SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, I. Les Sondeurs vivent en vain, traduit de l’américain par Michel Demuth, Alain Dorémieux, Denise Hersant, Yves Hersant et Simone Hilling, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2005, 617 p.
Cordwainer Smith est un classique de la science-fiction.
Là, c’est fait.
Pourtant, je dois reconnaître que ce seul statut n’a pas constitué à mes yeux une raison suffisante pour me plonger dans son grand-œuvre, le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » (dont voici le premier volume ; suivront La Planète Shayol, Norstralie – le seul roman du cycle – et Légendes et glossaire du futur – qui comprend la Concordance d’Anthony Lewis), monument du genre, vaste « histoire du futur » s’étendant sur plus de 15 000 ans, dans la droite lignée de Robert Heinlein (« Histoire du futur », donc) et d’Isaac Asimov (« Fondation »), bien qu’un peu plus tardive (les textes du cycle ayant été composés entre 1950 et 1966, ce qui leur confère d’ailleurs un caractère un tantinet anachronique). Certes, il est toujours bon, à l’occasion, de remonter aux sources du genre. Mais, cette fois, c’est incontestablement la personnalité de l’auteur qui m’a incité à entamer cette lecture.
Car Cordwainer Smith est bien un personnage assez fascinant, pour le moins unique en son genre, et c’est bien son beau portrait par Jacques Goimard dans sa Critique de la science-fiction qui m’a déterminé dans ce gros achat et cette grosse lecture. On s’est en effet longtemps demandé qui se cachait derrière le pseudonyme saugrenu et évident de Cordwainer Smith (que l’on pourrait traduire en gros par « Cordonnier Forgeron » ; voir l’article précité pour les nuances…). Un grand écrivain, spécialiste du genre ? La réponse, quand on a fini par la connaître, en a sans doute étonné plus d’un : Cordwainer Smith était le nom employé par Paul Linebarger (1913-1966) pour « commettre » de la science-fiction, cette « excellente mauvaise littérature » dont parlait George Orwell. C’est que Paul Linebarger n’était pas n’importe qui ! Fils d’un diplomate américain en Chine, conseiller et biographe de Sun Yat-Sen, son enfance est vagabonde, entre Shanghai, Hawai et Baden-Baden (entre autres) ; maîtrisant à la perfection six langues dont le chinois, linguiste distingué (donc), mais aussi docteur en médecine ET en philosophie ET diplomé en psychologie, enseignant à Harvard (parmi bien d’autres universités prestigieuses), conseiller militaire pour l’Orient durant la seconde guerre mondiale (il obtiendra si je ne m’abuse le grade de colonel ; on a aussi supposé qu’il avait travaillé pour les services secrets à cette occasion), il devient, au lendemain de la victoire, le plus grand spécialiste mondial de la guerre psychologique (son essai Psychological Warfare est un classique de la matière), et finira même par devenir conseiller du président Kennedy pour la politique étrangère.
Et cet homme-là écrivait de la science-fiction. Ben oui. Comme quoi.
Si « Les seigneurs de l’instrumentalité » ne représentent pas l’ensemble de l’œuvre de science-fiction (ni, a fortiori, de fiction) de Cordwainer Smith, ils en constituent néanmoins le plus gros morceau, et certainement le plus marquant. Space opera démentiel et mégalomane, porté par une indéniable ambition poétique (hélas assez souvent maladroite, mais on y reviendra), « les Seigneurs de l’instrumentalité » sont une vaste fresque inventive et d’une très grande importance dans l’histoire du genre (là aussi, on y reviendra), et traitant pourtant essentiellement de thèmes classiques, à la manière des conteurs d’antan (voyez là encore le passionnant article de Jacques Goimard ; je ne le répéterai plus, mais ça vaut évidemment pour tout ce qui va suivre ; moi, je me contente de raconter des bêtises stériles à côté…). Sans doute, pour cette raison, la machinerie n’est-elle pas aussi bien huilée que dans « L’histoire du futur », ou plus encore « Fondation » ; au fil des 27 nouvelles et de l’unique roman composant le cycle, les incertitudes abondent, voire à l’occasion les contradictions. Ces 15 000 ans d’histoire sont donc relativement flous ; mais ils ont en même temps une profonde cohérence, qui en fait bien une œuvre unique en son genre. Ainsi s’exprimait Robert Silverberg en 1965 : « Je crois que Cordwainer Smith est un visiteur du lointain futur, qui vit parmi nous en exilé de sa propre époque ou peut-être en simple touriste, et qui se distrait en donnant à sa connaissance d’événements historiques la forme de récits de science-fiction. » (cité par Anthony Lewis dans sa Concordance de Cordwainer Smith, in SMITH (Cordwainer) et LEWIS (Anthony), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, IV. Légendes et glossaire du futur, p. 306). Et l’auteur lui-même de jouer le jeu dans Norstralie (ibid., p. 305)…
Il est à vrai dire particulièrement difficile, pour cette raison, de tenter de résumer le cycle… Et donner un aperçu des textes le composant ne s’annonce pas forcément évident non plus, dans la mesure où ils consistent généralement en anecdotes, en fragments épars, dans lesquels le récit se retrouve très dilué… Bon, essayons tout de même, volume par volume et texte par texte.
Les toutes premières nouvelles de ce premier volume sont difficilement rattachables au cycle à mon sens, et notamment la première, « Non, non, pas Rogov ! » (1959 ; pp. 9-38), rapportant une expérience menée par les Soviétiques dans les années 1960, au cours de laquelle le savant Rogov perd la raison après avoir entrevu un spectacle de danse de l’an 13 582 ap. J.-C.… Une nouvelle assez banale, vaguement anti-communiste, mais teintée d’un certain humour aussi, et d’un troublant délire poétique dans les « visions » du futur, assez caractéristique de l’auteur.
Bien plus intéressante est « La Guerre n° 81-Q » (1961, révision d’un texte de 1928 que l’on trouvera dans le quatrième volume ; pp. 39-57), décrivant une guerre « ludique » et inoffensive entre les Etats-Unis et le Tibet, à une époque où les conflits armés ont été remplacés par une sorte de compétition sportive, ou une version modernisée et non-violente du duel judiciaire ; en lisant ces lignes, on pense à vrai dire surtout à un jeu vidéo…
On fait ensuite un bond dans le temps avec « Mark Elf » (1957 ; pp. 59-81). Cordwainer Smith parle de « 16 000 ans », mais Anthony Lewis y voit une erreur, sans doute à raison. Carlotta vom Acht, fille d’un savant nazi, est expédiée par ce dernier avec ses deux sœurs en orbite en 1945 ; des milliers d’années plus tard, la jeune fille en hibernation redescend sur Terre à l’initiative d’un télépathe du nom de Laird, et découvre un monde sauvage, quasi abandonné par la civilisation en-dehors des cités des Jwindz, « êtres parfaits » descendants de philosophes chinois, et où les Menschenjaggers robotiques du VIe Reich poursuivent absurdement leur mission d’extermination, aux dépends d’animaux évolués télépathes…
« La reine de l’après-midi » (publié pour la première fois en 1978 ; pp. 83-125), bien que posthume, est un texte déterminant pour le cycle, dans la mesure où il fait le lien entre la nouvelle précédente (il se situe 200 ans plus tard) et les textes ultérieurs… et présente rien moins que la création de l’Instrumentalité. Qu’est-ce donc que l’Instrumentalité ? Difficile à dire… Un gouvernement, dans un sens, et tout sauf ça, en même temps… Disons une institution unique en son genre, que l’on pourrait considérer comme supra-gouvernementale, et destinée à guider l’humanité future, pour relancer la conquête de l’espace et éviter les catastrophiques guerres qui ont empoisonné la Terre, laquelle se remet tout juste de ses blessures… L’Instrumentalité est créée principalement à l’initiative du télépathe Laird et de Juli vom Acht, la deuxième sœur (on notera au passage que la femme de Cordwainer Smith a ultérieurement rédigé un récit concernant la troisième sœur, qui n’a pas été repris dans cette édition). Ne pas commettre l’erreur, en tout cas, de voir dans l’Instrumentalité une utopie, un système parfait ; Cordwainer Smith, de toute évidence, ne tombe pas dans ce piège…
Il est désormais temps de quitter la Terre, et d’initier le Second Âge de l’Espace ; et c’est maintenant, dans un sens, que débute vraiment le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Doublement, d’ailleurs, puisque « Les Sondeurs vivent en vain » (1950 ; pp. 127-183) est la première nouvelle du cycle à avoir été publiée (et elle semble avoir fortement impressionné dès cette date). Un récit intriguant et inventif, mi-drôle, mi-tragique, rapportant un bouleversement majeur dans l’histoire de la conquête de l’espace : désormais, du fait d’une découverte fondamentale, il sera possible de se passer des Sondeurs, ces volontaires qui avaient accepté de sacrifier leurs sens, et étaient par voie de conséquence les seuls à même de survivre à la Grande Douleur de l’Espace ; ce qui ne va pas sans inquiéter les Sondeurs, marqués par un profond esprit de corps… Une nouvelle très réussie, aucun doute à cet égard.
Il en va de même pour « La dame aux étoiles » (1960, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 185-223), belle variation sur l’histoire d’Héloïse et Abélard à l’âge des gigantesques voiles photoniques qui ont marqué la première étape de la colonisation de la galaxie. On y retrouve, avec Hélène Amérique et M. Plusgris (le premier homme à être revenu des étoiles), le tragique et le sens du sacrifice du texte précédent, mais les connotations sont tout autres, plus chaleureuses et optimistes.
A contrario, « Le jour de la pluie humaine » (1959 ; pp. 225-244), rapportant la colonisation de Vénus par le Goonhogo chinois, ne m’a pas vraiment laissé de souvenirs… On en retiendra, cependant, que c’est le premier texte (dans la chronologie de l’Instrumentalité) à évoquer le stroon, la drogue santaclara, sur laquelle on aura l’occasion de revenir, notamment dans Norstralie.
« Pensez bleu, comptez deux » (1963 ; pp. 245-292), ensuite, est un texte assez bancal, plutôt intéressant dans l’évocation des troubles psychologiques suscités par les longs voyages interstellaires, mais hélas desservi par une agaçante naïveté ressortant notamment dans un certain machisme de l’auteur, qui revient à vrai dire assez souvent…
Après quoi « Le colonel revient du Grand Néant » (paru seulement en 1979 ; pp. 293-309) décrit le premier voyage planoforme, passant par l’espace² ; un texte intéressant, bien qu’un peu court, et resté longtemps inédit : c’est qu’il s’agit en fait d’une sorte de premier jet du « Bateau ivre », que l’on trouvera dans La Planète Shayol, et qui décrit quant à lui le premier voyage dans l’espace3…
Bien plus intéressant est « Le Jeu du Rat et du Dragon » (1955 ; pp. 311-335), texte totalement délirant sur les implications du planoforme, décrivant la lutte des bouteurs de lumière et de leurs assistants félins contre les étranges entités qui rôdent dans l’espace²…
« Le cerveau brûlé » (date non précisée… ; pp. 337-353) poursuit sur l’évocation des dangers du planoforme, et renoue avec la thématique du sacrifice. Les aspects « sentimentaux » de ce texte sont un peu moins naïfs que d’habitude, avec le personnage de Dolores Oh, ce qui ne gache rien…
On passera vite sur la mauvaise blague de « La planète de Gustible » (1962 ; pp. 355-366), c’est un peu du sous-Fredric Brown…
« Lui-même en anachron » (publié seulement en 1993 ; pp. 367-381) est encore plus dispensable : un récit de voyage temporel (plus ou moins…) assez fumeux et niais, sans véritable originalité, sans véritable intérêt, et s'insérant assez mal dans le cycle.
Les choses s’arrangent clairement avec « Le crime et la gloire du commandant Suzdal » (1964 ; pp. 383-413), variation sur l’histoire d’Alexandre Nevski, parfois laborieuse dans la forme (les premières lignes…) mais très inventive et pertinente dans le fond. Probablement un des meilleurs textes du recueil.
« Le vaisseau d’or » (1959, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 415-429) est également assez intéressant, récit plus guerrier que les précédents reposant sur un gigantesque bluff faisant jouer à plein le « sense of wonder ».
Suit un gros morceau, avec le plus long texte du recueil et de loin, « La Dame défunte de la Ville des Gueux » (1964 ; pp. 431-552). Cordwainer Smith y reprend l’histoire de Jeanne d’Arc dans une variation démente et grandiloquente, teintée d'absurde, et capitale pour la suite du cycle (c’est l’apparition de la thématique de la Vieille Religion Forte, c’est-à-dire le christianisme ; c’est aussi le premier texte du cycle à évoquer le combat des sous-êtres issus d’animaux pour obtenir des droits ; on notera au passage que, d'après Anthony Lewis, le texte est en outre farci de références cryptiques au soulèvement de Budapest contre l'oppression soviétique en 1956). La nouvelle est franchement excellente durant sa majeure partie, avec les personnages très réussis d’Elaine et de la Dame Panc Ashash, notamment ; son atmosphère surréaliste et délirante est indéniablement séduisante. Hélas, la fin très chrétienne et naïve est pour le moins agaçante, à s’éterniser ainsi… Dommage.
Quant à « Sous la Vieille Terre » (1966 ; pp. 553-617), récit halluciné et tristement confus, il ne mérite guère que l’on s’y attarde, étant d’un ennui mortel, après quelques bonnes idées dans un premier temps…
Il y a donc à boire et à manger dans ce premier recueil des « Seigneurs de l’instrumentalité ». Cordwainer Smith y séduit par son inventivité, son indéniable originalité, son érudition aussi. Hélas, pour ce qui est du style, il est beaucoup moins convaincant : les ambitions poétiques mal canalisées donnent souvent un résultat maladroit, généralement plutôt niais, parfois vraiment horripilant. Les personnages sont souvent plats (surtout les personnages féminins : une très belle collection de cruches superficielles !), et les récits d’un intérêt limité. Pourtant, tout cela se lit très bien, sans que l’ennui ne s’installe véritablement, et c’est déjà une belle performance...
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