Réalisateur : Abel Ferrara.
Année : 1998.
Pays : Etats-Unis.
Genre : Science-fiction / Cyberpunk / Espionnage / « Noir » / Drame.
Durée : 93 min.
Acteurs principaux : Christopher Walken, Willem Dafoe, Asia Argento, Yoshitaka Amano…
Une affiche alléchante. Et je ne dis pas ça – voyons, pour qui me prenez-vous ? – à cause de la jeune fille lubrique qui s'y exhibe. Seulement, il faut bien dire qu’un film d’Abel Ferrara, d’après une nouvelle de William Gibson (tirée du recueil Gravé sur chrome), avec pour principaux acteurs les excellents Christopher Walken et Willem Dafoe et la… euh… ben… désolé, mais je trouve pas de meilleur mot que « bandulatoire » pour caractériser Asia Argento, là… bref, ça fait beaucoup, quand même. Pour les maniaques, on peut même rajouter à la liste Cat Power et Yoshitaka Amano. Une affiche alléchante, donc.
Pour un résultat qui a divisé. Certes, ce n’est pas le seul film dans ce cas, mais le fait est que, de part et d’autre, on a crié au chef-d’œuvre et hué le navet avec la même virulence. Une très grande virulence. Ce qui n’a finalement guère joué en faveur du film. Mais on s’en fout. Enfin, en tout cas, moi, je m’en fous. Ne serait-ce que pour Gibson, Walken et Dafoe, je voulais voir ce film depuis un petit moment déjà.
Une chose, d’entrée de jeu : Abel Ferrara a remarquablement saisi l’atmosphère propre aux écrits de William Gibson, et plus précisément aux plus récents d’entre eux. Très loin de l’esbrouffe ratée du peu séduisant Johnny Mnemonic, on est ici plongé dans un monde très discrètement futuriste, où la science-fiction ne ressort qu’au travers de brèves allusions, de petites touches minimalistes. Ne pas s’attendre, avec New Rose Hotel, à un délire matrixien saturé d’effets spéciaux. Ici, des effets spéciaux, il n’y en a quasiment pas… Et le très clipesque générique, en dépit des apparences, reste bien dans la ligne générale du film, avec ses crédits en trois langues (anglais, allemand, japonais). C’est le monde des multinationales, des zaibatsus. Celui de l’information, de son pouvoir et de son coût. La tour de Babel, ou plus exactement la fosse : sordide, glauque, recelant de vilains secrets. Inutile, pour ce faire, de passer par l’illustration crue, si courante dans le genre, avec ces ruelles crades débordant de carcasses de voitures, et un parfum d’apocalypse qui flotte dans l’air vicié. La saleté, ici, c’est celle des hôtels de grand standing, bien davantage que celle, plus graphique, de l’Hotel New Rose où se réfugie X (à la différence de la nouvelle, il ne s’agit pas d’un hôtel à « cercueils », au passage) ; une crasse plus profonde, dans les bureaux clinquants des zaibatsus, dans le hall du Ritz, et dans les bars à putes de luxe de Shinjuku saturés de néons roses et rouges. Peu importe, d’ailleurs, où l’on se trouve : Tokyo, Marrakech, Vienne, Berlin, Paris, Londres… Tout cela n’a guère d’importance, et bien souvent on n’en sait rien. On trouve de toute façon les mêmes choses partout, et partout cette même cacophonie de japonais, d’italien, d’anglais, de français, d’allemand, d’arabe, dans une mosaïque de conversations qui se cherchent, se croisent, s’ignorent ou se fuient. Sandii, l’Italienne de Shinjuku, peut bien avoir passé son enfance à Amsterdam, ou à Paris. Quelle importance ? Son passé change avec la nuit… Et elle peut bien séduire les hommes en italien, en anglais, en allemand ou en japonais : au final, c’est son corps qui parle.
C’est le sous-monde qu’écument Fox (extraordinaire Christopher Walken) et X (troublant Willem Dafoe). A la fois hommes d’un autre âge, anachroniques souvenir de vieux films noirs, gangsters tout en classe et en bagout, et à la pointe de leur époque, au milieu des transactions les plus obscures, de celles qui changent tout, qui définissent le lendemain. Ce sont des mercenaires de l’information, des dandys de l’espionnage industriel. Leur boulot, pour l’essentiel, c’est de saisir le sens du vent, pour organiser des transferts de cerveaux, d’une multinationale à l’autre, en fonction de qui paye le plus. Pas un job de tout repos, c’est clair. Hosaka, Maas-Neotek et toutes les autres zaibatsus tiennent à leurs petits génies respectifs, noyés sous le pognon, ou cloitrés dans une arcologie. Et cela fait bien longtemps déjà que Fox s’intéresse au cas de Hiroshi ; un type à la Pointe, comme il les aime, et que Hosaka aimerait bien récupérer. Problème : « Qu’est-ce que l’on peut bien donner à un homme qui a déjà tout ? »
« Sandii. »
La tentatrice. L’idée, finalement, est vieille comme le monde (et le métier qui va avec). Sandii (phénoménale Asia Argento), c’est cette gamine italienne terriblement sexy, cette allumeuse diabolique qui fait fondre les hommes en leur sussurant à l’oreille des chansons suaves et moites dans le club de Madame Rosa. Le genre de fille paumée et sublime qui pourrait avoir tout pour elle, mais se complait dans des passes minables et sans lendemain. Fox, arrogant et cynique, la convainc sans trop de peine de rejoindre sa petite entreprise : elle est l’élément manquant, celui qui permettra de faire basculer Hiroshi, bien las de sa Gretchen, dans les griffes d’Hosaka. Maintenant, à X de jouer : il lui faut former Sandii, la préparer pour son rôle. Chacun le sien, d’ailleurs : pendant quelque temps, X sera Hiroshi, et Sandii… on verra bien. Une fille bien, en tout cas. Plus classe, désintéressée, et follement amoureuse. Et tout marchera comme sur des roulettes, avec à la clé, cette Pointe qui obsède Fox, et, plus prosaïquement, un très très gros paquet de pognon. Ben tiens…
Un film bizarre, une fois n’est pas coutume. Et qui laisse un peu perplexe quand débute le générique de fin. Sans trop en révéler, la dernière demi-heure du film, en gros, consiste essentiellement en des retours sur des scènes précédentes. Ce qui a été très critiqué. Notons déjà que, quoi qu’on ait pu (bêtement) en dire, il ne s’agit pas de repasser des scènes antérieures, mais de les éclairer sous un angle nouveau (souvent au sens strict, d’ailleurs). Certains, sans doute assez imbus d’eux-mêmes, se sont plaints qu’avec ce procédé Ferrara les prenait pour des cons… Je ne crois pas. Il y a là quelque hose d’assez intéressant et pertinent, quand on prend le temps d’y réfléchir, et qui n’est pas sans rappeler la structure alambiquée, toute en réminiscences, de la nouvelle originale de William Gibson. Pas un hasard, d’ailleurs, si le titre (de la nouvelle comme du film) est New Rose Hotel, et pas « Fox et X montent un plan avec Sandii la bombasse »… La critique n’est donc guère fondée à mon sens, même si l’on peut très légitimement être assez dubitatif dans un premier temps. On a pu dire, bien plus justement, que New Rose Hotel est un film sans véritable début, et sans véritable fin. Un fragment. Et là il y a sans doute quelque chose, effectivement… Le renforcement du sentiment d’absurdité qui gagne le spectateur tout au long du film ; et une sorte de mise au point sur la question centrale du regard.
Le regard du spectateur, dans New Rose Hotel, c’est essentiellement celui de X. Un personnage bien plus discret que les fantasques Fox et Sandii. L’anonymat lui va comme un gant. Mais ce n’est pas pour autant un réceptacle vide. C’est sans doute le personnage le plus attachant du film. La performance de Willem Dafoe est remarquable : sa « gueule » si particulière l’a souvent amené à interpréter des personnages inquiétants et un peu dingues (et même Jésus, c’est dire…). Ici, pourtant, le quadra rugueux se fait jeune premier sensible, et X devient ainsi un personnage déchirant, très humain, très vrai, grace à une interprétation tout en finesse et sobriété de Dafoe, qu’on a rarement vu aussi en forme. Walken, a contrario, se lâche totalement, pour notre plus grand plaisir. Il est le bagout incarné, l’arrogance faite homme, séduisant et agaçant, brillant et absurde ; vous n’oublierez pas de si tôt son dernier coup d’éclat… Quant à Asia Argento… Elle est extraordinaire. Je n’appréciais guère cette actrice avant ce film ; mais elle a ici un rôle taillé sur mesure, où la vulgarité et la majesté se mêlent pour produire un fantasme hors du commun. La fille de vous-savez-qui tétanise par sa présence et son charisme, son charme et sa finesse, soufflant le chaud et le froid avec un égal savoir-faire. Icône érotique, femme fatale… Elle est tout ça, et plus encore. Bravo.
Trois acteurs d’exception, et un réalisateur qui ne l’est pas moins. Mais que dire de plus ici qui n’ait pas déjà été répété mille fois par ailleurs ? Ferrara était jusqu’alors une de mes grosses lacunes cinématographiques, mais je compte bien combler ce retard au plus vite : il livre en effet ici un véritable festival de scènes de toute beauté, aux éclairages très travaillés, pour un résultat souvent très sensuel et expressioniste, en parfaite adéquation avec l’atmosphère générale du film et l’ahurissant travail de son tiercé d’acteurs.
Un film troublant, qui demande à être gagné. Mais, passé un certain temps, le doute ne saurait plus être de mise : c’est un grand film, réalisé par un auteur virtuose et porté par des acteurs à leur sommet.
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