Réalisateurs : Kevin Rafferty, Jayne Loader & Pierce Rafferty.
Année : 1982.
Pays : Etats-Unis.
Genre : Documentaire.
Durée : 88 min.
Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas fait de compte rendu de films sur mon blog miteux… Je lis trop, c’est horrible. Bon, je vais m’en accorder un petit, pour le coup. Concernant un film tout simplement phénoménal, que je ne me lasse pas de voir et revoir (merci, Wild Side !). Pas n’importe quel film, d’ailleurs : un documentaire. Oui, ma bonne dame. Un documentaire, mais un modèle du genre, à la fois intelligent, passionnant et divertissant, et l’œuvre d’authentiques cinéastes.
Citons la jaquette, tiens, une fois n’est pas coutume (et puis je suis une grosse larve, après tout) :
« Les Etats-Unis. La Guerre Froide.
« The Atomic Café est un portrait à la fois effrayant et hilarant d’un pays devenu totalement paranoïaque, à travers un montage virtuose de documents d'archives mêlant actualités, archives gouvernementales, archives militaires.
« Un pays qui, des abris anti-atomiques à la propagande gouvernementale, transforme ses citoyens, du plus petit au plus grand, en véritables paranoïaques, réfractaires à tout ce qui ne porte pas le label « made in USA! »
« Kevin Rafferty, Jayne Loader et Pierce Rafferty ont réalisé un véritable joyau d’humour noir, qui n’est pas sans rappeler Docteur Folamour de Stanley Kubrick, et brossé un portrait au vitriol d’une Amérique de la Guerre Froide qui n’a jamais semblé autant d'actualité. Un chef-d’œuvre. »
Du pur baratin promotionnel, certes. Mais pour une fois, c’est aussi la pure vérité.
Atomic Café est bien un modèle de documentaire, qui prend dans un sens le contre-pied des principes posés par (le par ailleurs très agaçant mais là n’est pas la question) Claude Lanzmann pour Shoah. Ici, pas de témoignages ultérieurs et de « mise en scène » (ou implication, au choix) de l’enquêteur : Atomic Café est entièrement constitué de documents d’époque, visuels ou sonores, dénués de tout commentaire, donnant ainsi une apparence (fausse, comme de bien entendu) de « neutralité » ; mais le travail – exceptionnel – de réalisation repose alors sur un montage phénoménal de ces archives toutes plus sidérantes les unes que les autres, qui fait bien d’Atomic Café, non pas une simple compilation d’archives, aussi intéressantes soient-elles, mais un film à thèse remarquablement pertinent, une charge extraordinairement efficace, à la fois terrifiante et à mourir de rire.
Les soldats manœuvrant stoïquement dans un champignon atomique (rien à craindre !), les abris anti-atomiques en bois, la « nucléarose » omniprésente (taxis atomiques, cocktails atomiques, parfums atomiques, amours atomiques…), Nixon menant les enquêtes de la Commission des activités anti-américaines et « révélant » à ses concitoyens terrifiés les moyens employés par les Rouges pour s’emparer du secret de l’arme atomique (des microfilms dans une pastèque creuse, peut-être ?), avant de célébrer avec le sourire l’inauguration de la « semaine de la santé mentale », décrétée priorité n° 1 du pays (non, non, je ne suis pas en train de chroniquer un roman de Philip K. Dick)… De toutes ces scènes, et de bien d’autres encore, on ne se remet jamais véritablement.
Pas plus que des invraisemblables et innombrables chansons de variétoche country / rock jouant sur ces thèmes et constituant une bonne part de la bande-son, stupéfiantes de beauferie, de racisme et de haine à l’état pur.
Ou encore de ces « interviews » ahurissantes, celle de ce pasteur conseillant à ses fidèles de n’accepter aucun étranger dans leur abri anti-atomique, voire de tirer à vue ; celle de ce citoyen lambda expliquant jovialement que, si une bombe tombe sur Los Angeles, comme les trois-quarts des habitants seront morts, ça fera plus de nourriture pour les survivants ; celle, encore, de ce présentateur d’un consternant documentaire de propagande anti-communiste concluant son film en remerciant les supermarchés qui ont permis de le produire, leurs beaux parkings et leurs jolies boutiques représentant tout ce qui fait l’esprit de la civilisation capitaliste américaine en opposition au « fascisme matérialiste rouge » dénoncé par un jeune curé, ardent défenseur du développement et de l’emploi de la bombe H…
Parallèlement, on est frappé par la manipulation des esprits, l’aveuglement généralisé, où l'on ne sait ce qui est le plus à craindre, de la « théorie du complot » ou de l’incompréhension du phénomène nucléaire, à base d’expérimentations consternantes d’apprentis sorciers au choix cyniques ou naïfs et de conseils de survie qui laissent pantois… « Duck and cover! »
Tout cela paraît inconcevablement absurde ; on comprend d’autant mieux, à vrai dire, l’état d’esprit d’un Kubrick renonçant à livrer une adaptation sérieuse du très sérieux Red Alert, et préférant en sublimer le fond à travers la farce burlesque et irrévérencieuse de Docteur Folamour.
Mais, dans Atomic Café comme dans Docteur Folamour, si l’on rit de bon cœur, c’est d’un rire jaune ; et, en nombre de passages, on ne rit plus du tout, ainsi avec l’effroyable récit de l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg, l’étude « à froid » des effets de la bombe sur les populations d’Hiroshima et de Nagasaki… ou, dans un autre genre, cette scène stupéfiante issue d’un talk-show, où les fiers intervenants acharnés à prôner l’emploi de la bombe en Corée et en Mandchourie apprennent en direct que les Russes disposent de la bombe à hydrogène… et s’effondrent littéralement.
Un documentaire exceptionnel, et un véritable chef-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort. Les archives collectées sont démentielles, et, de manière surprenante – et terrifiante – intemporelles : ce film réalisé au début des années 1980 à base de documents datant des années 1940 et 1950 est incroyablement pertinent aujourd’hui ; devant la paranoïa et l’aveuglement qui ressortent de ces archives, on ne peut s’empêcher de faire un lien avec certains délires de l’Amérique post-11-Septembre, où, tout autant qu’alors, la mise en scène de « l’Ennemi » omniprésent vient justifier tout et n’importe quoi ; et reste cet éternel conseil de la Tortue Burt : « Duck and cover! Duck and cover! » Répété en boucle, le slogan parano semble ainsi justifier tant la politique de l’autruche que les protestations ambiguës de sécurité, comme s’il suffisait de se coucher sous une nappe pour survivre à l’inévitable (bien sûr...) assaut des Barbares… Cette scène mémorable illustre ainsi remarquablement la mise en place d’un cercle vicieux où l’angoisse et l’hostilité se renforcent sans cesse.
Rien à voir, du coup, avec un pamphlet bas du front (l’inévitable « anti-américanisme primaire »…), ou encore avec les films à la Michael Moore, où la charge se retrouve affaiblie par la manipulation protestant hypocritement de son « objectivité » et l’ego démesuré du réalisateur-enquêteur croisé de la Justice et de la Vérité. Si Atomic Café est bien une charge, et ne saurait prétendre être véritablement « objectif » (tout film, après tout, consiste en premier lieu en l’imposition littérale d’un point de vue), l’effet produit sur le spectateur est tout autre, d’autant qu’il fonctionne à un double degré, avec la nécessaire prise de conscience du biais introduit par le montage à l’égard des documents « neutres » (notamment dans les nombreuses scènes de transition, avec ces familles américaines on ne peut plus WASP et propres sur elles écoutant la radio ou regardant la télévision, une excellente idée de montage) ; à l’instar du très bon Opération Lune de William Karel (… et à l’inverse de son Monde selon Bush ?), Atomic Café est ainsi un film sur la manipulation et reposant sur la manipulation. Autrement dit, un documentaire politique qui a le bon goût de ne pas prendre les spectateurs pour des cons.
Et tout à la fois une remarquable œuvre cinématographique, à la réalisation virtuose et intelligente. Et un film effrayant et drôle comme le monde qu'il dépeint.
Je m’arrête là ; à voir à tout prix : chef-d’œuvre, vous dis-je…
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