ALDISS (Brian), Croisière sans escale, traduit de l’anglais par Michel Deutsch, traduction révisée et complétée par André-François Ruaud, postface d’André-François Ruaud, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio SF, [1958-1959, 2000] 2007, 406 p.
Hop, un incontournable de la SF de plus dans la bibliothèque à Nébal. Bah oui, honte sur moi, Brian Aldiss faisait encore partie, il y a peu de temps, de ces auteurs majeurs de la science-fiction que je n’avais jamais lus. Vaste entreprise, que celle de revenir sur les classiques du genre ! La liste des « chefs-d’œuvre qu’il faut avoir lus à tout prix » n’a semble-t-il pas de fin… Pour ce qui est d’Aldiss, cependant, j’entends bien combler mon retard, au moins pour ce qui est de ses œuvres les plus fameuses : d’ailleurs, je vous parlerai bientôt du Monde vert, et, d’ici quelque temps, de la « trilogie d’Helliconia ».
Pour le moment, restons en donc à Croisière sans escale, premier roman de science-fiction de l’auteur britannique, alors âgé d’une vingtaine d’années, qui l’a instantanément révélé tant en Angleterre qu’en France, et que l’on présente souvent comme la meilleure porte d’entrée à son œuvre.
Brian Aldiss nous invite à suivre le périple riche en péripéties de Roy Complain. Roy est un chasseur de la tribu Greene ; un homme assez rugueux, qui connaît les innombrables dangers de la jungle des poniques. Un jour, cependant, alors que son irritante compagne l’avait suivi dans une partie de chasse, celle-ci est enlevée par des inconnus, et Roy ne peut rien faire pour la sauver. Un homme sans femme, au sein de la tribu Greene, est destiné à devenir un paria… N’ayant plus rien à perdre, Roy accepte donc de quitter sa tribu et de suivre l’arrogant et ambitieux prêtre Marapper dans une périlleuse aventure destinée à remodeler sa vision du monde.
Si l’atmosphère des premières pages est quasi « préhistorique », c’est pourtant bien dans le futur que nous plonge Brian Aldiss. Cela, le lecteur en est généralement conscient dès avant d’entamer la lecture de Croisière sans escale : le monde de Roy n’est pas notre Terre, ou une planète étrangère ; c’est un immense vaisseau spatial, parti il y a bien longtemps pour une destination inconnue, et envahi pour une raison mystérieuse par une flore et une faune uniques qui en font un écosystème à part entière.
Croisière sans escale est en effet une des plus fameuses illustrations d’un thème classique de la science-fiction : celui des « arches stellaires », ou « vaisseaux générationnels » (j’employais souvent pour ma part l’expression de « vaisseaux-mondes » ; voir par exemple, dans un registre moins prestigieux, L’arche des aïeux). L’idée de base est simple et fascinante : la colonisation de la galaxie se heurte à un terrible obstacle, à savoir les distances… astronomiques qui séparent les différents systèmes stellaires. Les auteurs de space opera ont de tout temps cherché des solutions (non exclusives : voyez par exemple « Les Seigneurs de l’Instrumentalité ») à cette difficulté en apparence insurmontable : certains, s’embarrassant peu de réalisme scientifique, ont adopté la solution de facilité consistant à dépasser la vitesse de la lumière (ce qui est impossible à en croire la science contemporaine) ; d’autres ont cherché à « réduire » les distances, en émettant l’hypothèse de l’hyperespace (et ses nombreuses variantes, à base de trous de vers, de dimensions parallèles, de portes stellaires, d'Improbabilité - eh eh - et autres méthodes permettant de « plier l’espace ») ; une dernière solution, enfin, est celle des arches stellaires, gigantesques vaisseaux générateurs à eux seuls de sense of wonder, conçus pour un voyage pouvant durer plusieurs siècles, et embarquant à leur bord toute une colonie : dans certains cas, les passagers sont cryogénisés, et destinés à ne se réveiller qu’au terme d’un inconcevablement long voyage ; mais, dans le cas qui nous intéresse, les générations se succèdent dans l’espace clos du vaisseau spatial, les gens y naissent et y meurent, et seuls de lointains descendants sont supposés parvenir enfin un jour dans un système étranger où ils pourront bâtir une colonie sur une exoplanète.
Ce thème des arches stellaires a suscité une abondante littérature, sur laquelle revient André-François Ruaud dans une intéressante postface (« Voyage au (très) long cours », pp. 391-406), et Croisière sans escale fait partie des plus beaux fleurons du genre, au même titre que l’excellent Les orphelins du ciel de Robert Heinlein (roman faisant partie de « l’Histoire du futur »), qui a sans doute constitué une influence importante pour Brian Aldiss (à en croire André-François Ruaud, Croisière sans escale peut même être considéré comme une réponse aux Orphelins du ciel).
Ce thème fascinant a cependant un inconvénient, qui est que les différentes histoires d’arches stellaires tendent à se ressembler un peu toutes… Le schéma est en gros le suivant : pour une raison ou pour une autre, les générations passant, le sens et le but du voyage ont disparu ; parfois, les passagers n’ont même pas conscience d’être à bord d’un vaisseau : n’ayant rien connu d’autre, et inconscients de l’immensité de l’espace qui les environne, le vaisseau est pour eux le monde dans son intégralité (ainsi dans Les orphelins du ciel ; dans Croisière sans escale, l’idée du vaisseau est restée, mais sous une forme religieuse, et n’est pas acceptée par tous, loin s’en faut). Parfois, comme dans ce roman, le vaisseau est d’ailleurs bien loin de ressembler à la merveille technologique réalisée par ses concepteurs : une vie « sauvage » se développe entre les parois, les longs couloirs et les salles diverses dont la fonction originelle a depuis longtemps sombré dans l’oubli. Dans certains cas, l’humanité même y subit une évolution parallèle. Et la trame du roman est assez souvent, et inévitablement, la même : un des passagers, pour une raison ou une autre, va être amené à découvrir la tragique et extraordinaire vérité, au travers d’une succession de révélations inconcevables et de longues réflexions, à la tonalité généralement très sombre, sur la signification de l’existence, la perception du monde, l’apparence et la réalité, la science et la croyance. Plus encore que ces autres sous-genres du space opera que sont le planet opera ou les « big dumb objects », le thème des arches stellaires joint la réflexion philosophique (ontologique, éthique, métaphysique…) au sense of wonder de la science-fiction « classique ». Avec plus ou moins de pertinence, certes…
Et Croisière sans escale mérite bien son statut de classique du genre. Si l’on y retrouve nécessairement cette trame – privilège de l’ancienneté –, il comprend néanmoins bon nombre d’idées originales qui en font un roman moins archétypal que Les orphelins du ciel, et lui donnent au-delà une personnalité propre. On l’a souvent dit, mais c’est assez vrai : Croisière sans escale fait partie de ces classiques qui ont plutôt bien vieilli. Et si le style est au mieux anodin, au pire maladroit, on prend néanmoins beaucoup de plaisir à suivre Roy Complain dans son périple à travers le vaisseau des Géants et ses mystères. A vrai dire, Brian Aldiss a même injecté dans Croisière sans escale une atmosphère de thriller, très surprenante au premier abord, mais finalement en rien déplacée… et servant parfaitement un roman très visuel, j’aurais même envie de dire « cinématographique ». Enfin, la réflexion passablement sombre sur « le thème d’une idée engloutissant la vraie vie » est pertinente, de même que certaines digressions sur la folie politique, religieuse ou scientifique, sur le sacrifice, etc. Brian Aldiss y déploie bien cette inventivité dans le traitement du genre qui fait de son œuvre un roman marquant et finalement unique.
J’avoue pourtant que je n’en ferais pas pour ma part le chef-d’œuvre que l’on a dit, et que je lui ai très certainement préféré – comparaison presque inévitable – Les orphelins du ciel. Le roman de Robert Heinlein me paraît en effet à la fois bien plus crédible (à cet égard, la conscience de la plupart des protagonistes de se trouver à bord d’un vaisseau, quand bien même ils ne savent pas pourquoi et ne font que répéter ce qui leur a été dit, m’a semblé un peu maladroite, notamment) et plus pertinent, car plus resserré, sans doute : là où Brian Aldiss ouvre de nombreuses pistes, dont bon nombre se révèlent finalement des impasses, là où il a régulièrement recours à quelques artifices un peu gratuits pour maintenir l’intérêt du lecteur, Heinlein livre par contre un roman tout entier consacré à son sujet, où l’analyse de la croyance prime sur le reste, pour un résultat remarquablement efficace ; Les orphelins du ciel est ainsi, sans surprise, une oeuvre plus maîtrisée que le roman de jeunesse qu’est malgré tout Croisière sans escale.
Qu’on ne s’y trompe pas : Croisière sans escale vaut assurément d’être lu, cinquante ans après sa parution. Il est bien une superbe illustration d’un thème que j’ai toujours trouvé pour ma part remarquablement fascinant, un roman à la fois divertissant et intelligent, bien représentatif à cet égard de ce qui fait la meilleure science-fiction.
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