Titre original : The Driller Killer.
Réalisateur : Abel Ferrara.
Année : 1979.
Pays : Etats-Unis.
Genre : Horreur / Schocker / « Gore » / Drame.
Durée : 96 min.
Acteurs principaux : Jimmy Laine (= Abel Ferrara), Carolyn Marz, Baybi Day, Harry Schultz…
Objet filmique non identifié. Cette fois, l’expression prend tout son sens. Non que l’on soit, avec Driller Killer, devant une œuvre de pure expérimentation, tenant davantage de l’art plastique que du cinéma à proprement parler. Il ne s’agit pas davantage d’un pur trip d’art et d’essai déstabilisant et psychotrope à la Eraserhead ou Tetsuo (quoique…). Simplement, Driller Killer tend à jouer avec les catégories, à faire le grand écart entre les genres, pour un résultat finalement assez unique. Hélas, aurait-on envie de dire, confrontés que nous sommes à de trop nombreux métrages sans saveur et sans personnalité, « œuvres » de yes-men ayant depuis longtemps vendu leur âme au Diable, produites à la chaîne par les plus cyniques commerciaux de l’univers pourri des studios. Tant mieux, en même temps, le plaisir n’étant que plus grand pour le spectateur qui a la chance de tomber un peu par hasard sur un film « autre » ; tant mieux aussi, parce qu’on ne survivrait sans doute guère longtemps à un assaut massif de brûlots de ce genre, plus ou moins bien foutus qui plus est…
Driller Killer, en effet, est plus ou moins bien foutu. Un film fauché, réalisé par une bande de débutants diversement sincères et compétents. Il s’agit en effet du premier film « officiel » d’Abel Ferrara (qui aurait semble-t-il tourné auparavant un porno), bien éloigné de la plupart de ses œuvres ultérieures ; une œuvre quelque peu cynique, dans un sens, cherchant bel et bien à jouer sur le succès du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, et louchant clairement vers une horreur sordide et glauque tenant à bien des égards de l’exploitation pure et simple. En même temps, on y trouve déjà la patte d’un auteur, et, à mille lieues du schéma que je viens de décrire, Driller Killer est ainsi, entre deux giclées d’hémoglobines (ou pendant ces dernières…) un drame passablement arty et introspectif. Driller Killer n’aura certainement pas le succès rencontré par Leatherface et ses consanguins, même s’il aura lui aussi maille à partir avec la censure. Aujourd’hui encore, il reste un métrage parfois mis de côté dans la filmographie de Ferrara, qui a depuis gagné ses galons d’auteur « fréquentable » (je pense en connaître un qui pourra confirmer eh eh…) ; Driller Killer, s’il a sans aucun doute joué un rôle dans la vertigineuse ascension de son réalisateur (aidé notamment en cela par un certain William Friedkin, oui Madame, le réalisateur de L’exorciste – entre autres – étant paraît-il tombé sous le charme de ce foutraque premier essai), tendra ainsi à rejoindre la catégorie des « films cultes », regroupant tous ces machins bizarres dont tout le monde a entendu parler mais que personne n’a vu (sauf un pote), d’autant qu’il ne connaîtra véritablement son tout relatif succès qu’à partir de sa sortie en vidéo (ainsi en France, près de 10 ans après la sortie du film aux Etats-Unis – il n’avait de toute façon pas eu les honneurs des écrans français…).
Le film commence par ordonner de monter le volume à fond. Obéissez.
Reno Miller, incarné par « Jimmy Laine », c’est-à-dire Abel Ferrara himself (qui, il faut le reconnaître, est quand même bien meilleur réalisateur qu’acteur…), est un minable petit artiste new-yorkais qui s’échine à (ne pas arriver à) peindre un putain de gros tableau avec un putain de gros buffle dessus. Il vit dans un étrange ménage à trois avec sa compagne Carol et l’écervelée Pamela, maîtresse de la précédente. Il a du mal à payer son loyer (et tout le reste avec), et achève de péter un cable quand un pathétique groupe de sous-punk du nom de The Roosters (avec son cabot de chanteur Tony Coca Cola, oui certes) s’installe dans un appartement voisin pour y répéter entre deux pseudo-orgies, jouant inlassablement et toujours aussi mal le même morceau poussif. On avouera qu’il y a bien de quoi péter un cable, en effet, le vacarme permanent devenant bien vite insupportable pour le « héros » comme pour le spectateur, chacun étant bientôt saisi de pulsions meurtrières à devoir supporter à longueur de temps les jérémiades niaises et vulgos de Pamela et de ses abjectes semblables de miniputes idiotes qui n’ont de punk que leur laideur épique, les vantardises de la sous-rock-star devant cet amas purulent et dégoulinant de maquillage de groupies en solde, les accords désaccordés et piteux des piteux Roosters et l’assaut permanent des tapettes en costard et autres pouilleux de proprios unis par-delà leurs différences extérieures par une même soif de thune, cette thune que Miller ne parvient de toute façon pas à gagner (à tout cela, le spectateur peut d’ailleurs rajouter les insupportables éclats de voix de gangsta rital d’un Ferrara en roue libre…). Bref. Reno Miller en a marre. Frustré dans tout ce qui peut susciter la frustration (sexe, argent, art, foi, intimité, et plus si affinités…), il craque. Et nous avec.
Un soir, c’est le déclic, alors qu’il regarde plus ou moins la téloche avec ses deux femelles. Une pub débile dans un télé-achat grotesque, vantant les mérites d’une perceuse sans fil. Reno achète. Et il est bientôt possédé par des hallucinations sanguinaires, son propre visage dément disparaissant sous une gerbe de bon vieux krovi rouge rouge des familles, et des victimes… Des victimes. Il y en a de toutes désignées, là, juste en bas, au coin de la rue. La multitude grouillante des clochards et des ivrognes qui dorment sur le trottoir, avec leur conversation brisée, leur puanteur. Préfigurant Patrick Bateman, Reno Miller se rue sur ces victimes dont personne n’a rien à foutre, pour des meurtres brutaux et sanguinaires, filmés en gros plan, comme autant d’inserts pornographiques venant rythmer le drame de la folie naissante du « héros ». Un massacre collectif, plusieurs victimes pouvant s’enchaîner en une même nuit : blancs, noirs, jeunes, vieux, hommes, femmes, tout y passe. Un triste exutoire, Miller soulageant ses frustrations à grand coup de perceuse en plein front. Il y prend goût. La soudaineté orgasmique des premiers meurtres cède progressivement la place au jeu sadique avec la victime, qui a dès lors le temps de voir la perceuse, de l’entendre vibrer, tandis que le foret se rapproche inlassablement de son visage hurlant. Bientôt, toutefois, ces victimes innocentes ne seront plus satisfaisantes. Et Reno se tournera vers son entourage, vers ces gens nécessairement coupables, de stupidité, d’hypocrisie, d’imposture…
Si le terme de « gore » peut sembler exagéré, la violence n’en est pas moins présente dans Driller Killer. Régulièrement, avec une accélération sur la fin, les lambeaux de chair voltigent, le sang gicle, le vacarme de l’appartement cède la place aux hurlements des victimes. Et l’horreur est là, très clairement. Une horreur physique qui n’a rien à voir avec l’angoisse : Driller Killer n’est pas un film qui fait peur, mais un drame ponctué de scènes de meurtre sèches et rudes. Le résultat est assez déstabilisant, et il est difficile d’avoir un avis tranché sur ce film. Le meilleur y cotoie le pire, que ce soit dans la dimension auteurisante ou dans celle du schocker. Reste que tout cela n’est pas aussi gratuit que cela peut en avoir l’air, et que l’effet désiré par Ferrara est obtenu, d’autant que, en dépit d’une interprétation plutôt médiocre, le spectateur tend à éprouver une certaine sympathie pour le meurtrier frustré (au sens étymologique, d’ailleurs : il s’agit bien de souffrir avec lui). Ferrara, enfin, même s’il commet régulièrement quelques maladresses de débutant, montre amplement dans ce film « autre » l’éclosion d’un indéniable talent et d’une forte personnalité cinématographique.
Driller Killer est ainsi un film unique, à la fois bancal et fascinant, sordide et pertinent, tenant la corde raide entre l’exploitation et l’art. A voir.
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