McCARTHY (Cormac), La Route, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Hirsch, [s.l.], Editions de l’Olivier, [2006] 2008, 244 p.
…
Je le sens mal, ce compte rendu. D’autant que je doute de son utilité.
« Aha, comme s’il y avait un seul compte rendu utile sur ton blog miteux, Nébal ! »
Ta gueule.
Je disais donc. Je le sens mal, ce compte rendu. Parce que, La route, vous n’avez pas pu passer à côté.
« Aha. »
Ta gueule.
Vous n’avez pas pu passer à côté. On le trouve partout, bien en vue. J’ai même le témoignage d’un certain S. D., qui m’a affirmé en avoir repéré une pile d’exemplaires dans son Champion, probablement pas loin des plats cuisinés presque périmés qu’il faut écouler très vite. Et on vous l’a répété partout : c’est le Prix Pulitzer 2007 ! Il s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis ! Cormac McCarthy a même été invité chez Oprah (la classe) ! Et aussi, référence inévitable : le critique littéraire Harold Bloom a dit de Cormac McCarthy qu’il était l’un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (les trois autres étant Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo) ! Vous aurez compris que Cormac McCarthy c’est bon, mangez-en, et si vous n’aimez pas, c’est que vous êtes vraiment un gros con.
« Ca part mal. Ca sent l’esprit de contradiction on ne peut plus puéril. Tu n’as pas aimé, donc, sinistre béotien de Nébal. »
Si, mais.
J’y viens.
Ah, et ta gueule, aussi.
Donc, vous n’avez pas pu passer à côté. Ces derniers temps, vous avez nécessairement entendu parler de Cormac McCarthy, et en bien. Le film des frères Coen No Country For Old Men, adapté du Monsieur, et qui n’a rencontré lui aussi que des critiques dithyrambiques, achève la démonstration.
Du coup, plein de gens ont déjà parlé de Cormac McCarthy et de La route, bien mieux que je ne saurais le faire. Télérama, Les Inrocks, bien sûr, et toute la presse de Boboland. Toute la presse parisienne, d’ailleurs. Et Assouline, inévitablement. Mais aussi, et puisqu’on est passé sur le ouèbe, tenez, Fabrice Colin, par exemple ; ou encore Daylon et Ubik, sur le Cafard cosmique, le chouette e-zine de science-fiction.
« Ah mais attention, ce n’est pas de la science-fiction ! »
…
Et voilà.
Je le savais.
Ca devait arriver.
Inévitablement, chez les gens « bien » qui parlent de La route, la précision déboule, avertissement salutaire, une goutte de sueur sur le front. Rassurez-vous : La route, ce n’est pas de la science-fiction. C’est Philippe Valet de France-Info, qui s’y connaît, qui vous le dit. Mais aussi les chroniqueurs de chez Ruquier (référence culturelle s’il en est). Sur France-Culture, idem (où on parle de polar, à la limite ; c'est puissant, ce qu'ils fument, à France-Cul...). Et les autres exemples abondent.
Et ça m’agace. La polémique est stérile et puérile, oui. Ca ne m’empêchera pas d’en dire un mot, parce que, d’abord, merde, hein.
Pour déterminer si La route est un roman de science-fiction, il faudrait d’abord savoir ce qu’est la science-fiction. Et là, joker. Ca fait des années que l’on cherche une définition au genre, sans succès, les contre-exemples étant à chaque fois trop nombreux. Moi, j’aurais envie de dire que La route peut être considéré comme un roman de science-fiction (anticipation, cadre post-apocalyptique rationnel...), et que je l’envisagerais plutôt ainsi pour ma part… Mais j’ai une définition large, aussi, et, surtout, à vrai dire, je m’en tape.
« Ben pourquoi tu nous fais chier avec ça, alors ?! »
Parce que, ce qui m’agace, c’est cette tendance, chez les gens « de bon goût », à procéder par la négative. Quand ils disent que La route n’est pas de la science-fiction, ils ne font pas un constat objectif, ils n’émettent pas davantage une opinion, mais livrent un avertissement : « Attention, ce n’est pas de la science-fiction. » Comprenez : c’est beaucoup trop bien pour être de la science-fiction ; la science-fiction, comme chacun sait, c’est des histoires de vaisseaux spatiaux écrites par et pour des ados attardés totalement dénués de culture comme de goût ; or, La route, non ; donc, ce n’est pas de la science-fiction. La note laconique de Vallet est assez édifiante à cet égard.
Groumf…
C’est ça qui m’agace, et rien d’autre. Personnellement, je conçois très bien que l’on ne considère pas La route comme appartenant à la science-fiction (moi même, à vrai dire…), dès l’instant que l’on sait de quoi on parle. Aucun souci là-dessus. Hop : La route n’est pas un roman de science-fiction. Pas d’problème. Nickel. Pas une goutte de sueur sur mon front, et je n’ai envie de frapper personne. Ce sont la bêtise et la suffisance des contempteurs ignorants du genre qui me filent des boutons…
Mais passons, et parlons du roman. Pas dit que je puisse ajouter quoi que ce soit d’intéressant à ce qui a déjà été écrit là-dessus…
« Aha… heu… arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur… »
Mmh ?
Bien.
Je disais donc. Moi y’en a pas forcément doué pour l’appréciation du style, moi y’en a manquer bagage pour ça ; moi y’en a pas forcément doué pour interprétation non plus, moi y’en a manquer bagage et drogue pour ça. Mais moi y’en a lecteur, alors moi y’en a parler La route comme moi y’en a parler n’importe quoi d’autre. Parce que y’a pas d’raison, merde.
Alors. La route. L’apocalypse a eu lieu. Sous quelle forme ? On n’en sait rien. Peu importe. Le monde est ravagé, les villes sont désertées, les routes cendrées. Les oiseaux ont disparu. Quant à l’humanité… La plupart des gens sont morts. Certains avaient prévu des refuges, mais bien rares sont ceux qui en ont profité. Il reste quelques hommes, néanmoins. Pour beaucoup, ce sont des brutes dégénérées. La lutte pour la survie se fait plus concrète que jamais, et la rencontre avec autrui se limite bien souvent à un impitoyable « voler ou être volé », voire « tuer ou être tué ». Et manger, peut-être, aussi.
Dans cette Amérique dévastée, nous suivrons le périple d’un homme et de son fils. Ils survivent, malgré tout. Malgré la faim, le froid, les autres. C’est-à-dire les « méchants » ; oui, il doit bien y avoir des gentils encore ; un homme et son fils, peut-être ? Mais méfiance. Il faut toujours rester vigilant.
L’homme et son fils sont sur la route, poussant un caddie bringuebalant contenant toutes leurs possessions ; des victuailles, et il y en a de moins en moins… Ils marchent en direction du Sud, plus accueillant, enfin, il faut le croire. Ici, l’hiver est insupportable ; allons, il faut marcher. Vers le Sud. Ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Garder l’œil ouvert. Et garder l’espoir.
…
Ce qui frappe tout d’abord, dans La route, c’est son extraordinaire économie. C’est une épure, un condensé. Miles Davis disait : « Pourquoi jouer tant de notes quand il suffit de jouer les plus belles ? » Cormac McCarthy applique ce sage précepte à son écriture. C’est le « rien de trop » des anciens Grecs, la définition de la perfection selon Saint-Exupéry. Il en résulte un roman bref et sec, dénué de chapitres, et souvent de ponctuation. Les courts paragraphes s’enchaînent, dans une monotonie désolante paradoxalement prenante. Les dialogues, surtout, sont impressionnants. Rien de trop. Question – réponse. Pas de tirets, pas de « dit-il », pas de périphrases, pas d’arabesques. Comme si le langage était réduit à sa fonction première de pure et simple communication et d’indication (ici un danger, là un objectif) ; la beauté est superflue, l’art appartient au passé ; comme la littérature, où se sont réfugiés les oiseaux.
D’accord ?
D’accord.
Une épure. Et c’est bien là que réside l’art du conteur, dans cette fausse simplicité qui est avant tout justesse, dans cette apparente froideur qui en vient étrangement à susciter l’émotion. Aucun doute là-dessus : l’écriture de Cormac McCarthy, fluide, sobre, juste, belle finalement, est irréprochable. Et parfaitement appropriée au récit, au monde décrit. Pas d’exercice de style ici, mais bien un remarquable sens de l’à-propos, celui qui fait les grands artistes.
Cela autorise bien quelques scènes remarquables, qui font mouche, qui frappent le lecteur. L’évocation de la mère, par exemple. Ou encore la rencontre avec « Elie ». La joie insane du refuge. La plage… Non, la mer n’est pas bleue. C’est dans les livres…
Mais reste la question du sens. Et celle du ressenti, qui s’y adjoint ou s’y oppose, c’est selon. Sans doute pourrait-on se contenter d’une lecture au premier degré, se laisser porter par l’écriture et par son étrange émotion. Ne me dites pas de quoi il s’agit, je le sais au fond de moi, je le sens. Mais, au delà… La route. Un titre tout sauf innocent, qui se fait naturellement porteur de sens. Cormac McCarthy est semble-t-il peu bavard sur la question, il laisse le lecteur libre. Et le message n’est effectivement pas imposé de manière frontale au lecteur, on peut y voir bien des choses.
On a souvent noté le fond biblique du roman, et il est indéniable : eh, c’est une apocalypse… Il y a le feu, dont le père et le fils se font porteurs : le troisième élément coule de source… Il y a « Elie », prophète ou juif errant ; il y a le souvenir des livres ; et la route, comme un martyre, et comme une initiation (en rédigeant cette note, je ne peux m’empêcher de penser à Huysmans et au « roman de Durtal », quand bien même nous en sommes aux antipodes sur le plan stylistique ; mais la descente aux Enfers, Là-bas, s’enchaîne sur la conversion, sous forme d’itinéraire : En route ; nous y allons ensemble…). Ceci dit, si le fond chrétien ne fait pas de doute, nulle « bigoterie » n’y est à craindre : si, dans les mots, le père et le fils restent porteurs d’espoir, d’un après miraculeux, le présent désespéré et grisâtre domine ; le désespoir, le doute : « Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s’en tirent pas mieux. » Ou encore, superbe : « Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »
Il serait sans doute dommage de s’arrêter là, pourtant. Cormac McCarthy dédie son livre à son fils, John Francis McCarthy, à peu près de l’âge du fils dans le roman (enfin, pour ce que j’en ai compris…). Et les pères de famille qui ont lu La route ont semble-t-il ressenti une émotion particulière, et une identification inévitable pour le père confronté à son fils. Une résonance incommunicable. C’est probable, oui, quand bien même je ne peux bien évidemment pas me prononcer moi-même à ce sujet (d’toute façon, j’aime pas les gniards, na, et vive le programme d’extinction volontaire de l’humanité ! … désolé). La Route, ici, peut encore renvoyer à une initiation, et se faire indirectement roman d’apprentissage : le père apprend à son fils à grandir dans ce monde absurde, et, quand bien même il est lui-même désespéré, il entend préserver chez son rejeton la flamme de l’espoir ; mais l’âge adulte semble venir bien vite. On est à vrai dire frappé par la docilité du gamin, par son calme, sa froideur. D’accord ? D’accord. Pas de caprices, ou si peu… La tristesse du roman n’en est que plus grande.
Une autre piste, enfin. Peut-on s’étonner de la parution et du succès extraordinaire de La route dans le cadre de l’Amérique post-11-Septembre ? Peut-être est-ce trop évident, pas assez transcendant, trop petit joueur finalement, mais je ne crois pas avoir vu souvent d’allusions à ce fait. Pourtant, dans cet état de nature qui tient largement plus de Hobbes que de Rousseau, dans cette Amérique désolée où une cannette de coca devient un trésor emblématique d’une grandeur passée, et où la foi se retrouve questionnée, je n’ai pu m’empêcher de lire l’Amérique contemporaine et ses angoisses, sa peur irrépressible d’autrui et peut-être plus encore d’elle-même. L’absurdité de l’accumulation du refuge, le caddie dérisoire… Non, je ne crois pas vraiment au hasard, ou au seul pragmatisme ; ce sombre avenir, c’est aussi celui du supermarché de Romero dans son chef-d’œuvre (référence qui, à mon sens, vaut bien les Shakespeare, Hawthorne et Faulkner cités sur la quatrième de couverture, aha). Nous sommes bien dans un « road-book », traversant le continent et s’interrogeant sur le monde ; comme dans cet excellent documentaire (dont le nom m’échappe…) et qui consistait en une traversée des Etats-Unis du Nord au Sud, du froid glacial de la frontière canadienne… à la mer. A la perpendiculaire de Kerouac. Et cette mer, et ce bateau abandonné, ne faut-il pas y voir la promesse illusoire d’un ailleurs utopique, celui des « founding fathers », ou peut-être l’écho déprimant de leur épopée, de leur odyssée, que le présent sordide et la violence des hommes relèguent dans un passé flou et semi-mythique, celui des livres ? Ca n’a pas de réalité ; comme les oiseaux ; les aigles, par exemple : fiers, rapaces, disparus.
Bon, je vais m’arrêter là, il y a sans doute bien plus, mais j’ai déjà dit assez de conneries comme ça, désolé (en même temps, venez pas me dire que je ne vous avais pas prévenus !).
En refermant le roman, j’avais la certitude d’avoir lu quelque chose de très bon, pas de doute là-dessus. Mais aussi bon qu’on veut bien le dire ? Peut-être pas. J’ai le sentiment qu’on a trop vanté les mérites de ce roman, d’où une relative déception. C’est très bien, oui, mais exceptionnel ? Pas sûr.
Pourtant, en achevant cette note, je reviens sur cette première impression. Je ressens des échos du roman ; j’y repense, je cherche, sans doute absurdement, mais… oui, peut-être bien, en fait. Et que pourrait-on vraiment lui reprocher, au juste ? Pas grand chose. C’est pas bien original, voilà ; et la ponctuation parfois alambiquée dans les brèves descriptions m’a paru un peu artificielle à l'occasion (très bonne traduction, ceci dit). Bon… Sans doute ne l’ai-je pas ressenti aussi fortement que les critiques les plus élogieux… Non, je ne peux pas décemment prétendre avoir le même enthousiasme débordant. D'autant que je ne suis pas très porté sur l'espoir...
Peu importe. Je n’ai pas perdu mon temps.
« Si, vu comme ce compte rendu est con, aha. »
Ta gueule.
* BAFF *
Je n’ai pas le sentiment d’avoir perdu mon temps. Vous ne perdrez pas le vôtre.
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