) Cogite Stibon sur le terrain de squash de l’Université de l’Invisible (Ankh-Morpork). Conséquence de ce déferlement de thaums : la création d’un monde. Mais un monde bizarre à la vérité : sphérique, déjà… Ca ne tient pas debout. Et dénué de chélonium et de narrativium, en plus ! Ca ne marchera jamais… Sauf que l’intelligence artificielle de l’UI, Sort, affirme que si, et qu’il ne faut surtout pas interrompre l’expérience. Les mages, qui ne sont pas que bornés et ridicules, mais aussi curieux et joueurs, laissent donc faire. Et rajoutent de temps à autre leur touche personnelle, parce que non, franchement, un monde qui tourne autour du soleil – et d’un soleil aussi gros, en plus –, ça ne marchera jamais… surtout s’il continue comme ça, à se transformer régulièrement en une grosse boule de neige, défoncée de temps à autre par un gros caillou psychopathe à qui on n’avait rien demandé mais qui se trouvait passer par-là. C’est qu’il en arrive, des choses, sur ce monde improbable. Ca pourrait être intéressant de voir ça de plus près, d’ailleurs, en y envoyant un observateur qualifié (ou dispensable, rayez la mention inutile), comme – ce n’est qu’un exemple – le fameux professeur de Géographie Insolite et Cruelle, l’inénarrable Rincevent…
Voilà pour la trame de l’ouvrage – assez limitée, reconnaissons-le, mais non dénuée d’intérêt. Elle occupe un chapitre sur deux, généralement assez bref, mais souvent drôle ; du Pratchett à l’état pur, quoi. Le reste est confié essentiellement à Ian Stewart et Jack Cohen, donc, lesquels développent plus sérieusement les thèmes esquissés dans les chapitres « narratifs », même si le ton reste éminemment pratchettien. Et les auteurs de se livrer ainsi à une vaste entreprise de vulgarisation scientifique, couvrant bien des domaines, et allant, en gros, du Big Bang à l’ascenseur spatial et au voyage interstellaire, en passant par Einstein et tout un paquet de gros lézards.
Bizarre, dans le cadre « magique » du Disque-monde ? Faut voir. En exergue, une citation d’Arthur C. Clarke, un véritable lieu commun (disent les persifleurs), mais qu’il est souvent bon de rappeler : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » En guise de complément, cette citation de Gregory Benford : « Toute technologie discernable de la magie est insuffisamment avancée. » Et, surtout, Mark Twain : « Si la réalité dépasse la fiction, c’est parce que la réalité n’est en rien tenue à la vraisemblance. » Effectivement. La science du Disque-monde est l’occasion de s’en rendre compte : c’est étrange, un monde qui ne contient pas de narrativium (et pas de tortues géantes, accessoirement). Ca ne devrait pas exister. Que la vie s’y développe – entre deux ères glaciaires ou deux gros cailloux – est hautement improbable. Et pourtant…
S’instruire en s’amusant, un idéal inaccessible ? Ben non. C’est peut-être tout aussi improbable que ce que l’on vient de voir, et pourtant… (Voir d’ailleurs les intéressants développements sur les probabilités et les statistiques.) Les trois auteurs ont parfaitement réussi leur mission. Le fait est que, sans surprise, on s’amuse, et beaucoup. Les mages de l’Université – l’archichancelier, le doyen, l’économe (avec ses pilules), le bibliothécaire (ook), Rincevent et compagnie – sont toujours aussi drôles, et quelques scènes sont particulièrement tordantes (de la muzak dans un ascenseur spatial… j’adore…). Le ton des chapitres de vulgarisation ne s’en éloigne pas excessivement, et l’on trouvera là aussi souvent matière à rire.
Mais on apprend, aussi. Beaucoup de choses (enfin, je parle pour les ignares en sciences « dures » – bouh le… – dans mon genre, les autres n’étant pas le premier public de l’ouvrage). C’est que Terry Pratchett, Ian Stewart et Jack Cohen ont cette appréciable qualité de ne pas nous prendre pour des cons. Mais alors pas du tout. Autant le dire, dans certains passages, ça vole haut. Dans les premiers chapitres « scientifiques », de loin – et nécessairement – les plus abstraits, ça fait même régulièrement bobo à la tétête… Mais ça fascine, aussi. On est en plein dans cette science indiscernable de la magie, celle qui émerveille le quidam ; le sense of wonder de la SF, quoi. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de fiction.
Enfin, la plupart du temps. On est après tout dans un ouvrage de vulgarisation, prenant place dans un cadre de fantasy. Alors, de temps à autre, on peut s’autoriser un petit délire, comme cette civilisation de crabes, disparue sans laisser de trace… Ce n’est pas gratuit, ceci dit. Les auteurs, non contents de faire de la vulgarisation – et de la faire bien – en profitent pour se livrer à une intéressante réflexion sur la vulgarisation, et plus largement sur l’apprentissage de la science. Ils évoquent ainsi – avec une honnêteté d’autant plus appréciable qu’elle est bien rare – les innombrables « mensonges pour enfants », comme ils les appellent, qui jalonnent la formation scientifique de tout un chacun. Comprendre : on nous apprend des choses qui sont « fausses », mais – en principe… – pour nous mettre en mesure de comprendre ensuite ce qui est « vrai » (deux exemples flagrants : la Terre est ronde, l’homme descend du singe). Mais Ian Stewart et Jack Cohen ont le courage – le mot ne me semble pas forcément trop fort – de briser quelques-uns de ces « mensonges pour enfants » qui n’ont pas toujours été suivis de l’étape ultérieure justifiant leur utilisation, et, quand ils emploient eux-mêmes de tels « mensonges », de le préciser. Et ça fait du bien, une fois de temps en temps, qu’on arrête de nous prendre pour des cons… Dans la même optique, on appréciera que les auteurs s’attaquent parfois à quelques « tabous » scientifiques ; une fois de plus, ça fait du bien…
Bilan ? Une franche réussite à mon humble avis. Mais qui s’adresse avant tout aux amateurs du Disque-monde qui ont envie de perfectionner leurs connaissances scientifiques (voire d’en acquérir un minimum, comme votre serviteur…). Si vous abominez Pratchett et le Disque-monde, passez votre chemin ; si vous êtes déjà hyper calés en sciences « dures », idem. Ca laisse quand même un assez large public, qui aura tout à gagner à la lecture de La science du Disque-monde.
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