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"Le manuel des inquisiteurs", de Nicolau Eymerich & Francisco Peña

Publié le par Nébal

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EYMERICH (Nicolau) & PEÑA (Francisco), Le manuel des inquisiteurs, introduction, traduction et notes de Louis Sala-Molins, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité, [1973, 2001] 2002, 298 p.
 
… ou comment joindre l’utile à l’agréable, en l’occurrence en partant d’une fort sympathique lecture de science-fiction pour aboutir à une passionnante étude d’histoire du droit.
 
Nicolau (ou Nicolas, c’est bien du même qu’il s’agit) Eymerich, vous le connaissez probablement déjà ; et si ce n’est pas le cas, il vous suffit de jeter un œil à mon précédent compte rendu : en envisageant le premier volume de la fameuse saga de Valerio Evangelisti, j’avais déjà eu l’occasion de dire quelques mots du véritable Nicolas Eymerich, qui fut un des plus fameux inquisiteurs de son temps. Il a acquis la majeure partie de sa réputation en rédigeant en Avignon aux environs de 1376 ce Manuel des inquisiteurs (ou Directorium inquisitorum, en latin dans le texte) à nul autre pareil. En effet, à la différence des ouvrages du même genre qui l’ont précédé, comme la célèbre Practica officii Inquisitionis de Bernard Gui, et de la plupart de ceux qui l’ont suivi, comme le plus célèbre encore Malleus Maleficarum, ou Marteau des sorcières, de Henry Institoris et Jacques Sprenger (dont je vous reparlerai sans doute un de ces jours), le livre d’Eymerich ne se contente pas de répertorier textes, cas et anecdotes issus de la pratique inquisitoriale, mais se veut à proprement parler un manuel, un ouvrage technique et utile aux praticiens, bâti sur un solide fond théologico-juridique, et qui soit réellement précieux aux inquisiteurs, en étant en mesure de répondre à toutes les questions que ces juges d’un genre particulier peuvent être amenés à se poser dans l’exercice de leur charge. Citons l’introduction de Louis Sala-Molins (pp. 15-18) :
 
 « Comme le notait A. Dondaine, Eymerich n’offre pas seulement comme ses prédécesseurs en droit inquisitorial des collections de textes juridiques et des récits de sentences – autant de fioritures à des descriptions longues, précises, méticuleuses, de la vie et les mœurs et les croyances de tel ou tel hérétique, des tenants de telle ou telle secte, le tout dans un certain désordre et entrelardé encore de longues dissertations apologétiques bâties sur des événements de valeur circonstancielle ; Eymerich « offre un traité systématique complètement élaboré en vue du seul exercice de la fonction ». L’œuvre d’Eymerich est plus que le manuel : c’est le directoire de l’inquisiteur. Eymerich réalise en droit inquisitorial ce que son compatriote et son frère en religion Raymond de Penyafort réalisa en droit canonique. C’est dire qu’Eymerich n’invente jamais : il lit, compare, collationne, confronte. Pas une ligne de son manuel qui ne renvoie aux textes conciliaires, bibliques, impériaux ou pontificaux. Pas une réflexion « personnelle » que n’étayent des passages de l’Ecriture ou de la patristique. Pas une astuce théologique que ne vienne justifier l’autorité de Thomas d’Aquin ou de quelque grand théologien. Et lorsque le doute est permis, Eymerich aligne, avec des scrupules de chartiste, les thèses en présence, qu’elles se contredisent ou qu’elles se complètent. Une somme, enracinée dans les textes, et dans laquelle s’enracine tout naturellement la procédure ; sa structuration parfaite fait sa parfaite clarté et son parfait mérite. Par souci d’efficacité, Eymerich disparaît derrière son texte, sauf à de rares exceptions et il ne se réfère que parcimonieusement à sa propre expérience d’inquisiteur. Si la neutralité – et l’innocence – existait en matière de compilation de textes juridiques ou théologiques, Eymerich serait un neutre – et un innocent. Et si l’institution avait une mémoire, le manuel qu’écrivait Eymerich serait cette mémoire.
 
« L’inquisiteur catalan part d’une constatation primaire : tout inquisiteur doit utiliser, dans l’exercice de sa charge, d’innombrables textes de diverses catégories dont personne n’a entrepris le regroupement complet. L’inquisiteur doit puiser dans les canons, dans les lois des empereurs et des rois, dans les constitutions, dans les appareils, les gloses, les encycliques, les chartes de privilèges et d’indults royaux, pontificaux, épiscopaux, dans les instructions des Inquisitions locales et dans celles des provinciaux des ordres religieux…, puiser de quoi s’éclairer. Et cela à chaque stade de l’exercice de sa fonction ; en enquêtant, en « processant », en condamnant, en torturant, en acquittant. Or, il n’existe pas de collection complète de tout ce matériel. D’où, fatalement, des risques graves d’erreur de procédure, voire d’irrégularité, et un manque flagrant d’unité dans l’exercice de la fonction inquisitoriale. Il faut donc, dit Eymerich, « regrouper en un seul livre les textes épars, et non pas au hasard, mais de telle sorte que rien n’y manque et que tout s’y ordonne harmonieusement ». Et le manuel naît, intégrant dans une seule trame « les canons, les lois, les constitutions, les appareils, les déterminations, les condamnations, les prohibitions, les approbations, les confirmations et les réponses, les lettres apostoliques, les indults, les conseils, l’analyse des erreurs des hérétiques ». A cette compilation, Eymerich ajoute encore – s’inspirant en cela de ses prédécesseurs – de nombreux formulaires, des modèles de rédaction de sentences, des formules d’abjuration et de condamnation, etc. Il regroupe enfin – citons-le mot à mot – « tout ce qui est nécessaire à l’exercice de l’Inquisition ».
 
« Mais la procédure n’est qu’un aspect des préoccupations de ce théologien qu’est aussi Eymerich. Il lui faut une argumentation dépassant le strict cadre juridique et construite de telle façon que tout inquisiteur puisse s’y référer pour trouver une réponse adéquate à chacune des turpitudes mentales dont pourrait être capable le plus farfelu des hérétiques : « Le manuel comporte trois parties. Il est question dans la première de la foi catholique et de son enracinement. La deuxième parle de la méchanceté hérétique qu’il s’agit de contrer. La troisième est consacrée à la pratique de l’office, qu’il faut perpétuer. » Dixit Eymerich. Le décor est ainsi planté. Explicitée aussi, dès le prologue, l’intention profonde de l’inquisiteur. Et il n’est pas trop osé de dire que l’on tient là, dans cette division tripartite et dans l’ambition de l’ensemble, le secret de la survie du Directorium inquisitorum. »
 
En effet, l’œuvre d’Eymerich, rationnelle, systématique, organisée, présente un caractère d’intemporalité et d’universalité auquel ne pouvaient prétendre ses prédécesseurs. Dès lors, il n’y a finalement rien d’étonnant à ce que Rome ait témoigné de son intérêt particulier pour cet ouvrage, jusqu’à en faire son guide officiel de la pratique inquisitoriale. Elle le fait imprimer dès 1503, et l’ouvrage connaîtra cinq rééditions entre 1578 et 1607, cette fois avec les commentaires de Francesco Peña, docteur en droit canon et en droit civil, destinés à le mettre au goût du jour. On voit ici toute la portée du texte eymericien…
 
Le manuel des inquisiteurs est ainsi un texte fondamental pour qui s’intéresse à cette institution si particulière qu’est l’Inquisition, objet de tous les phantasmes. Et il me paraît nécessaire, à cet égard, de revenir sur l’introduction et les notes de Louis Sala-Molins à cette édition abrégée (puisque ne comportant qu’une sélection de textes renvoyant essentiellement à la procédure ; les premières et deuxièmes parties du plan eymericien sont ici sabrées ; or, aucune mention de ce fait ne figure, ni sur la couverture, ni sur la page de garde, et ce n’est qu’en lisant l’introduction que le lecteur profane en est finalement instruit, ce que je ne trouve pour ma part guère honnête… et aussi un tantinet regrettable. Louis Sala-Molins ne se montre d’ailleurs guère sous son meilleur jour eu égard à cette question ; voyez cette note de la p. 69 : « A la sortie de cette édition, tel historien nous reprochait de ne point lui avoir proposé tout le Directorium. Il avait raison, le cher homme. Le cœur lui en dit-il d’y brûler à notre place quelques années de sa vie ? Libre à lui. Ceux qui voudraient en savoir davantage, nous leur en suggérons le moyen : planter là notre raccourci et chercher dans une très bonne bibliothèque la Somme d’Eymerich. Aussi simple que ça. » Ah ben c’est sympa, merci, vraiment…).
 
Dans son introduction comme dans ses notes – et peut-être dans sa sélection ? Je n’oserais le dire, mais ce serait alors plus gênant… –, Louis Sala-Molins se montre en effet clairement partisan, et défend une thèse contraire à celle qui est retenue par la majeure partie des historiens. En gros, l’historiographie contemporaine est revenue sur l’image de l’Inquisition que le XVIIIe et le XIXe siècles nous avaient léguée, et qui reste très répandue aujourd’hui : celle d’une institution unique en son genre, sanguinaire et odieuse, torturant et brûlant à tour de bras. Il ne s’agit pas de nier ces caractères (ce qui serait un négationnisme pour le moins puant), mais simplement de relativiser le portrait : on a fait observer que l’Inquisition n’était pas aussi arbitraire qu’on le prétendait ; que, si elle avait commis bien des atrocités, le bilan devait probablement être revu à la baisse ; qu’on lui a imputé des crimes qu’elle n’a pas commis, et qu’elle n’était peut-être pas si unique que cela (rappelons, notamment, que le « grand flamboiement » de l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles, l’époque des bûchers de sorcières, n’avait strictement rien à voir avec l’Inquisition, et d’ailleurs que les pires massacres de ce type, et de loin, ont été commis dans l’Allemagne protestante) ; enfin, que les pires éléments à charge la concernant ne s’appliquaient pas tant à l’Inquisition dans son ensemble qu’à sa version espagnole de l’époque moderne, largement étatique et subordonnée aux Rois Catholiques, qui avaient même créé un Sénat inquisitorial destiné à la réguler. Louis Sala-Molins conteste cette vision des choses, ce qui est parfaitement légitime : pour lui, le Manuel d’Eymerich montre justement que toutes les atrocités imputées à l’Inquisition peuvent (et doivent) l’être à l’institution dans son ensemble ; et le fait que ce soit Rome qui ait ordonné l’édition du manuel au XVIe siècle avec les commentaires de Francesco Peña montre bien que la prétendue Inquisition espagnole était avant tout romaine. Ce qui se tient, et est parfaitement défendable. Je ne saurais certainement pas prétendre être un spécialiste de la question, et ne peux donc me positionner dans le débat.
 
Pourtant, je tiens à faire quelques remarques concernant l’argumentaire déployé par l’éditeur. Il me semble en effet que Louis Sala-Molins se montre indéniablement désireux de critiquer et de stigmatiser l’Inquisition (dans la longue citation plus haut, le passage sur la « neutralité » et « l’innocence » en témoigne déjà) : pour le citoyen, pour le philosophe, c’est parfaitement légitime, et il va de soi que je n’en ferais certainement pas l’éloge de mon côté… Mais cette attitude me paraît bien plus dommageable chez l’historien ! Et l’on peut bien regretter qu’un certain anticléricalisme, à l’occasion, vienne parasiter l’analyse, et affaiblir la démonstration.

D’autant que plusieurs points de l’argumentaire de Louis Sala-Molins me paraissent hautement contestables ; ainsi quand – dans un discours d’ailleurs passablement contradictoire – il entend montrer le caractère « unique » de l’Inquisition et critiquer le relativisme « justifiant » la dureté de l’Inquisition par la dureté de l’époque, en arguant de sa tendance à se durcir à l’époque moderne (j’y reviendrai) là où la tendance générale serait à l’adoucissement du droit pénal (p. 68). Je me demande bien où il est allé cherché ça ! Loin de s’adoucir, le droit pénal et la procédure pénale des justices royales de l’époque moderne tendent bien au contraire à devenir de plus en plus sévères, l’Inquisition n’a ici rien d’une exception (voyez l’
Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse)… Et si les deux auteurs mettent en avant la spécificité de l'hérésie pour justifier des entorses au droit commun, les juristes royaux ne font à vrai dire pas autre chose, quand ils en viennent à traiter de la lèse-majesté et de la justice retenue du roi de France.
 
Le caractère « unique » de l’Inquisition, et le refus d’accorder un statut particulier à l’Inquisition espagnole (pour les raisons évoquées plus haut), me paraissent de même très contestables : si c’est bien Rome qui décide de l’édition du Manuel révisé par Francesco Peña, il n’en reste pas moins que cet ouvrage est destiné avant tout à l’Inquisition espagnole (le commentateur fait plusieurs fois références au Sénat inquisitorial et à la notion propre à l’Espagne de « vieux chrétien », inexistante du temps d’Eymerich, inconnue du reste de l’Europe, et établissant dans la péninsule ibérique une distinction, en gros, entre chrétiens « de souche », si j’ose employer cette immonde et absurde expression, et chrétiens « récents », comprendre par-là les Juifs et les musulmans convertis, qui restaient suspects sur plusieurs générations, conformément, par exemple, aux tristement célèbres statuts de Tolède : la haine religieuse cède ici le pas à une sorte de haine raciale, préfigurant le racisme « moderne » en dépassant la simple xénophobie) ; d’autant que, partout ailleurs en Europe, l’Inquisition n’est plus, soit qu’elle ait été balayée par la Réforme (qui, sans surprise, a traumatisé le bon docteur Peña ! Voyez cet édifiant formulaire d’accusation « moderne », donné en guise d’exemple p. 154 : « Moi, Augustin, fiscal de la Sainte Inquisition, j’accuse devant toi, Révérend Inquisiteur, le nommé Martin Luther d’avoir abandonné la foi catholique et adhéré à l’horrible hérésie manichéenne et à telle et telle autre hérésie, alors qu’il a été baptisé dans le catholicisme et que chacun le tient pour catholique. Je l’accuse de prêcher, d’écrire, de composer et d’affirmer d’innombrables dogmes hérétiques, faux, scandaleux et très suspects de convenir aux hérésies ci-dessus nommées. »), soit que ses fonctions, entre autres du fait des troubles suscités par le Grand Schisme et la crise conciliaire, puis, justement, par la Réforme, aient été récupérées par les justices étatiques, ainsi en France, où la poursuite de l’hérésie, la lutte contre la sorcellerie, contre le blasphème, bref, contre tout ce qui constitue la lèse-majesté divine, sont de la compétence des juges royaux, qui ont empiété sur les privilèges des juges ecclésiastiques, y compris de ces juges délégués que sont les inquisiteurs : à l’époque moderne, les ambitions de théocratie pontificale issues de la réforme grégorienne, qui imprègnent encore si manifestement le texte eymericien, ne sont plus qu’un vain souvenir… La survivance de l’Inquisition en Espagne est bien un cas particulier ; l’Inquisition espagnole, sur bien des points (et notamment sa haine des Juifs, et sa défiance de tous ceux qui ne peuvent s’honorer du titre de « vieux chrétiens »), doit être distinguée de l’Inquisition du temps d’Eymerich (qui s’en prenait bien aux Juifs convertis puis relaps, certes, mais comme à tout relaps, sans prévoir de statut particulier ; fait « amusant », au passage : le devoir imposé aux inquisiteurs de poursuivre et condamner les Juifs considérés hérétiques… par rapport à la loi mosaïque !) ; et les responsabilités sont partagées : les Rois Catholiques y ont leur part, sans doute bien plus importante que celle de Rome – ils ne feraient après tout que suivre l’exemple du Roi Très-Chrétien…
 
Sur tous ces points, encore une fois, je ne saurais prétendre être un spécialiste ; l’éditeur est évidemment bien plus compétent que moi, je ne fais que donner mes impressions… Il est un point, ceci dit, sur lequel je ne passe pas. Dans son combat farouche (et un tantinet arrogant : le style, lourd d'invectives, est pénible…) en faveur de sa thèse, Louis Sala-Molins en vient à commettre un impair qui me paraît cette fois impardonnable : mettre tous ses ennemis dans le même panier. Qu’il s’en prenne vertement à un sinistre sectateur de l’Opus Dei qui a plagié son édition du Manuel des inquisiteurs, et l’a utilisée au mépris de la raison et de la vérité pour en dresser finalement un éloge (!) de l’Inquisition, présentée comme une institution douce et humaine (!), c’est tout à fait normal : ces abominables personnages font de la propagande révisionniste, pas de l’histoire ; ce sont des escrocs, des menteurs, de la trempe des pires défenseurs scolastiques de la tyrannie. Je n’admets pas, par contre, que Louis Sala-Molins, par des tours de passe-passe, leur assimile des historiens compétents, qui ne font que relativiser la noirceur de l’institution inquisitoriale. Pour l’éditeur, remettre en cause le caractère unique de l’Inquisition, ou la comparer à d’autres institutions, est tout simplement criminel, et il emploie à nouveau ici le terme de « révisionnisme », avec les mêmes connotations (on oublie trop souvent aujourd’hui, en se cachant derrière des insultes, que la révision est une nécessité de l’étude de l’histoire…). Halte-là ! Cette fois, c’est un historien qui fait son travail ! Et pour ma part, je n’admets pas ce caractère prétendument unique de l’Inquisition : je crois, bien au contraire, qu’il est nécessaire, pour étudier cette institution, de l’étudier dans le temps, avec ses évolutions, sous ses différentes formes, et de la comparer éventuellement avec d’autres institutions vouées, notamment, à la police politique (qui m'intéresse plus particulièrement). Faute de quoi, on sacrifierait la science sur l’autel de la dénonciation anticléricale ; autant dire que l’on tomberait à son tour dans la police de la pensée… Et quand Louis Sala-Molins s’attaque aussi violemment à ceux qu’il appelle les « comparatistes », « sérialistes », « quantitativistes », « relativistes », etc., il ne diffère finalement guère d’Eymerich s’en prenant aux cathares, aux pélagiens, aux vaudois, aux photiniens, etc. Et de même quand il les range tous sous le vocable insultant de « révisionnistes », ne se livre-t-il pas lui même à la chasse aux hérétiques ? Pour ma part, j’ai toujours adopté une optique relativiste, que ce soit en matière d’histoire, de droit, de politique, de philosophie, ou de tout ce que vous voudrez. Le relativisme et le scepticisme seuls me semblent à même de constituer une science valable, quand bien même nécessairement imparfaite. L’attitude intransigeante de Louis Sala-Molins sur ces question me paraît donc franchement déplorable…
 
Mais tout cela, bien entendu, ne doit pas empêcher de lire sa longue introduction, souvent intéressante, ni a fortiori dispenser de lire le traité d’Eymerich. On y trouvera en effet bien des choses passionnantes.
 
Les textes sélectionnés par l’éditeur renvoient tous à la partie procédurale du manuel. On commence ainsi par envisager la « juridiction de l’inquisiteur ». Il s’agit ici de définir l’hérésie, de distinguer les différents types d’hérétiques (non en fonction de leur secte, mais selon qu’ils sont manifestes ou secrets, affirmatifs ou négatifs, etc.), les hérésiarques, les blasphémateurs, bref, tous ceux qui peuvent nécessiter l’intervention de l’inquisiteur. On voit ici que son champ de compétence est extrêmement large. La question est résumée plus loin (p. 252) :
 
« Nous avons déjà dit qu’il [l’inquisiteur] peut procéder contre les blasphémateurs, les jeteurs de sorts, les nécromanciens, les excommuniés, les apostats, les schismatiques, les néophytes revenus à leurs erreurs antérieures, les juifs, les infidèles vivant parmi les chrétiens, les invocateurs du diable. Mais disons d’une façon générale que l’inquisiteur « procède » contre tous les suspects d’hérésie, les diffamés d’hérésie, les hérétiques, leurs fidèles, ceux qui les hébergent, les défendent ou les favorisent et contre ceux qui mettent des entraves au Saint-Office, contre tous ceux qui, directement ou indirectement, retardent son action. »
 
Ce qui fait déjà beaucoup de monde… Mais le commentaire de Francesco Peña est ici particulièrement édifiant (ibid.) :
 
« Disons, d’une formule plus courte et plus claire que l’inquisiteur peut « procéder » contre tout le monde, hormis les quelques exceptions (le pape, ses légats, les évêques) tenant à la nature même de l’autorité déléguée de l’inquisiteur. »
 
L’air de rien, en passant ainsi d’une liste d’exceptions à une généralité, le docteur catalan du XVIe siècle étend considérablement la portée du texte eymericien, et c’est une pratique que l’on retrouvera souvent dans l’ouvrage. Disons-le franchement : très nombreux sont les passages d’Eymerich à même d’écœurer le lecteur ; mais les commentaires sont souvent bien pires… On constate un indéniable durcissement de la pratique inquisitoriale du XIVe au XVIe siècle, comme on le voit dans la longue partie suivante. Derrière la froideur de la procédure, la répétition des formulaires d’accusation, de délation (on y fait énormément appel, et on fait tout pour l’encourager…), d’abjuration, etc., on entend régulièrement les cris des prévenus détenus dans les prisons inquisitoriales (souhaitées horribles et sévères...), torturés ou condamnés au bûcher (quand bien même la torture n’était pas systématique, et le bûcher encore moins) : en matière d’hérésie s’instaure une véritable présomption de culpabilité ; le moindre faisceau d’éléments à charge (et la rumeur publique en fait partie), qui seraient d’un poids insuffisant pour que le juge « civil » fasse quoi que ce soit, légitime ici le recours à la torture, seul moyen d’obtenir l’aveu, « reine des preuves ». Eymerich se montre le plus souvent très dur, ici, mais un fond d’humanité le rattrape à l’occasion ; Peña, généralement, se montre bien plus catégorique : quand Eymerich rappelle (pour la condamnation, non pour la torture) la règle romaine testis unus, testis nullus, c’est pour inciter à rassembler le plus de témoignages possibles (sans retarder inconsidérément la procédure, ceci dit) ; Peña, lui, se contente à peu de choses près d’une lecture a minima de l’adage, selon laquelle deux témoignages concordants suffisent à condamner au bûcher…
 
On en jugera d’ailleurs par la petite sélection de citations effectuée par l’éditeur en exergue de l’ouvrage (p. 7). Seule une phrase d’Eymerich est retenue : « Tout ce que l’on fait pour la conversion des hérétiques, tout est grâce. » L’inquisiteur autorise ainsi de ruser avec l’hérétique, en jouant sur le sens du mot « grâce »… Nombreux sont les passages où Eymerich témoigne de sa ruse, d'ailleurs, d’une manière que l’on retrouve directement dans les romans de Valerio Evangelisti (un passage du Manuel fournit l’évidente inspiration d’un mémorable interrogatoire des Chaînes d’Eymerich…). Mais voyons maintenant le petit florilège de Peña (ibid.) :
 
« La finalité des procès et de la condamnation à mort n’est pas de sauver l’âme de l’accusé, mais de maintenir le bien public et de terroriser le peuple. » On le sait (voir ma note sur l’ouvrage de Jean-Marie Carbasse) ; mais la franchise de Peña n’en est pas moins frappante… Poursuivons :
 
« Le rôle de l’avocat est de presser l’accusé d’avouer et de se repentir, et de solliciter une pénitence pour le crime qu’il a commis. » Une conception originale… Ajoutons que, si Eymerich se montre déjà passablement réservé sur la possibilité d’accorder un défenseur à l’hérétique, Peña, lui, s’y oppose encore plus. Précisons enfin que le défenseur d’un hérétique… pouvait lui-même être poursuivi de ce seul fait, ce qui devait être assez dissuasif ! Mais continuons :
 
« Que tout soit fait pour que le pénitent ne puisse se proclamer innocent afin de ne pas donner au peuple le moindre motif de croire que la condamnation est injuste. » De toute évidence, Le Prince est passé par là…
 
« Bien qu’il soit dur de conduire au bûcher un innocent… », Peña juge tout de même cela préférable à la possibilité de laisser un coupable en liberté ; en cela, il n’était alors pas le seul, et il a beaucoup d’adeptes aujourd’hui…
 
« Je loue l’habitude de torturer les accusés. » L’air du temps… Eymerich comme Peña, ceci dit, expliquent que la torture n’est qu’un dernier recours, et nécessite en principe l’autorisation de l’évêque ; mais Peña, une fois de plus, se montre bien plus généreux pour l’inquisiteur… Et nous parlons ici de torturer l’accusé (normal, quoi…) ; mais la question se pose aussi de torturer les témoins… et obtient une réponse affirmative ! Bien évidemment (bande de petits sadiques !), nombre de pages sont consacrées à la torture ; ne vous attendez pas, ceci dit, à des anecdotes racoleuses, ou des descriptions des procédés : il n’y en a pas. On ne parle ici que de droit ; c’est amplement suffisant…
 
On pourrait continuer longtemps ainsi, notamment avec la partie qui clôt l’ouvrage, consacrée aux « questions afférentes », où l’aspect pratique du manuel ressort particulièrement (jusque dans les aspects financiers, où Eymerich se montre bien larmoyant...).

Le Manuel des inquisiteurs démontre assez la justesse de la phrase de Valerio Evangelisti (p. 61) : « On comprend que l’expression « légende noire » est effectivement impropre. La couleur était celle-là, mais ce n’était vraiment pas une légende. » Sans doute, ceci dit, vaut-il mieux avoir quelques connaissances de base en histoire médiévale et moderne, et plus encore en histoire du droit, pour apprécier pleinement l’ouvrage. Il serait dommage, en effet, de s’arrêter à la dénonciation scandalisée, dans l’esprit plus ou moins hypocrite de la « repentance » de Jean-Paul II en mars 2000 « pour les crimes et pour les horreurs de l’Inquisition »… Ces crimes ne sauraient faire de doute ; le traité eymericien témoigne d’un projet inconcevable et odieux pour qui le regarde du XXIe siècle débutant (... disons depuis une démocratie libérale telle que la France...). Mais d’un projet unique ? Incomparable ? D’une pure « histoire ancienne » ? Non. Je soutiens, quant à moi, qu’une lecture plus reposée, plus « froide » de cet ouvrage sera bien plus utile : relativiser l’Inquisition, c’est aussi l’identifier dans ses manifestations contemporaines, parfois bien pires – les précautions procédurales d’Eymerich étant mises de côté au nom d'une raison d'Etat qui n'a rien à envier à la pureté de la foi –, mais qui n’ont pas à subir ce juste stigmate d’infamie ; c’est enfin faire honneur à la science, au meilleur de l’homme que d’envisager ses pires aspects avec la justice que les chiens de garde des fanatismes en tous genres refusent à leurs « Ennemis » indifférenciés.

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N
Hou là, mes chers sociologues ! Je vous en prie, continuez, c'est intéressant, mais je pourrais difficilement vous suivre dans le détail : c'est que Weber, ou, bon, d'accord, mais Passeron, à peine ; et j'avais souffert en méthodes des sciences sociales... ;)<br /> <br /> Sur les aspects proprement politiques, ceci dit, oui, il y a bien la question de vouloir "changer la société par le haut", ou, plus ou moins, du volontarisme politique ; j'ai déjà eu l'occasion d'en causer un peu, j'y reviendrai sans doute prochainement (sur une autre fiche de renseignements politiques qui n'intéressent personne, ou plus immédiatement en causant du Yellow Submarine consacré aux "Envies d'utopie"). Heureux de voir, Tétard, que l'on semble se rejoindre pour ce qui est de la place de l'économie en politique, au passage.<br /> <br /> ... On s'est par contre sacrément éloigné de l'Inquisition, mais c'est pas grave. ^^ Mon propos n'allait certainement pas aussi loin, et l'attitude de Louis Sala-Molins n'était en rien ambiguë ('fin, je ne reviens pas là-dessus).<br /> <br /> Peut-être aurais-je du à mon tour donner des exemples "personnels" pour expliciter mon point de vue, mais ça serait trop revenir en arrière...<br /> <br /> Continuez, donc, je vous en prie. Excusez-moi, en ce moment, je manque un peu de temps pour répondre (et pour rédiger des notes, argh, le retard s'accumule !), mais je ne boude point. ;)
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T
"(en commençant par la suppression de l'héritage et la contraction des grilles salariales" sans oublier la socialisation de tous les logements... (à tout hasard, je précise que notre chère République m'octroie un logement de fonction).
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T
"Mais on peut aussi prendre en compte son travail sur l'individualisme (trop peu commenté d'ailleurs) et l'utiliser pour une réflexion globale sur les possibilités de fonder une société d'individus. Dans ce cas, Durkheim aide à fonder une idéologie et je ne crois pas que cela soit une imposture à partir du moment ou l'on neproclame pas que cette idéologie est irréfutable."<br /> <br /> S'il s'agit simplement de réflexion, pourquoi pas. Mais s'il s'agit de vouloir transformer la société par en haut, au nom d'une idéologie, pour fonder une nouvelle société, alors :<br /> 1) ça ne marche jamais comme prévu<br /> 2) ça donne un régime totalitaire.<br /> <br /> Une telle chose n'est envisageable que si elle reçoit l'assentiment de tous (ceux qui y participeront). Pour créer une "société anarchiste" (si c'est possible, si ce n'est pas une oxymore etc...), le seul petit souci (malheureusement), c'est qu'il faut à la base une population d'anarchistes... A moins que l'assentiment ne soit recueilli lors de ou après une révolution. <br /> <br /> Par contre, en l'absence de révolution inopinée (parce que si ce n'est pas inopiné, ça risque de ressembler à un coup d'Etat), des réformes ponctuelles qui favorise le relâchement des liens de dépendances sont envisageables : divorce, contraception, droit pour les femmes de posséder un compte bancaire sans avoir à demander l'autorisation de leur mari... Mais en général, le droit ne précède pas mais suit les évolutions de la société.<br /> Je peux te donner une trentaine de réformes révolutionnaires à mettre en oeuvre pour créer la société de mes rêves (en commençant par la suppression de l'héritage et la contraction des grilles salariales), mais je ne suis pas sûr de convaincre grand monde...
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T
"Boudon et Bourdieu produisent de la science avec des résultats contradictoires mais tout autant légitime". Pour le coup, je n'ai jamais considéré Boudon comme un véritable sociologue : les critères proposés par Lahire et Passeron permettent je pense d'argumenter en ce sens.<br /> <br /> "Par contre, je crois que tu limites trop le rôle de la science, ainsi définie, dans la réflexion morale et idéologique. Tout d'abord, on doit accepter que les travaux de chercheurs sont lus en dehors du milieu et qu'ils ont des effets, et donc qu'il inspirent des idéologues, quand bien même les scientifiques le refusent".<br /> <br /> Je suis tt à fait d'accord. je m'exprimais "du point de vue de la science", "ce que les scientifiques peuvent dire en tant que tels" (et non en tant que militants, citoyens).<br /> Après, bien sûr que leurs travaux sont et peuvent être repris en dehors du champ scientifique, par d'autres ou par eux-mêmes s'ils soutiennent une cause ou une autre. Je pense que Nebal est d'accord avec nous là aussi.<br /> <br /> "Regarde l'impact des sciences économiques, ou simplement la figure de la main invisible. L'ensemble de la théorie utilitariste est fécondée par la science mais la dépasse largement, c'est tout un système de pensée."<br /> En l'occurrence, j'attends avec impatience que les économistes soient remis à leur place, et quittent celles de prophètes, augures et conseillers des Princes (sur la place démesurée de l'économie dans la politique, voir le post de Nebal, celui qui contient les "grossiers schémas"). L'économie est dans une position ambigüe: les frontières entre science, idéologie, expertise sont assez flous. L'"expertise" est bien souvent une façon de récupérer indument les profits symboliques de la référence à la science, et de les mettre au service d'une idéologie. L'exemple de la main invisible est concerné par cette confusion science/idéologie.<br /> <br /> "Je crois donc que le travail des chercheurs doit pouvoir être récupérer et trahit. Cela ne veut pas dire que cela doit être fait au nom de la science, surtout pas (et c'est le sens de la distinction de Weber entre éthique de la responsabilité et de la conviction). Les adaptations de Foucault ou Bourdieu (ou de Giddens et Basquiat) ne font pas de leur travail de la fausse science et pourtant cela dépasse largement la simple question de trancher entre les moyens et les objectifs.<br /> Ce qu'il faut admettre c'est que ce sont 2 univers différents et donc avec des a priori différents. Une fois que c'est clair, il me semble légitime que l'on utilise les travaux scientifiques pour enrichir une éthique.<br /> Si je prend l'exemple, que tu dois, je pense, connaitre, des travaux de Becker sur la déviance. Ne penses tu pas qu'il serait dommage de ne pas les utiliser (et donc en partie les trahir) pour penser le rôle de la répression?<br /> "<br /> Tout à fait d'accord. Je voulais simplement dire que "ce sont 2 univers différents", et que la olitique ne peut pas attendre de la morale et des prises de décisions de la part de la science. C'est une fonction proprement politique, lequel peut évidemment utiliser les données ou théories scientifiques.
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S
Il me vient un autre exemple, puisque tu as parlé de Durkheim. D'un coté, on pourrait, selon ta vision, utiliser ces travaux sur le suicide, par exemple, pour prévenir le suicide ou adapter le système de soin. <br /> Mais on peut aussi prendre en compte son travail sur l'individualisme (trop peu commenté d'ailleurs) et l'utiliser pour une réflexion globale sur les possibilités de fonder une société d'individus. Dans ce cas, Durkheim aide à fonder une idéologie et je ne crois pas que cela soit une imposture à partir du moment ou l'on neproclame pas que cette idéologie est irréfutable.
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S
J'avais aussi les références de Passeron et de Weber en tête en écrivant mon commentaire. <br /> Tu soulèves, je pense, aussi une autre question, qui est de savoir ce qu'est le "raisonnement scientifique" en SHS. Je suis d'accord que c'est essentiel, car cette question justement devrait, une fois pour toute (?) régler l'illusion scientiste et la croyance que la science est incontestable. C'est en effet l'objet du travail de Passeron (tellement riche et puissant intellectuellement que j'avoue être loin de l'avoir entièrement piger), définir les critères de la scientificité dans "un univers non-poppérien". Du coup, il décrit aussi une éthique et des valeurs sur lesquels se fondent le travail de la communauté sctq. Bref, tout cela pour dire que je suis d'accord avec toi, la science en SHS n'est pas la vérité, c'est à dire, comme tu l'expliques que Boudon et Bourdieu produisent de la science avec des résultats contradictoires mais tout autant légitime. Je crois que le critère premier de la scientificité est l'observance d'une méthode, méthode "relative", mais sanctionnée par les pairs. En SHS, faire de la science c'est adopter une posture et des méthodes et se soumettre à la critique (à la relativisation).<br /> <br /> Par contre, je crois que tu limites trop le rôle de la science, ainsi définie, dans la réflexion morale et idéologique. Tout d'abord, on doit accepter que les travaux de chercheurs sont lus en dehors du milieu et qu'ils ont des effets, et donc qu'il inspirent des idéologues, quand bien même les scientifiques le refusent. Regarde l'impact des sciences économiques, ou simplement la figure de la main invisible. L'ensemble de la théorie utilitariste est fécondée par la science mais la dépasse largement, c'est tout un système de pensée.<br /> Je crois donc que le travail des chercheurs doit pouvoir être récupérer et trahit. Cela ne veut pas dire que cela doit être fait au nom de la science, surtout pas (et c'est le sens de la distinction de Weber entre éthique de la responsabilité et de la conviction). Les adaptations de Foucault ou Bourdieu (ou de Giddens et Basquiat) ne font pas de leur travail de la fausse science et pourtant cela dépasse largement la simple question de trancher entre les moyens et les objectifs.<br /> Ce qu'il faut admettre c'est que ce sont 2 univers différents et donc avec des a priori différents. Une fois que c'est clair, il me semble légitime que l'on utilise les travaux scientifiques pour enrichir une éthique.<br /> Si je prend l'exemple, que tu dois, je pense, connaitre, des travaux de Becker sur la déviance. Ne penses tu pas qu'il serait dommage de ne pas les utiliser (et donc en partie les trahir) pour penser le rôle de la répression?<br /> <br /> Bon, j'en finit là sans avoir le courage de relire mon pavé, surement très décousu.
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T
[Quote Nebal] "Dès lors, les sciences humaines et sociales, si elles sont bien "scientifiques" de par leurs méthodes, ne sauraient prétendre être des "sciences exactes" (pas sûr que les sciences dites "dures" le puissent non plus...). Une chose n'est vraie que jusqu'à preuve du contraire".<br /> <br /> Sur ce sujet, il faut lire "Le raisonnement sociologique" de J-C Passeron, et la dizaine d'articles qu'il a écrit sur ce thème.<br /> <br /> Amha, le rôle des SHS et de la raison (pas de R maj. svp), en politique, pourrait/devrait être essentiellement négatif : non pas dire ce qui peut fonctionner, encore moins ce qu'il faut faire, mais plutôt mettre l'accent sur l'adéquation ou l'inadéquation entre les objectifs avancés (sincèrement ou non, là n'est pas la question) et les moyens proposés (c'est je crois ce qu'avance Weber dans "Le savant et le politique", que je n'ai pas lu). Montrer en quoi ils se contredisent ou se confortent. Par exemple, se demander si exclure des femmes voilées des institutions laïques est le meilleur moyen pour obtenir une société laïque; mais la science ne dira pas si une société laïque est souhaitable (bon, Durkheim l'aurait sans doute dit, mais avec un bonne couche de relativisme; pour lui par exemple les droits de l'homme étaient tout à fait nécessaires dans nos sociétés, mais incompatibles avec les moeurs des "sociétés primitives"; distinguer le nécessaire ici et maintenant de l'universel).<br /> La science pourra révéler les contradictions internes des discours et des politiques, mais pas en soutenir une en particulier. Elle pourrait tout au plus soutenir la plus cohérente, pour cette raison que la cohérence, est un critère de la méthode scientifique.<br /> <br /> Et encore, il n'y pas "La Science" : les SHS sont traversées de courants opposés ou complémentaires : Bourdieu n'est pas Durkheim, Garfinkel n'est pas Goffman...Qui va choisir le "bon" sociologue ? le choix des analyses de tel ou tel scientifique sera lui-même politique. <br /> La diversité interne de ces sciences est paradoxalement ce qui les fait perdurer comme sciences et non comme idéologie (au contraire du marxisme des années 60). Passeron dirait que leur régime de scientificité n'est pas celui de la preuve et de la vérité (régime des sciences naturelles), mais celui de l'exemplification et de la véridicité. Où l'on peut retrouver Bernard Lahire (qui s'inspire de Passeron) et le critère précédemment énoncé de la "cohérence" : Lahire suggère que si les différents courants sociologiques sont légitimes (en particulier, que Bourdieu (ou Boudon) ne peut pas se considérer légitimement comme le seul représentant de ce que doit être la sociologie, de ce qu'est un véritable sociologue)et ont donc tous le droit d'exister, on peut par contre les jauger scientifiquement sur selon certains critères : quantité et qualité des exemples (des "ici et maintenant" auxquels les théories sont applicables), extension temporelle et spatiale de la validité des modèles, cohérence interne des théories, choix des exemples mis en avant dans les querelles scientifiques (permettre, non pas de falsifier la théorie (méthode popperienne à réserver aux sciences naturelles : les SHS sont sous le régime de l'exemplification et non de la preuve), mais de la contester, de la relativiser etc...<br /> <br /> Si donc les politiques voulaient s'inspirer ou utiliser les sciences, celles-ci pourraient en retour les jauger sur de tels critères... Après la critique "négative" quant à l'adéquation des fins et des moyens, c'est peut-être ce que l'on peut en attendre de plus "positif".
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N
"[...] faire croire qu'une idéologie est scientifique et donc indépassable" : c'est bien ce danger qui m'inquiète. Une attitude paradoxale, anti-scientifique en dépit de ses allégations, et qui vire au messianisme. L'exemple de Marx (ou plus exactement, sans doute, du marxisme) en est justement révélateur.<br /> <br /> Je ne crois pas, pour ma part, que l'humanité soit une machine bien huilée, et je ne crois pas non plus que l'homme soit un animal rationnel.<br /> <br /> Dès lors, les sciences humaines et sociales, si elles sont bien "scientifiques" de par leurs méthodes, ne sauraient prétendre être des "sciences exactes" (pas sûr que les sciences dites "dures" le puissent non plus...). Une chose n'est vraie que jusqu'à preuve du contraire. La science peut bien entendu fournir des pistes, suggérer des directions à prendre, mais elle ne saurait conférer un blanc-seing pour autant. L'idéologie trouvera toujours à s'accomoder des données scientifiques, et pourra en tirer des conséquences des plus variées...<br /> <br /> Dans le cadre de la vie politique, je tends donc à considérer que l'idéologie précède la science ; fruit de l'éducation, du milieu, de l'époque, etc., elle ne se soumet pas nécessairement à la raison. Il serait certes absurde de ne la fonder que sur des abstractions : l'expérience, le vécu, la science, etc., la modèlent.<br /> <br /> Mais idéologie et science doivent tout de même être distinguées : elles obéissent à des règles différentes, leurs buts sont éventuellement concurrents. Et le risque me paraît trop grand de l'abus de la prétention scientifique (anti-scientifique par essence...) fondant un dogme incontestable. "C'est scientifique, donc c'est vrai", c'est une absurdité en sciences ; et j'ai trop souvent entendu ce genre de faux argumentaire en matière politique (avec des conséquences parfois horribles) pour ne pas frémir à cette idée.<br /> <br /> Je ne parlais sûrement pas, de manière manichéenne, "d'ignorer la science" ; je ne faisais que pointer du doigt la distinction à mon sens nécessaire entre travail scientifique et pamphlet, entre science et idéologie...
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S
Je suis absolument en désaccord avec toi. Si tu admets que les SHS sont des sciences, comme leur nom l'indique ; je pense qu'il est absurde d'ignorer leurs expertises. Le but de la socio ou de l'histoire est de comprendre le réel. Je crois qu'il est indispensable que ces acquis aient des répercussions en dehors du cercle des initiés. Et heureusement que les sciences irriguent l'idéologie, du libéralisme au communisme (Marx est lu comme un sociologue, un économiste, parfois un historien et comme un idéologue).<br /> <br /> Après, entendons-nous, le danger est bien entendu de penser la morale ou l'idéologie comme une science. C'est une des raisons de la défaite du marxisme. Il y a une très grande différence entre, prendre en compte les connaissances produits par la science et faire croire qu'une idéologie est scientifique et donc indépassable.
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N
setim : pour ce qui est du relativisme, souvent jugé immoral effectivement (on peut remonter aux sophistes, c'est dire...), il me paraît indispensable au scientifique, je le maintiens. Après, un scientifique n'est jamais que cela : il est aussi un citoyen. Mais la confusion des genres est néfaste ; déguiser l'idéologie sous une apparence de science et prétendre fonder l'idéologie sur la science sont à mon sens deux impostures qui se vvalent bien, et sont tout aussi préjudiciables à leur manière. Sur le révisionnisme, le problème est qu'il y a déjà confusion, et insulte... A priori, on n'est pas près d'en sortir.<br /> <br /> Sire Hupeux : je crois que vous avez tout compris, sire.
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