"Abattoir 5", de Kurt Vonnegut Jr
VONNEGUT Jr (Kurt), Abattoir 5, ou la croisade des enfants, traduit de l’américain par Lucienne Lotringer, Paris, Editions du Seuil – J’ai lu, [1969, 1971] 1973, 311 p.
(Chers lecteurs,
Autant vous prévenir tout de suite : Nébal est une fois de plus pris d’une crise d’enthousiasmite aiguë. Alors, comme d’habitude, il va y aller à fond dans l’éloge à grands coups de superlatifs, hurler « rhaaaaaaaaaaaaaaaaaa » les yeux exorbités, succomber au dérèglement des sens lovecraftien et en foutre partout.
Aussi, comme disait l’autre : « Fuyez, pauvres fous ! » Oui, fuyez, pendant qu’il en est encore temps !)
…
Trop tard.
RHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !!!
Vous devez lire Abattoir 5 (si c’est pas déjà fait). Il le faut. C’est un ordre. En plus, il y a des éditions plus récentes que ce vieil exemplaire trouvé chez un bouquiniste qui m’a traumatisé (l’exemplaire, pas le bouquiniste). Alors aucune excuse. Parce que, voyez vous…
Baffe.
Grosse baffe.
Très grosse baffe.
ENOOOOOOOOOOOOORME baffe.
Ou, autrement dit, chef-d’œuvre.
OUI, CHEF-D’ŒUVRE !!!
(Ca y est, il bave… Pfff…)
N’écoutez pas ce sinistre interrupteur italico-parenthéseux, il n’a aucun goût. Hurler « rhaaaaaaaaa » pour exprimer son sentiment à propos d’Abattoir 5, loin d’être un signe de démence, est une réaction parfaitement sensée, et même, dirais-je, la seule appropriée. Il est bon de baver devant le génie, et d’exprimer par mille autres moyens (plus ou moins collants) sa satisfaction de voir qu’il existe bel et bien des livres qui valent le coup de vivre rien que pour qu’on les lise. Oui, ma bonne Dame. Abattoir 5 est de ces œuvres rares qui seraient presque en mesure de me faire croire en l’existence de Dieu.
(… Faut pas déconner, Nébal. Personne ne va te croire, là…)
Je dis ce que je veux. Ah mais.
(Admettons. Mais si tu nous parlais plutôt du livre, qu’on en finisse ?)
Heureuse suggestion, pour une fois. Mais par où commencer ? Mmmh… Par l’auteur, sans doute. Kurt Vonnegut Jr. Pour plus de détails, voyez par exemple là. Ici, on notera juste qu’il s’agit d’un grand auteur américain (… mort l’année dernière, j’étais passé à côté de cette triste nouvelle…) à l’œuvre originale, et parfaitement inclassable. Du moins en fonction du rideau de fer bâti par de sinistres intégristes entre littérature générale et science-fiction. Car si l’auteur a souvent été publié dans des collections de SF, il est clair que l’étiquette, pour le coup, est un peu réductrice, et, surtout, qu’elle a longtemps nui à la renommée de l’auteur. Abattoir 5 est à cet égard une œuvre-limite, et le premier gros succès éditorial de Vonnegut (et probablement le plus important), puisque, en dépit des connotations genresques du roman, il a néanmoins figuré pendant trois mois en têtes des best-sellers américains, et connu très vite une adaptation cinématographique (que je n’ai pas vue, désolé). Mais peut-on dire d’Abattoir 5 qu’il s’agit d’un roman de science-fiction ? Pas sûr, vraiment. On y croise bien des extraterrestres et on y voyage dans le temps, certes ; à moins que… Mais peu importe. Débat stérile. Abattoir 5 est un grand roman, à même de séduire tous ceux qui ne soumettent pas leur jugement à l’approbation d’une étiquette.
(OK. Bon, et ça parle de quoi ?)
De Dresde.
Du bombardement de Dresde, du 13 au 15 février 1945. Vonnegut était là : soldat américain fait prisonnier par les Allemands durant la contre-offensive des Ardennes, il avait été envoyé au travail forcé dans « la Florence de l’Elbe ». Quand le bombardement a débuté, il est parvenu à se réfugier, avec quelques autres, dans la cave d’un abattoir. L’abattoir 5. C’est ainsi qu’il fera partie des survivants de ce bombardement terrible, véritable crime de guerre, dont le bilan reste encore aujourd’hui difficile à établir (voir par exemple là ; Vonnegut, pour sa part, retient le nombre de 135 000 victimes… soit deux fois plus qu’Hiroshima ; mais le bilan a été revu à la baisse aujourd’hui : les dernières enquêtes parlent de 35 000 victimes, tout en reconnaissant que la vérité ne pourra sans doute jamais être établie avec certitude, du fait des circonstances du drame… et de sa récupération). Quoi qu’il en soit, quand Vonnegut sort de son abri, c’est pour contempler le spectacle horrible d’une ville ravagée, annihilée, réduite en cendres ; partout, des cadavres, par milliers ; sans compter les corps à jamais disparu, fondus, évaporés…
Expérience traumatisante, et qui jouera un grand rôle dans la carrière d’écrivain que va entamer Vonnegut après la guerre. Pendant 20 ans, il va promettre à son éditeur « son livre sur Dresde ». Sans parvenir à en écrire la moindre ligne. Mais il finira pourtant par le publier, en 1969, et donc près d’un quart de siècle après les faits. Il lui faudra cependant, pour exorciser ce drame atroce, donner à son livre une forme particulière ; et c’est ainsi à travers un roman « de science-fiction » qu’il pourra témoigner.
Le premier chapitre du roman, une sorte de préface, dans un sens, est écrit à la première personne par Vonnegut, et lui fournit un moyen de s’expliquer sur ses intentions ; il confirme que, dans ce qui suivra, il est bien des éléments autobiographiques, et que tout ce qui concerne la guerre, ou presque, est « vrai ». Vonnegut apparaîtra encore, de la même manière, dans le dernier chapitre, mais aussi, à l’occasion, dans le roman, mais comme un détail anecdotique, une ombre tout au fond de la scène (« là, c’est l’auteur de ce livre, le fils de ma mère »). Car Vonnegut, pour le reste, attribue son expérience à un personnage de fiction, Billy Pèlerin (Billy Pilgrim en VO). Et Billy nage dans la science-fiction.
En effet, Billy voyage dans le temps. En février 1945, il est dans l’abattoir 5, à Dresde. Mais il vit aussi en même temps sa lune de miel, après la guerre. Son accident d’avion, bien plus tard. Ou encore sa rencontre avec l’écrivain de science-fiction Kilgore Trout, bien avant. Ah, et il est aussi, en même temps, à plusieurs milliers d’années-lumières de la Terre : il a été « enlevé » par les Tralfamadoriens, des extraterrestres qui comptent bien l’étudier et observer son comportement sous la bulle de verre où ils le gardent, et où il est bientôt rejoint par la pulpeuse actrice Montana Patachon. Ce sont les Tralfamadoriens qui expliquent à Billy que les humains ont une fausse conception du temps : tout est en train de se produire.
Et c’est pourquoi Billy se souvient d’événements qu’il n'a pas encore vécus. C’est pourquoi, à Dresde, il se souvient de sa lune de miel, de son accident d’avion, de sa rencontre avec Kilgore Trout, de son enlèvement par les Tralfamadoriens. Il se souvient des conférences qu’il donnera après la mort de sa femme, dans des Etats-Unis balkanisés : des conférences où, malgré l’opposition condescendante de sa fille qui ne l’envisage plus dès lors que comme un vieux fou, il rapporte son expérience, l’existence des Tralfamadoriens et de leurs soucoupes volantes, la réalité sur le temps. Du coup, il se souvient même de sa mort : il annonce son assassinat commandité par un de ses comparses de Dresde, qui avait promis à un mort de le venger de Billy, à qui il attribuait tous ses malheurs. Inutile de chercher à changer le futur : c’est aussi illusoire que de chercher à modifier le présent ou le passé, puisque tout est en train de se produire. C’est ce que les Tralfamadoriens lui ont appris après la guerre, et qu’il sait donc dès le début. Et telle est dans un sens la leçon de la prière figurant sur le médaillon lové entre les beaux seins de Montana Patachon (p. 303) :
« Que Dieu m’accorde la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de transformer celles qui s’y prêtent et la sagesse de savoir toujours les distinguer. »
Aussi et surtout la mort n’est-elle pas un événement aussi triste que les humains le prétendent : les morts, ailleurs, sont en train de vivre. C’est vrai des victimes de Dresde, de Billy, de sa femme.
C’est la vie.
« So it goes », dans le texte original. La petite formule d’apparence cynique (ou « philosophie de comptoir », comme on voudra) intervient plus d’une centaine de fois dans le roman, leitmotiv mécanique et froid. A chaque mort, d’un homme ou d’un animal. 135 000 morts à Dresde durant le bombardement. C’est la vie. Ce soldat fusillé pour avoir volé une théière dans la ville en ruines. C’est la vie. Robert Kennedy est assassiné. C’est la vie. Martin Luther King aussi. C’est la vie. Et Billy Pèlerin.
C’est la vie.
Aussi le roman adopte-t-il une forme très particulière, franchement déroutante dans un premier temps (a fortiori après la « préface » constituée par le premier chapitre, et qui, conformément à la philosophie tralfamadorienne, précise en définitive – p. 35 – que le roman « débute de cette façon : / Ecoutez, écoutez / Billy Pèlerin a décollé du temps. / Et s’achève sur : / Cui-cui-cui ? ») : si l’essentiel de la trame est consacrée aux déboires de l’aumonier Billy Pèlerin en Allemagne dans les premiers mois de 1945, on passe sans cesse, et presque sans avertissement, à des événements prenant place bien plus tard. On navigue sans cesse de l’Allemagne aux Etats-Unis, de 1945 aux années 1960, de la Terre à Tralfamadore. Et on se rapproche ainsi insidieusement, comme un rapace multipliant les cercles au-dessus de sa proie, de l’inévitable drame constituant le point d’orgue du roman : le bombardement de Dresde, ce souvenir traumatisant qu’il faut exorciser, que l’auteur, plus que Billy, sans doute, craint d’affronter. Peut-être est-ce pour cela que, en fin de compte, les dizaines de milliers de victimes du bombardement sont mis en balance avec l’exécution de ce soldat qui avait volé une théière dans les ruines de la ville. C’est dérisoire. C’est absurde. Le monde est absurde.
« – Bienvenue à bord, monsieur Pèlerin, prononce le haut-parleur. Avez-vous des questions à poser ?
« Billy s’humecte les lèvres, réfléchit un instant, s’enquiert enfin :
« – Pourquoi moi ?
« – C’est bien une réaction de Terrien, monsieur Pèlerin. Pourquoi vous ? Et dans ce cas-là, pourquoi nous ? Pourquoi le reste ? Parce que le moment que nous vivons existe tout simplement. Avez-vous déjà vu des insectes emprisonnés dans l’ambre ?
« – Oui.
« En fait, Billy conserve dans son bureau, en guise de presse-papier, un bloc d’ambre poli où reposent trois coccinelles.
« – Voilà, monsieur, nous sommes captifs de l’ambre qu’est le moment. Le mot pourquoi ne veut rien dire. »
C’est la vie (pp. 113-114).
Mais peut-on dire qu’Abattoir 5 est un roman de science-fiction ? Oui, sans doute, si on le lit totalement au premier degré. Et pourquoi pas, après tout ? Ce n’est en tout cas pas, comme l’avait prétendu un peu hâtivement une scribouilleuse pseudojournalisante, une « parodie de science-fiction »… Mais on peut préférer y voir le délire d’un vieillard traumatisé, cherchant dans la SF un secours que la réalité lui refuse, un moyen d’affronter la réalité cruelle et absurde. Voyez Juderose qui, dans un hôpital, après la guerre, initie Billy à la science-fiction (pp. 149-150) :
« Un jour, Juderose a révélé à Billy une chose intéressante à propos d’un livre qui n’était pas de science-fiction. Il lui a dit que tous les fruits de l’expérience humaine étaient contenus dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski.
« – Mais de nos jours, ça ne suffit plus, a-t-il ajouté.
« Billy a eu également l’occasion d’entendre Juderose avertir un psychiatre :
« – J’ai l’impression qu’il va falloir que votre corporation invente une série de mensonges inédits et merveilleux, ou les gens vont simplement renoncer à vivre. »
Juderose est un admirateur de Kilgore Trout, et il contaminera Billy avec cette passion : Billy deviendra le plus grand fan de Trout… et peut-être même le seul. Mais qui est Kilgore Trout ? Comme je suis un gros naïf, la lecture des articles « Kilgore Trout » (surtout) et « Kurt Vonnegut Jr » (un peu moins, déjà…) de l’indispensable mais néanmoins perfide Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction de Pierre Versins m’a presque (je dis bien : presque) fait croire à l’existence du bonhomme. Aha. Non, Kilgore Trout est bien un personnage de fiction, inventé par Vonnegut, et inspiré semble-t-il par l’authentique (cette fois) Theodore Sturgeon (un de mes écrivains de SF préférés, ça tombe bien). C’est, à l’instar de quelques autres personnages d’Abattoir 5, Tralfamadoriens inclus, un personnage récurrent dans l’œuvre de Vonnegut, qui a fini par en dresser, si l’on peut dire, la biographie et la bibliographie (voyez par exemple ici). Et c’est un superbe personnage que cet écrivain ignoré de tous, aux idées fabuleuses mais au style pathétique, dont les bouquins ne se trouvent plus que dans les plus poussiéreux des sex-shops. Billy finit par rencontrer son écrivain fétiche, qui en rajoute dans l’analyse des fugues temporelles et de Trafalmadore. Succulent hommage, qui contribue à faire d’Abattoir 5, en plus d'une salutaire anamnèse, un roman « sur » la science-fiction au moins autant qu’un roman « de » science-fiction.
Le personnage de Kilgore Trout et la description de ses écrits sont une des innombrables merveilles qui parcourent ce fabuleux roman qu’est Abattoir 5. Une pépite, un chef-d’œuvre, vous dis-je. La plume de Vonnegut, d’une sobriété exemplaire et d’une pertinence rare (quand bien même la traduction, un peu vieille, m’a paru douteuse à l’occasion…), déstabilise et choque le lecteur avec talent. J’ai rarement lu un roman aussi fort, aussi éprouvant dans le tragique. Mais le plus fort est peut-être bien la légèreté qui le caractérise malgré tout : ce roman absurde et fou, traitant de ce qu’il y a de plus atroce, de plus grave, se lit en effet tout seul, et, on peut bien le dire, il est même… drôle. Oui, drôle. D’un humour déstabilisant, une fois de plus : cynique, jaune, acerbe ; surréaliste façon Dada… Et tout cela, sans doute, contribue à renforcer encore le roman par son étonnante modernité, sa stupéfiante actualité (p. 308) :
« O’Hare avait en poche un petit agenda dans lequel étaient imprimés les tarifs postaux, les distances aériennes, l’altitude de sommets connus et autres traits caractéristiques de l’univers. Il cherchait à combien s’élevait la population de Dresde, qui ne figurait pas dans son calepin, quand il a repéré les renseignements suivants qu’il m’a fait lire : En moyenne il naît 340 000 enfants par jour. Dans le même laps de temps environ 10 000 personnes meurent de faim ou de malnutrition. C’est la vie. De plus, 123 000 meurent d’autres causes. C’est la vie. Ce qui correspond à un gain net de 191 000 vies par vingt-quatre heures. Le Bureau mondial de la population prévoit que la population totale du globe aura doublé et atteindra 7 milliards avant l’an 2000.
« – J’imagine que tous ne parleront que de dignité humaine.
« – Sans doute, a admis O’Hare. »
Ce livre est une merveille, vous dis-je. Un chef-d’œuvre. Rhaaaaaaaaa.
(Voilà que ça le reprend… Franchement, Nébal : tu vas pas encore nous infliger un délire superlatif en guise de conclusion de ton compte-rendu miteux ! On a déjà donné, merde !)
Rassure-toi, infâme. Je vais plutôt conclure en laissant Vonnegut lui-même présenter son bouquin, je sais bien évidemment qu’il en parlera mieux que moi (p. 3) :
Abattoir 5
ou la croisade des enfants
Farandole d'un bidasse avec la Mort
par
KURT VONNEGUT, Jr
Germano-Américain de quatrième génération
Qui se la coule douce au Cap Cod,
Fume beaucoup trop
Et qui, éclaireur dans l’infanterie américaine
Mis hors de combat
Et fait prisonnier,
A été, il y a bien longtemps de cela,
Témoin de la destruction de la ville
De Dresde (Allemagne),
« La Florence de l’Elbe »,
Et a survécu pour en relater l’histoire.
Ceci est un roman
Plus ou moins dans le style télégraphique
Et schizophrénique des contes
De la planète Tralfamadore
D’où viennent les soucoupes volantes.
Paix.
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