"L'Eve future", de Villiers de l'Isle-Adam
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, L’Eve future, édition établie par Nadine Satiat, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1992, 441 p.
Une idée reçue dont il faut se débarrasser : non, la science-fiction n’est pas née aux Etats-Unis avec les auteurs de « l’âge d’or ». A vrai dire, et de manière très logique, le genre préexistait à sa désignation, forgée après quelques hésitations par l’éditeur Hugo Gernsback. Auparavant, on employait d’autres expressions, celle de « merveilleux scientifique », par exemple. Et on compte bon nombre d’illustres « précurseurs » de la science-fiction, qui ne sont donc des « précurseurs » que par convention. Certains sont restés célèbres, ainsi, outre-Manche, H.G. Wells ; on pourrait à vrai dire remonter à Mary Shelley et son fabuleux Frankenstein ou le Prométhée moderne, et sans doute au-delà… De même en France, d’ailleurs, où les auteurs s’illustrant dans le genre furent particulièrement nombreux, quand bien même ils ont pour la plupart aujourd’hui sombré dans l’oubli. Pas tous, bien sûr : nous avons tous lu Jules Verne… Mais il en est d’autres encore, que l’histoire littéraire, peut-être un peu moins sectaire alors, n’a pas confiné dans le genre, mais a élevé au rang convenant à leur génie : ainsi Rosny-Aîné, ou encore, et peut-être davantage, Villiers de l’Isle-Adam, auteur de cette fameuse Eve future, étrange pierre angulaire d’un genre en formation, à vrai dire plus paradoxale encore que « l’andréide » qui en offre le prétexte.
Villiers de l’Isle-Adam, en effet, n’avait rien du scientiste confiant dans l’avenir et porté sur la spéculation qui semblera caractériser la SF « à l’ancienne », à la Gernsback, puis à la Campbell. Bien au contraire, cet aristocrate – comme son nom l’indique… –, sorte de dandy sans le sou, proche des décadents symbolistes, voire mystiques, à la Huysmans, mais déjà auparavant d’un Baudelaire, partageait avec ces auteurs un profond mépris pour le progrès sous toutes ses formes, progrès technique, progrès social, ce progrès répugnant qui semblait caractériser l’esprit du siècle, tout de scientisme et de positivisme à la mode bourgeoise. Villiers de l’Isle-Adam abomine la médiocrité bourgeoise et tout ce qui semble en découler, et notamment la démocratie ; sous cet angle et sous bien d’autres, ainsi sa plume emphatique et son cynisme cruel, il n’est pas sans évoquer un Flaubert fustigeant la bêtise de l’esprit positif dans ce qu’il a de plus bourgeois avec le réjouissant Bouvard et Pécuchet.
Et il me semble qu’il y a ici un parallèle intéressant. Flaubert, donc, méprisait son siècle ; au réalisme plat, il préférait la grandiloquence des mythes et d’un passé idéalisé, imprégné de rêve : en témoignent les différentes versions de La Tentation de saint Antoine, Salammbô, et, dans les Trois contes, « La légende de saint Julien l’Hospitalier » et « Herodias ». Pourtant, si les œuvres citées sont de très grande qualité, on peut bien reconnaître que Flaubert n’a jamais autant excellé que dans ses romans réalistes, voire naturalistes, ceux où il emprunte les airs de la bourgeoisie pour mieux la disséquer et en faire ressortir les ridicules et les bassesses ; d’autant que l’érudition étouffante comme le goût du mot rare qui caractérisent le versant « rêveur » de l’œuvre de Flaubert n’ont à vrai dire rien à envier aux passions soudaines et vides de Bouvard et Pécuchet ; le plus fort étant que l’auteur en est bien conscient… Aussi, c’est bien l’écriture « par défi » de Madame Bovary, puis de son plus génial encore pendant masculin L’éducation sentimentale, qui ont valu au grand auteur d’entrer dans l’histoire, et d’avoir une postérité littéraire sans doute inattendue, et pour ainsi dire pas vraiment désirée : celle de Zola et du cercle naturaliste entourant le chroniqueur des Rougon-Macquart lors des Soirées de Médan. Mais sans doute ses vrais fils spirituels doivent-ils être recherchés parmi ceux qui deviendront bientôt des dissidents de ce premier cercle, en réintroduisant d’une manière ou d’une autre le rêve et l’idéal dans la sécheresse naturaliste, et, par là-même, en en rejetant les éventuelles déviances bourgeoises : Huysmans dans la décadence d’A rebours, puis dans le mysticisme outrancier du « roman de Durtal », du satanisme tentateur (… et finalement bourgeois !) de Là-bas à l’apothéose catholique d’En route, La cathédrale et L’oblat ; Maupassant dans le fantastique du Horla ; Rosny dans le « merveilleux scientifique »…
Et cette tension entre une imprégnation de l’esprit du siècle et son rejet vigoureux, jusqu’à la réaction dans certains cas, me semble assez caractéristique de Villiers de l’Isle-Adam, ainsi que, via Baudelaire, d’un auteur qui a beaucoup compté dans sa formation littéraire et dans l’élaboration de L’Eve future, Edgar Poe. Villiers de l’Isle-Adam abomine la médiocrité bourgeoise, le scientisme, l’esprit « positif » ; il les raille régulièrement, notamment dans ce qui deviendra les Contes cruels ; son rejet passe tout naturellement, en politique, par le légitimisme, et, pour ce qui est des idées, par une symbiose éventuellement maladroite d’un catholicisme très personnel et d’une philosophie idéaliste résultant d’une mauvaise lecture de Hegel. Au-delà, ses modèles littéraires sont à chercher dans les sources du romantisme, au-delà même de Hugo, et surtout, outre-Rhin, chez Goethe : depuis bien longtemps, Villiers de l’Isle-Adam veut écrire « son » Faust ; une grande œuvre unique, inclassable, grandiloquente, mégalomane, et à même d’illustrer cette conviction profondément ancrée chez l’auteur, que philosophie et poésie sont une seule et même chose. Plusieurs projets se solderont par un échec ; mais finalement, le Faust de Villiers de l’Isle-Adam, ce sera bien L’Eve future : un roman inclassable, unique, déroutant, d’une grande richesse, et qui a dû surprendre son auteur tout autant que son public… mais fut bien vite reconnu comme un chef-d’œuvre, loué par ses pairs (et en premier lieu Mallarmé), quand bien même il ne rapportera dans l’immédiat quasiment rien à son auteur, lequel, après une vie sans le sou, périra jeune dans la misère la plus totale. Une œuvre, enfin, tiraillée entre les extrêmes, et où, contre le projet de départ visant à dénigrer le scientisme, opposé au rêve, à l’idéal et à la foi, le résultat sera une synthèse de ces supposés antagonistes : sans doute contre les premières intentions de l’auteur, L’Eve future, de conte philosophique faustien farouchement réactionnaire et anti-bourgeois, deviendra une incarnation du plus noble « merveilleux scientifique », en dissociant la science et le progrès de la médiocrité bourgeoise, pour les rendre à l’idéal et à l’imagination qui ont de tous temps fait les plus grands génies.
Le génie, dans L’Eve future, ce sera rien moins que Thomas Edison, qui y jouera successivement ou en même temps les rôles de Faust (auquel il emprunte son long monologue introductif) et de Mephistopheles. Dans les premières ébauches du roman, Villiers de l’Isle-Adam entendait moquer le savant, en faire l’incarnation de cette petitesse bourgeoise, de la bêtise positiviste qu’il comptait dénoncer : il n’avait pas saisi, ainsi, l’importance de l’invention du phonographe, dans lequel il ne voyait qu’un gadget sans intérêt… servant au mieux à des utilisations grivoises on ne peut plus bourgeoises. Mais en se documentant sur son personnage, il donnera bientôt une tout autre image du génial inventeur de Menlo Park : en effet, si Edison conserve par endroits quelques traits risibles, et si son scientisme est indéniablement excessif, il n’en est pas moins dans une égale mesure un poète et un rêveur. Et, au-delà du cynisme et du matérialisme de l’expérience scientifique, il se révèle un homme fondamentalement bon, le cœur sur la main, prêt à tout pour venir en aide à son prochain.
A savoir Lord Ewald. Un beau jeune homme, intelligent, noble, aimable, riche… Tout pour plaire. C’est son malheur : dans sa famille, on ne tombe amoureux qu’une fois ; or il a jeté son dévolu sur la superbe Miss Alicia Clary. On ne saurait imaginer plus belle femme : elle est divine, l’incarnation même de la Venus victrix du Louvre. Seulement… Non, elle n’est pas bête : l’intelligence comme la bêtise seraient pour elle des atouts ! Non, non, c’est bien pire : elle est bourgeoise ; superficielle, n’attachant d’importance qu’à la « distinction » et aux apparences ; creuse, ne s’intéressant à rien, n’envisageant l’art que comme un passe-temps ; positive, en un mot : autant dire sans âme (p. 342 : « D’ailleurs, cet opéra-là, murmura Miss Alicia Clary, c’est du fantastique, tout cela. / – Et le fantastique a fait son temps ! c’est juste. Nous vivons dans une époque où le positif seul a droit à l’attention. Le fantastique n’existe pas ! conclut Edison »… ironique, cela va sans dire ; joli retournement !). Quoi qu’il en soit, Lord Ewald souffre de sa compagnie, de sa médiocrité ; il ne voit plus qu’une seule échappatoire : le suicide. S’il s’est rendu à Menlo Park, c’était pour revoir une dernière fois le grand homme, son ami, auquel il était venu en aide il y a de cela quelque temps.
Et Edison compte bien payer sa dette. Il propose un « pacte » (c’est le titre de la deuxième partie, faustien au possible) à son jeune ami : en l’espace de trois semaines, il s’engage à réaliser ses vœux, d’une manière inespérée. Voyons : ce n’est pas la chair qui désespère Lord Ewald, mais cette triste disparition de l’idéal féminin, ce manque d’âme. Eh bien ! Edison est en mesure de créer une femme artificielle, une « andréide », qui aura l’apparence exacte de Miss Alicia Clary, mais avec le supplément d’âme qui seul peut la rendre digne d’être aimée. Lord Ewald hésite ; il n’y croit guère, à vrai dire ; et puis… ne serait-ce pas tenter Dieu ? (p. 301.)
« En effet, ce que disaient, en réalité, ces deux hommes, l’un avec ses calculs littérairement transfigurés, l’autre avec son silence d’adhésion, ne signifiait pas autre chose que les paroles suivantes, adressées, inconsciemment, au grand x des Causes premières.
« « La jeune amie que tu daignas m’envoyer, jadis, pendant les premières nuits du monde, me paraît aujourd’hui devenue le simulacre de la sœur promise et je ne reconnais plus assez ton empreinte, en ce qui anime sa forme déserte, pour la traiter en compagne. – Ah ! l’exil s’alourdit, s’il me faut regarder seulement comme un jouet de mes sens d’argile celle dont le charme consolateur et sacré devrait réveiller, – en mes yeux si las de l’aspect d’un ciel vide ! – le souvenir de ce que nous avons perdu. A force de siècles et de misères, le permanent mensonge de cette ombre m’ennuie ! rien de plus : et je ne me soucie plus de ramper dans l’Instinct, d’où elle me tente et m’attire, jusqu’à m’efforcer de croire, toujours en vain, qu’elle est mon amour.
« « C’est pourquoi, passant d’une heure et qui ne sait d’où je viens, je suis ici, cette nuit, dans un sépulcre, essayant, – avec un rire qui contient toutes les mélancolies humaines, – et m’aidant, comme je le peux, de la vieille Science défendue – de fixer, au moins, le mirage – rien que le mirage, hélas ! – de celle que ta mystérieuse Clémence me laissa toujours espérer. »
« Oui, telles étaient, à peu près, les pensées que voilait, en réalité, l’analyse du sombre chef-d’œuvre. »
L’andréide, en effet, est plus qu’un simple simulacre, prenant l’apparence de la femme. Villiers de l’Isle-Adam, ici, s’éloigne des automates d’Hoffman et autres simulacres qui ont pu le précéder ; on passe bien au stade du robot, ou plus exactement de l’androïde, comme on le désigne de nos jours. Plus encore, à vrai dire ; en lui conférant tout à la fois une âme et un corps, il s’agit bien de faire de Hadaly une femme authentique, reproduction en moins (quelle importance ! l’andréide est de toute façon armée d’un couteau pour se défendre contre les attentats lubriques…), une femme idéale : une Eve nouvelle, une Eve future.
Mais, s’il entend laisser le choix à Lord Ewald – et se montre à l’occasion craintif lui-même sur les conséquences éventuelles du pacte –, nul argument prétendument « rationnel », « logique » ou « moral » ne tient face à Edison – le scientifique, le poète, le rêveur, qui compte bien asséner le coup fatal à l’hypocrisie bourgeoise (p. 333) :
« Je viens vous dire : Puisque nos dieux et nos espoirs ne sont plus que scientifiques, pourquoi nos amours ne le deviendraient-ils pas également ? – A la place de l’Eve de la légende oubliée, de la légende méprisée par la Science, je vous offre une Eve scientifique, – seule digne, ce semble, de ces viscères flétris que – par un reste de sentimentalisme dont vous êtes les premiers à sourire, – vous appelez encore « vos cœurs ». […] Chimère pour chimère, péché pour péché, fumée pour fumée, – pourquoi donc pas ?… »
C’est bien Edison, le scientifique, qui tient ce discours poussant le scientisme à ses extrêmes. Mais il ne faut pas y voir une perfidie à l’encontre du « sorcier de Menlo Park », bien au contraire ; et la suite le démontre amplement.
Au fil des brefs chapitres du roman, presque intégralement constitués de monologues d’Edison au style précieux et alambiqué, l’argumentaire est souvent cruellement drôle (et d’une délicieuse misogynie fin de siècle…), tandis que la description du projet de l’andréide fait se joindre le réalisme scientifique le plus absolu et le rêve le plus fou ; Villiers de l’Isle-Adam, avec le projet démiurgique qu’il attribue au « papa du phonographe », déterre ainsi l’imagination sous la science, l’âme sous les rouages, le rêve sous la réalité ; les frontières se fissurent, les diktats du « bon goût » et du « sérieux » sont bafoués, et l’auteur introduit ainsi en littérature le « merveilleux scientifique » à l’état pur. En critiquant le scientisme et le positivisme, le dandy réactionnaire succombe progressivement (si j’ose dire…) aux charmes de l’invention et de la technique, en dégage une poésie jusqu’alors inconcevable ou presque ; on peut bien dire, pour toutes ces raisons, qu’il y a déjà, dans L’Eve future, tout ce qui fait le meilleur de la science-fiction, l’émerveillement et le sens s’y mêlant, comme le rêve et la réalité.
Et si, en fin de parcours, l’auteur, comme à regret – ou pour obéir, finalement, à l’image qu’il entend donner de lui, mais qu’il n’en a pas moins malmenée –, suit les usages de la conclusion « morale » faisant triompher Dieu sur la science, il n’en reste pas moins que l’andréide Hadaly a témoigné tout au long du roman du succès de l’entreprise de la science contre Dieu (ou avec lui ? ou à sa place ? une entreprise étrangement légitime, en tout cas… et qui surpasse même les espérances d'Edison !). Et L’Eve future, pour notre plus grand plaisir, aura une belle et pléthorique descendance, de simulacres pensants, de robots qui rêvent, de créations faustiennes qui questionnent l’humanité, parfois avec une cruauté salutaire, en la reproduisant, en l’imitant, voire en la dépassant.
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