WHITTEMORE (Edward), Le codex du Sinaï, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1977, 2002] 2005, 310 p.
Ne vous fiez pas à cette abominable couverture, constituant un argument supplémentaire pour tondre Jackie Paternoster à la Libération. Ne vous fiez pas non plus à la collection de ce roman, pas plus qu’à la préface de Gérard Klein. Le codex du Sinaï, premier tome du « Quatuor de Jérusalem » (les suivants étant Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil, déjà parus, tandis que le dernier volume, Les murailles de Jéricho, est annoncé pour bientôt), n’a rien à voir avec la science-fiction ou l’uchronie. Peut-être pourrait-on, en forçant un peu le trait, y voir à l’occasion un brin de fantasy, et encore… Non, on est là devant une littérature autre, parfaitement inclassable, à la croisée des genres. Une référence revient souvent, quand on évoque Edward Whittemore et son « Quatuor », et c’est Thomas Pynchon ; et je dois dire, pour avoir lu V. récemment, qu’il y a effectivement là quelque chose de très pertinent, et tout à fait approprié. On a fait, à juste titre, de Thomas Pynchon une des plus grandes plumes de la littérature américaine contemporaine ; mais Edward Whittemore mérite tout autant ce statut flatteur. Hélas, Whittemore, décédé en 1995, est passé à peu près totalement inaperçu, de manière très injuste, et risque de sombrer dans un oubli parfaitement scandaleux…
L’ancien agent de la CIA Edward Whittemore, il faut bien le reconnaître, était un auteur discret, guère prolifique (seulement cinq romans, dont les quatre qui nous intéressent), et foncièrement atypique. Un auteur dont l’œuvre inclassable ne pouvait guère espérer trôner bien longtemps dans les rayonnages des librairies… et qui n’a pas rencontré le succès, en dépit d’une critique élogieuse. Alors, l’oubli. Le néant…
Plus qu’un rattachement véritable à la littérature de l’imaginaire, au-delà des zones plus ou moins floues de la « transfiction », c’est sans doute l’injustice de cette situation qui a incité Gérard Klein à publier « Le quatuor de Jérusalem » dans sa fameuse collection Ailleurs & Demain, peut-être la plus prestigieuse collection de science-fiction en France. Parce que personne d’autre n’en voulait, tout simplement… Ce qui est au moins consternant, pour ne pas dire scandaleux (d’autant que les ventes seraient parait-il assez faibles…). Raison de plus pour féliciter Gérard Klein et l’excellent traducteur Jean-Daniel Brèque (primé lors des dernières Utopiales pour son superbe travail), pour les remercier aussi, d’avoir exhumé cette œuvre unique, composée entre 1977 et 1987. Parce qu’on peut bien parler ici de chef-d’œuvre, sans que ce terme ne soit galvaudé.
Mais restons en pour l’instant au Codex du Sinaï. Difficile, à vrai dire, de le résumer. Pour être franc, c’est même impossible… Le Codex du Sinaï est une étrange galerie de personages tous plus marquants les uns que les autres, qui se croisent sans cesse à travers l’ensemble du Moyen-Orient, tout au long des XIXe et XXe siècles. Alors sans doute ne puis-je guère faire plus ici que présenter quelques-uns de ces personnages, et laisser ensuite le lecteur se plonger avec délice dans ces succulentes, hilarantes et fortes tranches de vie, où la petite histoire convole avec la grande, où littérature « blanche », littérature expérimentale et genre forniquent dans la joie et le délire, où le temps lui-même est plié par la volonté démiurgique de l’auteur dans un tourbillon à la fois hallucinant et pertinent où hier, si ça se trouve, c’était il y a 2500 ans.
Il y a Skanderberg Wallenstein, déjà. Lointain descendant du grand Wallenstein, issu d’une étrange lignée de bâtards à la paupière lourde, guerroyant à l’occasion dans les Balkans, le dernier Skanderberg Wallenstein quitte son Albanie natale dans la première moitié du XIXe siècle pour se faire moine, et découvre par accident la légendaire Bible du Sinaï. C’est-à-dire la plus vieille des bibles, et bien différente de celle que l’on connaît aujourd’hui : les récits divertissants d’un aveugle, couchés sur le papyrus par un idiot… Tétanisé par cette découverte effroyable, Skanderberg Wallenstein va dès lors entreprendre de réaliser le plus grand faux de l’histoire, se tuant à la tâche, jusqu’à la folie, pendant de longues années, afin de préserver la Bible telle qu’elle doit être, afin de sauvegarder la foi…
Et puis il y a Plantagenêt Strongbow, le dernier duc de Dorset. Personnage fantasque et plus grand que nature (2m30), il rompt avec toutes les traditions familiales et le triste destin qu’elles lui promettaient, se lançant dans un vaste hadj à travers tout le Moyen-Orient, à demi-nu, un lourd cadran solaire en bronze au côté, multipliant les rencontres pittoresques et les découvertes déterminantes qui en font le plus grand génie de son temps. Et il rédige ainsi son grand-œuvre, vaste étude du sexe levantin en 33 volumes, dont les deux-tiers renvoient à sa brève et marquante expérience avec une jeune Persane emportée trop tôt par le choléra.
Il y a Joe O’Sullivan Beare, le jeune révolutionnaire irlandais, 33ème et dernier fils du chef du clan O’Sullivan Beare, lui-même étant le septième fils d’un septième fils, doté par voie de conséquence du don de prophétie. Terreur des Black and Tans qui ravagent sa verte contrée, celui que l’on appelle parfois « le plus grand représentant du petit peuple » se voit bientôt contraint à l’exil à Jérusalem, fuyant sous les traits d’une nonne, puis subsistant de petits trafics dans le costume trop grand pour lui d’un héros de la guerre de Crimée, une guerre à l’époque de laquelle il n’était même pas né… Mais il est néanmoins destiné à devenir le roi de Jérusalem.
Il y a Stern, à la fois Juif et Arabe, et qui rêve, le fou, d’une nouvelle nation en Palestine, dans laquelle chrétiens, juifs et musulmans vivraient en paix. Alors, pour créer sa Jérusalem, il se livre au trafic d’armes, un groupe ici, un autre là, parcourant le Levant en ballon, dans l’espoir insensé de voir son rêve se réaliser, quand bien même le prix à payer serait sa misère perpétuelle.
Et il y a hadj Harun, l’étrange antiquaire coiffé d’un casque de croisé, né il y a 2500 ans. Il a connu les Egyptiens, les Babyloniens, les Assyriens, les Romains, les Arabes, les Francs, les Turcs… Il a toujours défendu Jérusalem, car tel est son devoir. Mais, quand on défend Jérusalem, on est toujours dans le camp des perdants… Peu importe, il continue ; il vit dans le temps, et ne sait pas qui il est. Ou bien…
Mais il y a aussi Maud. Et Sivi. Il y a ce père blanc de Tombouctou, père de 900 enfants. Il y a les nouvelles générations. Il y a les guerres, ici ou là, dans les collines d’Irlande, les tranchées de Champagne, les Balkans incompréhensibles et autres débris de La Sublime Porte, ce « malade de l’Europe ». Les trafics, toujours. Et les prophètes, nécessairement. Tout un monde qui rôde et conspire dans les quartiers déments de la ville sainte entre toutes, de la ville sainte de tous. Un monde de secrets étrangement connus, de rencontres improbables, de destins croisés. Un monde où l’invraisemblable ne choque pas : eh ! C’est Jérusalem ! Un monde où l’on rêve, surtout.
Et Edward Whittemore nous convie ainsi à un extraordinaire voyage à travers le Moyen-Orient et son histoire tourmentée. Sa plume remarquable, magnifiquement servie par la traduction de Jean-Daniel Brèque, nous emporte avec aisance, à la fois hermétique et fluide, expérimentale et simple. L’absence de ponctuation marquant les parties dialoguées génère un tout narratif, déstabilisant au premier abord, mais bien vite étrangement efficace et pertinent. Le dit et le non-dit, le vu et l’entendu, se mêlent dans une peinture fauve, richement colorée et savoureuse. Car ces personnages sont fabuleux. Car les sentiments sont justes. Car l’humour, omniprésent et lorgnant souvent vers l’absurde, est extraordinaire, et arrache régulièrement au lecteur passionné des éclats de rires irrépressibles. Tandis que certains tableaux tragiques sont d’une puissance émotionnelle sans pareille, en témoigne le poignant et cauchemardesque final à Smyrne… rapportant avec justesse d’horribles événement tristement oubliés.
Whittemore non plus ne mérite pas l’oubli. Son épopée fantasque est une machine à rêver et à penser unique en son genre, une pure merveille, un véritable chef-d’œuvre transcendant les genres et les frontières. A lire à tout prix, d’autant que la suite est tout aussi phénoménale : je vous parlerai bientôt de Jérusalem au poker… Mais inutile d’attendre : foncez.
Commenter cet article