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Romans et nouvelles, de Theodore Sturgeon

Publié le par Nébal

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STURGEON (Theodore), Romans et nouvelles - Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres, préface de Jacques Goimard, Paris, Denoël – J’ai lu – Omnibus, [1977] 2005, XI + 1161 p.
 
Ouep, il y a bien eu une petite pause dans mes comptes rendus de beaux bouquins. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser, mais j’ai eu plein de bonnes raisons pour ça : entre autres, une crémaillère (merci les gens au passage !), une gueule de bois (merci… aïe…), un budain de rhube gui me fazilide bas la dâge engore baindenant… et surtout le fait que le petit dernier à rentrer dans cette catégorie était un sacré gros morceau. Ouh là, oui. Ce bel omnibus de Theodore Sturgeon, comprenant donc ses deux grands romans de science-fiction Cristal qui songe et Les plus qu’humains, une sélection de 29 nouvelles généralement assez longues et « l’essai autobiographique » (j’y reviendrai…) inédit « Argyll ». Bref, du gros, du lourd.
 
Et du bon, surtout. J’ai toujours eu l’impression – mais peut-être faut-il mettre cela sur le compte de ma paranoïa latente – que Sturgeon n’était pas estimé à sa juste valeur. Une chose est claire, en tout cas : quand on évoque les grands auteurs américains du légendaire « âge d’or de la science-fiction » (marque déposée ?), il arrive loin derrière Robert Heinlein et Isaac Asimov, et même (horreur glauque !) derrière l’insipide A.E. Van Vogt ; soit à peu près au niveau de Clifford Simak et de son superbe Demain les chiens (et là, je plaide coupable : comme beaucoup, je n’ai lu que ce seul ouvrage de Simak, et il serait temps que j’en lise d’autres…). C’est bien triste, tout ça. Et parfaitement injuste. Sturgeon, ceci dit, n’en a pas moins généré un quasi-culte chez certains, et je ne suis pas loin de rejoindre la secte. Voici, par exemple, ce que Damon Knight a pu en dire (rapporté par Jacques Goimard dans sa notice sur « L’amour et la mort », p. 1014) :
 
« Il y a longtemps que Sturgeon est considéré comme le seul véritable écrivain révélé par la science-fiction. Entendons-nous : le seul qui aurait trouvé à s’exprimer même si la science-fiction n’avait jamais existé. Ce qui ne revient pas à diminuer la valeur de ses confrères, mais simplement à rétablir cette constatation : eux sont des écrivains dotés d’une étiquette, d’une spécialisation, et c’est à l’intérieur de cette spécialisation (qu’elle s’appelle fantastique, SF ou merveilleux) que se manifestent leurs dons ; Sturgeon, lui, est purement et simplement un écrivain (rien de plus et rien de moins), et ce n’est pas a priori le genre choisi par lui qui rend son talent déterminant – l’étonnant est que dans ce genre, il n’en est pas moins l’égal d’un « spécialiste ».
 
« Cette position de franc-tireur est bien connue ; […] Sturgeon, toujours individualiste et solitaire, poursuit ce chemin qui n’appartient qu’à lui sans se laisser dévier de sa course – et atteint des sommets incomparables. »
 
Je ne serais peut-être pas aussi « exclusif » pour ma part, mais il me semble qu’il y a dans ces lignes bien des choses pertinentes. Il serait déjà indéniablement réducteur de cantonner Sturgeon au rang « d’écrivain de science-fiction » : il n’est venu qu’assez tardivement à la SF, et avouait d’ailleurs lui préférer la fantasy et le fantastique, même si c’est bien la science-fiction qui lui a assuré sa renommée ; il s’est d’ailleurs essayé à bien des genres – dans son beau Livre d’or de la science-fiction, on peut ainsi le voir s’attaquer au western ! – et certains de ses textes relèvent sans fausse honte de la « littérature générale » – je reviendrai ultérieurement sur cette merveille qu’est « Parcelle brillante », notamment…
 
Et la science-fiction sturgeonienne est d’ailleurs bien éloignée de celle de ses confrères Asimov, Heinlein et Van Vogt. A la lecture de son plus célèbre roman, Cristal qui songe, m’est avis que plus d’un novice en science-fiction a dû ressentir une certaine perplexité : « Ah bon, c’est de la science-fiction, ça ? » Sturgeon est en effet un de ces auteurs bien pratiques pour expliquer aux gens plus ou moins bien intentionnés et plus ou moins bouffés par les préjugés que non, la science-fiction, ce n’est pas nécessairement de l’anticipation, et que non, ça n’implique pas inévitablement des vaisseaux spatiaux, des robots et des extraterrestres (et encore moins des valeureux cadets de l’espace…). Sturgeon est aussi utile pour démontrer à ces mêmes bonnes gens que la science-fiction, quand bien même dissimulée derrière une inévitable couverture gris-métal, n’est pas nécessairement une froide littérature d’ingénieurs, mais qu’elle peut être remarquablement subtile et pertinente dans son approche des sentiments et des émotions (c’est sans doute là un trait majeur de l’écriture de Sturgeon, et on aura souvent l’occasion d’y revenir). Enfin, Sturgeon a indéniablement quelque chose de plus qu’Heinlein, et a fortiori Asimov… et a fortiori Van Vogt : une ambition stylistique frappante. Ce qui a pu susciter des jugements variés. Voici, par exemple, ce qu’a pu dire Gérard Klein de l’écriture de Sturgeon (phrase rapportée par Marianne Leconte dans sa préface au Livre d’or précédemment évoqué ; je remercie au passage le forumer d’ActuSf Papageno de m’avoir rappelé cette citation, qui m’avait déjà fait tiquer à la lecture dudit recueil…) : « C'est une sorte de lave de mots lourde et désordonnée, charriant le pédantisme à l'évidence, négligeant l'effet, souvent maladroite. A peine dégrossie au début d'une histoire ou d'un chapitre, puis trouvant sa tonalité propre, s'épurant, agrippant finalement le lecteur et s'accordant aux pulsations même de son cœur. » J’avoue que la première proposition, si elle se vérifie à l’occasion, tend à me laisser le plus souvent sceptique (et puis, honnêtement, Gérard Klein qui « taquine » Sturgeon à ce sujet, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, mais bon…) ; la seconde est par contre très pertinente. Oui, il y a souvent chez Sturgeon une puissance émotionnelle rare, une faculté remarquable de saisir le lecteur directement au cœur, et qui ne peut laisser indifférent. La science-fiction sturgeonienne n’est pas uniquement une « littérature de l’idée » ; elle est en même temps littérature de l’émotion, du ressenti, subtile et forte, souvent touchante (parfois naïve…) ; bref, elle est littérature, et grande littérature.
 
Il n’est sans doute pas inutile, avant d’aborder ce recueil à proprement parler, d’évoquer en quelques lignes la vie de Theodore Sturgeon (1918-1985). Outre les notices précédant chaque texte, deux documents nous seront utiles à cet effet : la préface un peu hermétique et lapidaire de Jacques Goimard (« Il faut avoir tué père et mère », pp. I-XI), et surtout « Argyll » (pp. 1117-1161).
 
Ce texte autobiographique, publié pour la première fois en version originale en 1993 et en français dans le présent volume, a en fait été écrit par Sturgeon en 1965 dans le cadre d’une psychothérapie (il s’adresse d’ailleurs nommément au docteur Jim Hayes), et se révèle très éclairant sur certains traumatismes enfantins déterminants pour la carrière de l’auteur. « Argyll » était le surnom du beau-père de Sturgeon ; un triste personnage qui l’a marqué de son empreinte indélébile, en allant même jusqu’à lui « voler » son nom : l’homme que nous connaissons sous le nom de Theodore Sturgeon fut en effet baptisé à sa naissance du nom d’Edward Waldo. Et si Argyll – de son vrai nom William Dicky Sturgeon – n’appréciait guère son beau-fils pré-adolescent, il n’en a pas moins, lors de la procédure d’adoption, décidé de lui imposer son propre patronyme, et même – avec la complicité de la mère de l’auteur – de lui imposer un nouveau prénom… Argyll donne bien ici l’image d’un triste personnage, autoritaire et violent (il bat régulièrement « ses » enfants), obsédé par une idée de « respectabilité » toute WASP l’amenant aux pires contradictions (ainsi dans son attitude à l’égard des tentatives du jeune Theodore pour gagner de l’argent). Un homme dénué de goût, aussi, mais qui n’en a pas moins son idée sur ce qui est « bien » et ce qui ne l’est pas. Quand le jeune Sturgeon découvre auprès d’un ami les premiers pulps de science-fiction et de fantasy, il se doute bien qu’Argyll ne tolérera pas la présence de ces « abominations » chez lui. Il dissimule donc avec une grande astuce sa précieuse (sentimentalement s’entend) collection de Weird Tales, grâce à laquelle il a pu découvrir cette littérature qui lui parlait tant, se passionnant, entre autres, à la lecture de l’alors totalement inconnu H.P. Lovecraft… Las, Argyll ne se laisse pas leurrer : il découvre les revues, et, avec une cruauté effarante, les déchire en petits morceaux qu’il répand à travers la chambre des enfants, avant d’obliger Theodore lui-même à rassembler ces reliques et à les jeter « à leur place », et donc à la poubelle (Sturgeon y voit clairement une cause déterminante de sa carrière ultérieure…). Chaque « passion » du jeune adolescent se voit réserver un sort comparable (la gymnastique, par exemple, et plus encore la radio amateur – passage tout bonnement ahurissant…). Argyll, s’il a été un étudiant brillant, est avant tout un homme borné et violent, absurdement possessif ; à l’évidence un homme frustré (certaines anecdotes sont plus qu’édifiantes…), et qui entend bien passer ses frustrations sur plus faible que lui. Theodore et son frère sont des cibles toutes désignées : il s’empresse même de démonter la porte de leur chambre pour être à même de les surveiller en permanence, violant toute intimité ! Alors, bien sûr, quand ce triste personnage apprend que Theodore, comme tout garçon de son âge, a découvert les joies de la masturbation, il s’empresse de le réprimander vertement, en l’enjoignant de s’inspirer de lui, Argyll, modèle de contenance et de respectabilité ; puis, sur un autre ton, il lui explique qu’il est à l’évidence « malade », et qu’il lui faut donc aller « chez le docteur » (alors qu’il n’hésitait pas un seul instant à envoyer le jeune enfant à l’école par 40° de fièvre, ce qui lui a d’ailleurs valu de sérieux problèmes de santé…) : bien évidemment, le psychiatre (ou plutôt, inévitablement, les psychiatres, Argyll ne se satisfaisant guère d’un premier diagnostic qu’il estime évidemment erroné…) n’y voit rien d’anormal… mais Argyll n’en démord pas, et la surveillance s’accroît encore ; il ne cesse, de toute façon, « de dévaluer en permanence l’aspect, la conduite, le travail, le langage et les fréquentations du cher petit Ted » (p. 1146)… Le portrait, cependant, n’est pas unilatéral ; Sturgeon ne proclame pas sa « haine » de son beau-père dans ses pages, loin de là. Une citation sera sans doute éclairante (ibid.) : « Bonté divine : voilà une perversion inédite de l’inceste. On dirait que j’ai été marié à mon beau-père. » Oui, pour une fois, le mot d’inceste (s’il ne renvoie bien évidemment pas à un fait matériel, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit…) n’est pas trop fort. Et celui d’Œdipe non plus. L’œuvre de Sturgeon nécessite bien d’avoir « tué père et mère » ; ou peut-être, plus exactement, pourrait-on dite qu’elle est en elle-même une éternelle récapitulation de ce meurtre symbolique.
 
La vie de Sturgeon, quoi qu’il en soit, a clairement été marquée par cette enfance pour le moins difficile. On ne s’étonnera guère de ses dépressions récurrentes, ainsi que de son besoin maladif d’amour, sans doute responsable pour une bonne part de cette instabilité sentimentale qui l’a amené à se marier cinq fois (oui, comme Philip K. Dick ; bon, je crois que c’était Asimov qui en faisait la remarque dans son autobiographie, il ne faudrait sans doute pas en faire une généralité… mais, sur ce point et sur bien d’autres, les deux auteurs ne sont pas sans se ressembler). Une de ses épouses l’a d’ailleurs fait condamner en justice pour « immaturité »… Etant moi-même passablement immature, j’aurais une réponse toute désignée pour cette attaque mesquine (et tenant en un seul mot : connasse) ; mais je veux bien croire que le souvenir d’Argyll ait pu peser de tout son poids sur la vie de l’auteur, et expliquer ces difficultés relationnelles.
 
Son œuvre, à vrai dire, en témoigne : rien d’étonnant à ce que les personnages de Sturgeon, souvent des enfants d’ailleurs, soient généralement (et presque exclusivement) des mal-aimés, des parias, des êtres faibles et rejetés, des handicapés, des « incomplets » qui ne se trouvent véritablement que dans la complétude qu’autorise enfin un amour sincère et non équivoque, cet amour total auquel Sturgeon, indécrottable optimiste malgré tout, veut croire. L’amour est en effet au centre de l’œuvre sturgeonienne, et ce sous toutes ses formes : amour « divin », filial, fraternel, charnel… Et l’amour « complet » y apparaît souvent comme l’unique solution aux déboires de ces parias. Le mythe de l’androgyne tel qu’il est rapporté par (le personnage d’) Aristophane dans Le banquet de Platon ressurgit à maintes reprises dans les textes qui composent ce beau volume, et sous une forme souvent plus radicale encore. On ne compte pas, à vrai dire, les « ménages à trois » dans les récits de Sturgeon, ce qui lui a rapidement valu des critiques, lui autorisant la réponse amusée de « Ci-gît Syzygie ». Ménages à trois, et plus si affinités, d’ailleurs, l’exemple le plus fameux étant sans doute le beau roman Les plus qu’humains : si cette œuvre se rattache bien aux innombrables récits « surhumains » qui faisaient alors les délices plus ou moins nauséabonds de Campbell, les « plus qu’humains » de Sturgeon sont cependant bien différents des surhommes de Van Vogt, par exemple (à l’exception, probablement, des Slans ; rien d’étonnant à ce que A la poursuite des Slans soit le seul ouvrage de Van Vogt qui m’ait paru « acceptable »…) ; ils sont bien des incomplets, des parias, des « inférieurs », ne trouvant une certaine « supériorité » que dans une union totale et inconditionnelle, celle que seul l’amour peut autoriser, l’amour vrai, authentique, celui qui implique une forte compréhension de l’autre, mais n’exclut pas pour autant – loin de là – la haine. Sturgeon disséquera toujours plus, et avec brio, ce thème de l’amour. Et, si l’on ne saurait qualifier son œuvre « d’érotique », ni a fortiori de « pornographique », il n’en reste pas moins un auteur littéralement obsédé par l’amour, dans sa dimension « platonique » (l’étrange expression !) comme dans sa dimension la plus matérielle, qu’il aborde sans pudibonderie ni grivoiserie. Les « tabous » amoureux, d’ailleurs, abondent dans son œuvre, au-delà des unions polygames : l’inceste, inévitablement (de manière particulièrement frappante, bien sûr, dans « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? », mais on retrouve ce thème dans bon nombre de textes), mais aussi, pourquoi pas, l’homosexualité (il raconte d’ailleurs sans états d’âme une expérience adolescente dans « Argyll »), le fétichisme (« Les mains de Bianca »), le voyeurisme (« L’autre Celia »), le sado-masochisme (dans son versant le plus « pur », débarrassé des encombrants accessoires en cuir…), voire la « pédophilie », la « nécrophilie », ou encore la « scatophilie » (« Une fille qui en avait »). Et sans que cela soit « sordide » pour autant, devrais-je sans doute dire pour rassurer les plus chastes de mes (très hypothétiques) lecteurs pour qui les guillemets seraient une protection insuffisante. Mais je préfère laisser la parole à Jacques Goimard, présentant cette dernière nouvelle (p. 942) : « Allons, le porno est devenu un genre noble, l’horreur aussi, le gore tout pareil [si seulement ! Ceci était une interruption tout à fait gratuite du Nébal], mais pas le choquant, ni le putride, ni le cloacal… et il faut être Sturgeon pour cultiver l’écœurement avec légèreté, le caca fleuri des femmes fatales avec une grâce toute fromagère, les diarrhées les plus fétides, les plus répugnantes, les plus immondes… avec tact. Il faut se laisser toucher par des fraîcheurs soudaines là où croupissent les viscères tout recroquevillées… il faut… il faut… Sturgeon ! »
 
Abordons maintenant les textes en eux-mêmes, présentés dans un ordre chronologique (les romans occupant donc approximativement le milieu du recueil). Les lignes qui vont suivre auront peut-être une vilaine allure de catalogue, et je vous prie de m’en excuser. La présentation générale à laquelle je viens de me livrer me paraît de toute façon amplement suffisante pour justifier que l’on jette un œil à ce beau volume (et, si elle n’y parvient pas, c’est nécessairement ma faute, non celle de Sturgeon). Mais il y a trop de perles dans ce gros recueil pour que j’ose passer la moindre d’entre elles sous silence, au vain prétexte de craindre de faire « trop long » ou « trop didactique ». Pour un autre, peut-être. Mais pas pour Sturgeon, ah mais !
 
Commençons donc avec « Ca » (pp. 7-34), nouvelle publiée par Unknown en 1940 (Sturgeon a donc 22 ans). Ce n’est pas la première nouvelle de Sturgeon, ni même la première qu’il ait adressée à Campbell (qui en a tout de même acheté 26 entre avril 1939 et juin 1941 !). C’est cependant l’occasion de voir se développer un jeune talent prometteur, œuvrant alors dans un fantastique horrifique passablement lovecraftien avec une indéniable réussite. On est bien loin, ceci dit, de la science-fiction qui fera la réputation de Sturgeon.
 
Il en va de même pour « Cargaison » (pp. 35-67), remarquable nouvelle conjuguant avec brio horreur et fantasy, et dont le cadre maritime, très détaillé, renvoie à l’expérience déterminante de Sturgeon au sein de la marine marchande.
 
« L’île des cauchemars » (pp. 69-93), que j’avais déjà eu le plaisir de lire dans le Livre d’or de la science-fiction consacré à Sturgeon, poursuit sur ce thème, tout en retrouvant l’atmosphère horrifique de « Ca ». Il y a cependant plus : on y voit se dessiner les thèmes majeurs de l’œuvre sturgeonienne ultérieure, avec ce personnage central qualifié dès les premières lignes de « pauvre cinglé […] [qui] a perdu quelque chose, et […] ne peut pas le retrouver » (p. 71). L’amour, et ses corollaires le pouvoir et la dépendance, sont déjà dans un sens au cœur de ce beau texte, encore très lovecraftien, mais s’orientant déjà davantage (à la manière du maître, d’ailleurs) vers la science-fiction.
 
Suit une nouvelle déterminante dans la carrière de Sturgeon, avec « Dieu microcosmique » (pp. 95-123), son premier grand succès en science-fiction. Une excellente nouvelle, à maints égards terrifiante, mais dont l’auteur n’était pourtant semble-t-il guère satisfait ; sans doute parce qu’on lui en a trop vanté les mérites, manière de l’encourager à poursuivre dans cette voie, quand lui se sentait davantage attiré par la fantasy ; mais l’histoire de ce savant passablement irresponsable qui devient un authentique dieu pour une population qu’il a créée de ses mains, et qu’il soumet à toutes les horreurs imaginables pour faire évoluer la science humaine, conserve encore aujourd’hui un remarquable impact émotionnel ; c’est encore « l’amour divin » de la nouvelle précédente que l’on retrouve ici, mais, de manière plus nette encore, cet « amour » se fait ambigu et cruel…
 
Plus légère (en apparence seulement…), mais non moins remarquable, « Hier, c’était lundi » (pp. 97-145) est une petite merveille au croisement de la fantasy et d’une certaine science-fiction paranoïaque que l’on serait tenté de qualifier de « pré-dickienne ». Une nouvelle à la fois hilarante et terrifiante, contant l’étrange aventure d’un mécanicien qui s’est endormi lundi soir pour se réveiller mercredi… ou plutôt pour errer dans la « préparation » du mercredi, lui, le « comédien », découvrant derrière le rideau l’invraisemblable labeur d’une horde d’accessoiristes sous les ordres tyranniques d’un intrigant metteur en scène…
 
« L’égoïste absolu » (pp. 147-165) a de nouveau une tonalité assez dickienne avant l’heure, Sturgeon développant avec finesse une idée originale de L. Ron Hubbard sur le « complexe du messie » (ce qui n’est pas dépourvu d’ironie, quand on y songe…). Comme les personnages de L’œil dans le ciel (entre autres), le « héros » de cette nouvelle est à même de modeler le monde selon son bon vouloir… ou plutôt ce qu’il croit être son bon vouloir. Le solipsisme à son terme le plus grinçant, drôle et épouvantable.
 
« La sorcière du marais » (pp. 167-189), censément cosignée par James H. Beard, me paraît bien moins convaincante ; si ce récit fantastique ne manque pas de scènes remarquables d’horreur pure, il tend cependant à se disperser quelque peu, et à être laborieux dans sa structure. On en retiendra surtout le rôle crucial qui y est joué par un enfant, une petite fille en l’occurrence, déjà décrite avec une finesse et un réalisme qui n’appartiennent qu’à Sturgeon ; ce type de personnage enfantin reviendra souvent par la suite.
 
Et déjà dans la nouvelle qui suit immédiatement, « Le bâton de Miouhou » (pp. 191-228), rafraîchissant petit conte clairement destiné à la jeunesse, et dont on a parfois supposé qu’il avait inspiré Steven Spielberg pour son ET. C’est effectivement très possible : on y retrouve la même sensibilité enfantine, le même humour gentillet aussi. La même niaiserie, diraient peut-être les mauvaises langues, mais ces gens-là ont grandi trop vite, et n’ont généralement pas grand chose d’intéressant à dire…
 
De toute façon, on ne saurait cantonner Sturgeon à ce seul aspect. En témoigne assez le texte suivant, on ne peut plus différent, « Les mains de Bianca » (pp. 229-242) ; un court récit au fantastique diffus, parmi les plus brillants que Sturgeon ait pu livrer dans ce genre, teinté de fétichisme, de sadisme et d’inceste ; un bijou noir et fascinant.
 
On retourne ensuite à la science-fiction avec « Et la foudre et les roses » (pp. 243-266), une nouvelle tout d’abord terriblement déprimante décrivant une terre post-apocalyptique condamnée à brève échéance. Reste cependant un espoir totalement fou, auquel Sturgeon s’accroche désespérément : la possibilité qu’en cas d’attaque nucléaire de l’un ou l’autre camp, l’autre puisse choisir de ne pas riposter… Les angoisses de la guerre froide naissante et de l’holocauste nucléaire attendu pour bientôt trouvent ici une illustration remarquable, et finalement assez originale.
 
« Ci-gît Syzygie » (pp. 267-299) a déjà été brièvement évoquée plus haut. Sturgeon s’amuse, dans ce texte étrange à la frontière entre littérature générale, fantastique et science-fiction, avec les critiques qui ont pu lui être adressées sur sa manie des unions à trois ou plus. Une excellente histoire à chute, et donc impossible à résumer. Mais si le ton de la nouvelle reste très chaste, je ne peux ceci dit m’empêcher de citer Jacques Goimard dans sa notice (p. 268) : « La science-fiction est héroïque et grandiose. Sturgeon y apparaît comme un écrivain plus ou moins spécialisé dans la littérature intimiste. Mais maintenant, j’ai un doute : Sturgeon ne serait-il pas en profondeur le plus grandiose de tous ? Mais oui, bien sûr. Il a même inventé un genre littéraire : l’épopée du cul. » Et je ne peux m’empêcher non plus de citer le premier paragraphe de cette excellente nouvelle, là encore assez dickienne avant Dick ; (p. 269) : « Dans votre propre intérêt, ne lisez pas ceci. Sérieusement ! Non, vous vous trompez, il ne s’agit nullement d’une histoire à la manière de « ceci risque de vous arriver ». C’est bien plus grave que ça. En fait, il est très probable que c’est en train de vous arriver en cet instant précis. Et vous le saurez quand tout sera consommé. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est dans la vraie nature des choses ? » Je ne sais pas vous, mais moi, devant pareille entrée en matière, j’abandonne toute résistance et me laisse entraîner…
 
« Un pied dans la tombe » (pp. 301-338) me paraît hélas moins réussie, si elle n’est pas inintéressante. Sturgeon tente d’y concilier science-fiction et folklore avec un talent indéniable, et qui plus est beaucoup d’humour. Un sympathique pastiche de Lovecraft, qui tend cependant à se disperser quelque peu, à nouveau, mais peut aussi séduire par son étrangeté, et est moins simple qu’il n’y paraît au premier abord.
 
Avec « La merveilleuse aventure du bébé Hurkle » (pp. 339-349), Sturgeon oscille entre fantasy et science-fiction, pour un résultat assez charmant et gentillet rappelant plus ou moins « Le bâton de Miouhou » et qui a souvent été plébiscité, mais m’a à vrai dire plutôt laissé indifférent. Je laisserai à d’autres, plus convaincus que moi, le soin d’en parler, et préfère passer directement à la suite.
 
Et quelle suite ! C’est que nous en arrivons au premier des deux romans repris dans ce recueil, et probablement le plus célèbre, avec Cristal qui songe (pp. 351-506 ; j’adore ce titre… je l’avais déjà lu, au passage). Un roman assez unique et déstabilisant, à l’atmosphère lorgnant d’abord clairement du côté du fantastique, et dans lequel la science-fiction ne s’immisce que progressivement, par petites touches très discrètes. Surtout, on y trouve déjà tout Sturgeon, avec cet enfant « différent » pour héros, mal-aimé, solitaire, ne trouvant éventuellement de secours qu’auprès d’autres parias, les « phénomènes » d’un cirque (rappelons que Sturgeon, gymnaste compétent dans sa jeunesse, avait un temps rêvé d’une carrière dans le monde du cirque ; au-delà, tout cela ne va pas sans faire penser, bien sûr, au célèbre Freaks de Tod Browning ; et, plus récemment, je suis quasi persuadé de l’influence de ce beau roman sur l’excellente série TV La caravane de l’étrange – ou Carnivàle, si l’on préfère le titre original –, le début me semblant presque tenir du pastiche, voire du plagiat…), tandis que plane, proche et lointaine à la fois, l’ombre d’une inquiétante et omniprésente figure paternelle… Tout ou presque, ici, emprunte à la vie de Sturgeon, laquelle jette une lumière particulière sur la moindre phrase. Jugeons-en avec cette remarquable entrée en matière (p. 353), que Jacques Goimard – et il n’est pas le seul – considère comme « une des plus belles […] produites par la SF » (p. 352) :
 
« L’enfant s’était fait surprendre dans un coin du stade scolaire, alors qu’il se livrait à un acte répugnant ; on l’avait renvoyé chez lui en l’expulsant ignominieusement de l’école. A cette époque, il avait huit ans ; cela faisait plusieurs années déjà qu’il pratiquait ce vice. »
 
Cet enfant, Horty, sera notre « héros ». Et il ressemble souvent à Sturgeon. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce roman étrange soit remarquable de justesse dans sa manipulation des émotions et du ressenti ; la science-fiction, ici encore, se fait vecteur d’authenticité, et la littérature catharsis. Le résultat, n’ayons pas peur des mots, est un classique, un chef-d’œuvre, un incontournable.

« Faites-moi de la place » (pp. 507-532), au titre éloquent, fait la jonction entre Cristal qui songe et Les plus qu’humains. Si on est encore ici en présence d’un texte de science-fiction, la tonalité autobiographique n’en est pas moins nettement marquée. Cette nouvelle a en effet été écrite en collaboration avec une certaine Rita Dragonette, camarade étudiante de Sturgeon, et évoque, à nouveau, un « ménage à trois », bien réel celui-ci, unissant les deux auteurs et un certain Mannie Straub, Rita se partageant entre les deux jeunes hommes. Sturgeon y développe clairement l’idée, qui deviendra celle des Plus qu’humains, d’une synthèse parfaite entre ces trois individus, incomplets par eux-mêmes, mais formant par leur union un tout supérieur. Les personnages du récit empruntent ainsi clairement à des êtres authentiques, et la science-fiction n’est à bien des égards qu’un prétexte. Plus clairement encore qu’avant, Sturgeon entame ici son investigation de l’amour, pour un résultat encore un peu bancal, mais déjà intéressant… et souvent drôle. Sturgeon, pourtant, n’a jamais mentionné Rita comme ayant été à l’origine de ce texte, et celle-ci lui en a durablement voulu… La « Synthèse » (premier titre de la nouvelle) n’était donc finalement pas si parfaite que cela, et, comme le dit Jacques Goimard (p. 508), « la vie s’est chargée de relativiser les choses »…
 
Cette idée, cependant, continua d’obséder Sturgeon, et se retrouva au cœur d’une nouvelle intitulée « Baby Is Three », souvent considérée comme un de ses chefs-d’œuvre, et dévoilant, au travers d’une psychothérapie, l’étrange entité « surhumaine » constituée par un petit groupe d’enfants « différents » fédérés par un idiot… Ce sera la base de son deuxième grand roman de science-fiction, Les plus qu’humains (pp. 533-710). Un roman aux allures de fix-up, pourrait-on dire, puisque « Bébé a trois ans » en occupe le milieu (pp. 591-646), Sturgeon ayant complété ce noyau initial par un début (« L’idiot de la fable », pp. 537-591) et une fin (« La morale », pp. 646-710). D’où une allure assez déconcertante au premier abord, et confinant même à l’expérimentation ; le passage d’une section à l’autre se fait brutal, mais, dès le début, on tend un peu à se perdre dans la multiplicité des personnages… Pourtant, cela fonctionne remarquablement bien. Je n’hésiterais d’ailleurs pas à confier que Les plus qu’humains me semble plus réussi encore que Cristal qui songe sur le plan littéraire. Quoi qu’il en soit, l’empathie joue là encore à plein, car elle n’a rien d’artificiel ou de forcé ; les enfants « différents » de la première partie sont réalistes, à la fois attachants et horripilants, doux et cruels, mais surtout perdus dans un monde qui les dépasse et les rejette. Seul est à même de les comprendre vraiment un idiot amnésique, qui se fait significativement appeler « Tousseul »… Auprès de l’idiot, les enfants « incomplets » deviennent véritablement plus qu’humains, un nouveau stade de l’évolution, bien différent du surhomme habituel et de son cortège de délires éventuellement nauséabonds : « l’homo Gestalt » résulte d’une communion jusqu’alors impensable, où les individus se fondent, non pas en un groupe artificiel, mais en un être à part entière ; séparément, ils ne sont que des bras, une tête ou un ventre, et ce n’est qu’ensemble qu’ils forment un véritable « individu ». Un être qui reste malgré tout différent. Et seul… Sa solitude le rend peut-être inaccessible à la morale ; mais pas à l’éthique… Un excellent roman, même si je préfère pour ma part nettement les deux premières parties, absolument magnifiques, à la dernière, un peu poussive ; sans doute est-ce parce que l’optimisme sturgeonien y triomphe en fin de compte… Quoiqu’il en soit, on aurait tort, comme on le fait si souvent, de reléguer Les plus qu’humains derrière Cristal qui songe : ce sont deux romans très réussis, personnels et émouvants, et néanmoins très différents dans leur approche de questionnements similaires.
 
Ceci dit, il est une autre erreur qui revient souvent, quand on aborde le cas de Theodore Sturgeon, et qui est de négliger ses nouvelles, obnubilé que l’on est par la façade bien plus attractive de ces deux grands romans. Certains des premiers textes du recueil étaient très éloquents à cet égard, mais la suite est encore plus phénoménale. Pour ma part, je n’hésiterais pas à le confier un seul instant : j’ai beaucoup aimé Cristal qui songe et Les plus qu’humains, mais je tends à y préférer bien davantage les nouvelles de Sturgeon, dont certaines sont d’authentiques chefs-d’œuvre, hélas parfois tristement tombés dans l’oubli.
 
Je ne dirais certes pas cela en ce qui concerne « Un don » (pp.711-722), courte nouvelle se contentant d’être fort sympathique, avec un joli portrait de gamin sadique.
 
Mais « Une soucoupe de solitude » (pp. 723-737) me semble par contre amplement mériter ces éloges ; une très belle histoire, que je n’ose pas introduire davantage, et dont le final, s’il peut paraître naïf, m’a pour ma part bouleversé…
 
« La clinique » (pp.739-753) est un ton en-dessous, mais reste remarquablement touchante, et à nouveau impossible à résumer…
 
Ensuite, « L’éducation de Drusilla Strange » (pp. 755-786) m’a à vrai dire laissé un peu perplexe. On ne sait trop que penser, dans un premier temps, de l’étrange récit de cette femme surhumaine, condamnée pour un crime abominable à vivre sur Terre, parmi nous… Je lui reprocherais peut-être un trop grand didactisme dans sa conclusion. Ceci dit, cela fonctionne tout de même très bien.
 
On pourrait probablement faire ce même reproche au texte suivant, « Le [farceur], la [farce] et le gros rire gras » (pp. 787-864), à l’optimisme final peut-être un peu rude. Mais j’ai cette fois clairement adoré cette longue nouvelle, une fois de plus très sensible, mais aussi hilarante. Des extraterrestres mènent une expérience sur les humains, sans se faire connaître, en intervenant dans le quotidien sclérosé d’une pension de famille où une jolie brochette de névrosés passe son temps à prétendre que tout va très très bien. Ces extraterrestres sont en effet interloqués : ils ont pu déterminer que les humains possédaient bien la synapse seize sur bêta, nécessaire au développement des espèces ; mais il semblerait que ces crétins ne l’utilisent pas ! Autant brusquer les choses… Citons encore Jacques Goimard (p. 788) : « Ce texte plein d’humour et de chaleur humaine pétille d’intelligence (comme la SF quand elle est très bonne) et d’optimisme (une qualité toute sturgeonienne). »
 
On en arrive ainsi à « Parcelle brillante » (pp. 865-890). Et là, les mots me manquent… Je m’étais déjà régalé de cette nouvelle dans le Livre d’or, et maintiens qu’il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre, une nouvelle d’une sensibilité extraordinaire, et qui m’a parlé comme aucun autre texte ne l’a jamais fait. Sans doute me serait-il possible de résumer cette merveille qui n’a d’ailleurs rien d’un texte de science-fiction ou de fantastique, mais je ne veux tout simplement pas le faire. Je me contenterai lâchement de citer en intégralité la brève notice, les mots semblant d’ailleurs manquer tout autant à Jacques Goimard (p. 866) : « Cette nouvelle ridiculise à la fois les tenants du fantastique et ceux de la science-fiction : voilà toute la grandeur de « Parcelle brillante ». Les partisans de la littérature d’horreur bien nocturne et de l’optimisme du plein midi, de la lumière sont également réduits au silence. Parce que cette nouvelle ne leur laisse aucune liberté de choix : vous la recevez en pleine poitrine à 37 000 km/h et vous n’y pouvez rien : c’est une grande histoire d’amour et d’assassinats, une histoire sublime entre toutes. Roland Stragliati avait coutume de dire que c’était la plus belle nouvelle de Sturgeon. C’est la voix de mon maître. J’y vais. » Moi aussi…
 
Sans surprise, « Les talents de Xanadu » (pp. 891-919) n’atteint pas de tels sommets. Mais cette nouvelle traitant du thème de l’utopie n’est cependant pas inintéressante, loin de là.
 
Et il en va de même pour « La peur est une affaire » (pp. 921-939), intéressante nouvelle évoquant de manière très claire les abominables délires du maccarthysme alors omniprésent. Josephus MacArdle Phillipso est un minable petit charlatan, qui a fait fortune (plus ou moins malgré lui) en racontant des sottises paranoïaques sur de supposés OVNI, au point de devenir le gourou d’une authentique secte. Son discours joue sur les peurs les plus profondes de ses concitoyens fasse à la menace commu… pardon, extraterrestre. Un jour, pourtant, un extraterrestre – un « vrai » – vient s’entretenir avec lui, sachant bien qu’il est devenu de par ses livres le seul à même de sauver l’humanité… d’elle même. Joli paradoxe, pour une nouvelle brillante, à la fois drôle et intelligente.
 
J’ai déjà brièvement évoqué « Une fille qui en avait » (pp. 941-964). Enfin, certains de ses aspects, en tout cas… Ceci dit, cette nouvelle tranche quelque peu sur les précédentes, Sturgeon y retrouvant à certains égards sa veine horrifique des premières heures, même si l’humour reste très présent, et si les thématiques nous sont devenues familières (ménage à trois et compagnie). La chute est on ne peut plus prévisible, mais cela ne nuit en rien à l’intérêt de cette nouvelle, probablement plus tournée vers le divertissement que les précédentes, mais néanmoins très efficace et fort recommandable.
 
« L’autre Celia » (pp. 965-984), ensuite, est un nouveau sommet de l’œuvre sturgeonienne (qui figurait là encore déjà dans le Livre d’or). Je n’oserai donc guère trop m’étendre sur cette sordide et pertinente histoire de voyeurisme, que vous vous devez (c’est un ordre) de découvrir par vous-mêmes.
 
Pour des raisons bien différentes, je ne m’étendrai guère sur « Celui qui lisait les tombes » (pp. 985-998), nouvelle qui tient à bien des égards de l’exercice de style. Ce n’est pas inintéressant, mais un peu vain…
 
On y préférera sans l’ombre d’un doute, toujours dans un registre assez expérimental, la nouvelle suivante, « L’homme qui perdu la mer » (pp. 999-1011). Une histoire assez déstabilisante, et tout d’abord franchement rebutante, hermétique, incompréhensible… C’est qu’il s’agit d’une histoire à chute. Or cette chute – extraordinaire, au passage – change tout, et l’on est alors pris d’une envie irrésistible de revenir en arrière, et d’enfin… comprendre. Cette nouvelle, que l’on aurait envie de qualifier de « ratée » si l’on se contentait bêtement des premières pages, est ainsi au final un authentique chef-d’œuvre remarquablement pertinent…
 
« L’amour et la mort » (pp. 1013-1048), ensuite, pose problème (au-delà de ce titre français franchement peu ragoûtant). On ressent une pénible impression d’inachevé devant cette nouvelle par ailleurs fascinante. La nouvelle appelle clairement une suite, et éventuellement un prologue, à la manière de « Bébé a trois ans ». Hélas, Sturgeon n’a jamais écrit ni l’un ni l’autre… Et l’on doit donc se contenter de cette ébauche, développant une idée passionnante, hélas amoindrie par une fin précipitée et, cette fois, clairement trop didactique… Dommage.
 
Les choses s’améliorent heureusement ensuite, avec « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? » (pp. 1049-1092). Si le titre, certes très éloquent, est tout de même terriblement maladroit, cette nouvelle publiée dans la fameuse anthologie d’Harlan Ellison Dangereuses visions en 1967 est néanmoins remarquable, et sans doute une des plus grandes réussites de Sturgeon. On y retrouve dans un sens l’utopie des « Talents de Xanadu », mais c’est cette fois la pratique de l’inceste qui explique l’utopie et le bonheur des Vexveltiens. Mais les tabous, par nature irrationnels, subsistent encore, plus forts que jamais peut-être ; et nombre d’hommes et de femmes à travers la galaxie semblent prêts à mourir plutôt que de… que de… « faire » comme ces sauvages dégénérés ; car l’inceste, c’est mal, n’est-ce pas ? Tout le monde le sait ! Une très bonne nouvelle (quand bien même, là encore, un peu didactique par endroits).
 
Si l’on excepte « Argyll », le recueil s’achève enfin sur « Sculpture lente », sans doute la dernière grande réussite de Sturgeon (là encore, je l’avais déjà lue dans le Livre d’or). Et je n’en dirai pas plus.
 
Il est en effet bien temps de conclure ce long compte rendu, et vous m’excuserez, je l’espère, d’avancer le prétexte de la fatigue pour me contenter de ces deux mots :
 
Lisez Sturgeon.
 
EDIT : J'ai relu et chroniqué Les Plus qu'humains en 2018, ici.

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C
<br /> Purée, ça c'est de l'article (je suis impressionnée je dois dire, c'est sacrément fouillé!). Plein de trucs à dire, dont les trois-quarts vont être oubliés au passage bien sûr (attention, c'est toi<br /> qui as dit que tu préférais les comms aux mails, tant pis pour toi ^_^):<br /> <br /> Tout d'abord, petit moment d'autosatisfaction: on n'arrête pas de se moquer de ma manie d'acheter plein plein de livres pour plus tard, juste au cas où... Quand tu as parlé d'un livre d'or sur<br /> Sturgeon, je suis allée voir dans les 5-6 livres d'or que j'ai, et bingo, je l'ai! Râh, je m'adore des fois! Bon, il attendra un ou deux mois pour la lecture, mais il est là, à m'attendre, et rien<br /> que ça, c'est suffisant pour l'impatiente que je suis ^_^<br /> <br /> Cette minibio de l'auteur est très éclairante, c'est fou le nombre de points communs que l'on retrouve dans "Cristal qui songe", qui dès lors peut se lire comme une sorte d'évasion qu'un ado a pu<br /> créer pour échapper à sa réalité affreuse (celle du petit Horty). Ca donne une toute nouvelle dimension au roman (que je suis encore en train de découvrir - tu sais, quand on laisse décanter<br /> l'histoire et qu'on découvre parfois des petits trucs en plus après).<br /> <br /> D'ailleurs, cette histoire sur la masturbation me fait me dire que j'ai quand même bien interprété cette fameuse première phrase du roman, que tu cites d'ailleurs, et que, non, je n'ai donc pas<br /> l'esprit tordu.<br /> <br /> Tant qu'on est dans le sujet du sexe (ben oui, il est bientôt minuit, c'est la bonne heure, non?), le point sur l'inceste m'a interpellée aussi, parce que cette relation entre Horty et Zena m'a<br /> semblé aussi frôler (ou allègrement dépasser en fait) l'aspect incestueux. Après tout, Zena est la mère adoptive d'Horty, et, malgré sa petite taille, elle est loin d'avoir l'allure d'une gosse<br /> (Sturgeon n'insiste-t-il pas sur le décolleté plongeant de la dame?). Et quand il a le choix entre la relation "normale et banale" et celle "tortueuse et incestueuse", Horty choisit la seconde<br /> (d'ailleurs, merci beaucoup à Sturgeon, j'ai vraiment eu peur à un moment qu'il ne le fasse partir avec la blonde insipide).<br /> <br /> Par contre, le côté scato, ça commence à bien faire. Tu me traitera de prude si tu veux, mais je n'y arrive pas (je n'adhère pas du tout à ta citation d'ailleurs, même au 35ème degré). Ca paraît<br /> être récurrent chez certains, mais c'est une sorte d'obsession qui me dépasse je dois dire et qui, parfois, m'écarte aussi de certains auteurs...<br /> <br /> Ahah, tu cites aussi Carnivale. Bon, je ne me souviens plus du premier épisode en fait (j'ai surtout en tête les confrontation Clancy Brown - John Connor (je ne sais plus son nom)), donc il va<br /> vraiment devenir impératif que je revois cette série. J'espère qu'ils l'ont à la bibli, parce qu'autrement je suis bonne pour payer 3€ par DVD si je ne la trouve pas en streaming.<br /> <br /> Bon, j'ai oublié tout le reste, alors dernière question: c'est la collection complète de toutes ses oeuvres, de toutes ses oeuvres SF, ou rien qu'un bout de ce qu'il a écrit?<br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Je réponds juste à ta dernière question : rien qu'un bout... A une époque, il y avait un projet de "Nouvelles complètes", mais il semblerait qu'il soit tombé à l'eau, hélas...<br /> <br /> <br /> <br />
N
Je le note, je le note.
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T
Je suis en train de lire le vieux recueil J'ai Lu "Les talents de Xanadu". Deux des nouvelles (l'éponyme et "L'amateur de cimetières") sont reprises dans l'Omnibus, mais les autres méritent aussi d'être lues. Je te conseille donc de te le procurer.
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N
J'ai adoré "Cristal qui songe", et les deux premières parties des "Plus qu'humains", mais je préfère effectivement les nouvelles, dans l'ensemble (même s'il y a des hauts et des bas).<br /> <br /> Quoi qu'il en soit, l'achat de cet Omnibus me paraît amplement justifié : eh ! c'est Sturgeon !
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T
Je viens de finir "Cristal qui songe".<br /> Bien, mais pas un chef d'oeuvre... Mais les nouvelles justifient sans doute l'achat de l'Omnibus.
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