"La Paille dans l'Oeil de Dieu", de Larry Niven & Jerry Pournelle
NIVEN (Larry) & POURNELLE (Jerry), La Paille dans l’œil de Dieu, ouvrage publié sous la direction de Olivier Girard, traduit de l’américain par Eric Cowen, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti et Olivier Girard, préface de Serge Lehman, Saint-Mammès, Le Bélial’, [1974, 2006] 2007, 640 p.
Attention Mesdames et Messieurs, une bonne partie du plaisir que l’on peut ressentir à la lecture de La Paille dans l’œil de Dieu vient de la surprise quant au déroulement des événements. Le problème, c’est que ça me facilite pas la tâche, du coup… Aussi, histoire de pouvoir en dire un peu quand même, sans en dévoiler trop non plus si possible, je vais devoir lâcher ici ou là quelques morceaux de la bête. Avec modération, mais bon, voilà, quoi… C’est vous qui voyez. Vous êtes prévenus.
Donc, donc, donc. La Paille dans l’œil de Dieu. Déjà, j’aime ce titre, joli, énigmatique, très connoté, très riche. Je suppose que c’est également l’avis de Serge Lehman, puisqu’il lui fournit l’occasion d’une préface intéressante mais partant largement en couille théologique, avec des vrais morceaux d’Alan Moore et de Philip K. Dick dedans (soit deux avatars de Dieu parmi mes préférés). Cela dit, on est quand même assez loin des principales préoccupations de ce pavé qui, pour n’être pas dénué d’implications que je dirais davantage métaphysiques que théologiques à proprement parler (malgré la nécessaire exergue – Matthieu, 7:3 – qui définit bien un des thèmes dominants du roman), est quand même avant tout un space opera « militaire » avec des vrais morceaux de hard science dedans.
Et un classique du genre, même. Enfin, plus aux Etats-Unis qu’en France, il faut bien le reconnaître : l’idéologie des deux auteurs, et peut-être plus particulièrement de Jerry Pournelle, auteur assez clairement connoté « à droite » et libertarien affiché (voyez ma note sur Solutions non satisfaisantes), les tendances « militaires » (pour ne pas dire « militaristes », voire « bellicistes »…) mais aussi « scientistes » (on l’a dit, en tout cas ; mais faut voir, en fait…) de la bête, tout cela n’a pas vraiment joué en faveur de la renommée du roman de par chez nous. Traduit il y a un bail sous le titre La poussière dans l’œil de Dieu, il n’a été réédité que l’année dernière au Bélial’. Avec de quoi appâter le chaland, néanmoins, en témoignent les commentaires flatteurs de Frank Herbert et Robert Heinlein en quatrième de couv’, l’auteur de Starship Troopers (un roman qui a sans doute eu une certaine influence sur celui qui nous intéresse) allant jusqu’à dire que La Paille dans l’œil de Dieu est « peut-être le meilleur roman de science-fiction [qu’il ait] jamais lu ». Bon, n’exagérons rien… Mais le caractère séminal de cette œuvre m’a incité à en faire l’acquisition, quand bien même je ne suis pas vraiment fan en temps normal des space op’, a fortiori « militaires », la hard-science ça dépend des fois, et l’idéologie sous-jacente, heu, non, franchement, non, enfin, voyez plus bas...
Posons un peu le cadre. L’action débute en 3017. L’humanité a depuis longtemps développé des systèmes lui permettant de coloniser l’espace, dont essentiellement la propulsion Alderson (mise au point en 2008 – * soupir… * – dans un monde où les Etats-Unis et l’URSS existent toujours et ont fini par se « réunir » au sein du Condominium, en 1990) permettant de faire des « sauts » interstellaires. Au début du quatrième millénaire, elle règne ainsi sur plus de 200 mondes à travers la galaxie. Cela n’a pas été sans crises, ceci dit... Les Guerres Patriotiques ont presque anéanti la Terre, qui n’a pu survivre qu’au travers de l’exil interstellaire et de la constitution de l’Empire de l’Homme, sous la direction de Léonidas Ier, roi de Sparta – forcément… –, ladite planète constituant la base de l’Empire avec Sainte-Ekaterina, où se sont réfugiés des colons russes très soucieux de préserver leur passé. L’Empire a cependant fini par s’effondrer au cours des terribles Guerres de Sécession, qui ont plongé l’humanité dans les « Âges sombres », caractérisés essentiellement par une disparition des communications entre les différentes planètes et une forte régression technologique. Le deuxième Empire de l’Homme est néanmoins fondé en 2903 par Léonidas IV de Sparta ; ses premières années sont difficiles : il lui faut à nouveau fédérer l’humanité, tout en accusant un certain retard scientifique sur le Premier Empire, perçu comme un « âge d’or »… On notera d’ailleurs le côté passablement réactionnaire de cet Empire, tourné vers les figures légendaires du passé (Léonidas comme Lénine…), rude autocratie fondée essentiellement sur la puissante Marine Spatiale Impériale (MSI), mais tolérant néanmoins quelques pouvoirs intermédiaires – l’Eglise (il s’agit toujours d’un Empire essentiellement chrétien…), les nobles, mais aussi les commerçants. On ajoutera enfin que la révolution sexuelle (aha) est bien lointaine : dans cet univers, les femmes sont clairement considérées inférieures aux hommes, et la sexualité avant le mariage, mon Dieu, quelle abomination…
Sur la planète Néo-Chicago, où une rébellion vient tout juste d’être matée, nous faisons la connaissance de Roderick Harold, sire Blaine, aristocrate et capitaine de frégate, qui sera peu ou prou le héros du roman. Celui-ci se voit confier le croiseur impérial Mac-Arthur, et deux illustres passagers, Dame Sandra Liddel Leonovna Bright Fowler (« Sally »), anthropologue aristocrate (et seule femme du roman, ou presque…), et Son Excellence Horace Hussein Bury, riche commerçant suspecté d’avoir joué un rôle important dans le soulèvement de Néo-Chicago. Il doit se rendre avec son vaisseau sur Néo-Ecosse, la principale planète située au-delà du Sac à Charbon, une gigantesque nébuleuse dans laquelle ne brillent que deux étoiles : une impressionnante géante rouge, baptisée l’œil de Murcheson (ou l’œil de Dieu…), et une minuscule étoile que l’on distingue malgré tout dans l’œil, et baptisée pour cette raison la Paille ; il faut dire que, depuis Néo-Ecosse, le Sac à Charbon donne l’impression d’un visage dont la géante rouge serait l’œil… Aussi, sur cette planète, certains n’hésitent pas à voir dans la nébuleuse le visage de Dieu, et dans la géante rouge son œil (d’où le titre… enfin, en partie, bien sûr…). En cours de route, cependant, Blaine se voit confier une mission bien particulière : on a en effet repéré un vaisseau spatial inconnu, de type voile solaire, en provenance directe de la Paille ! Or l’humanité n’a jusqu’alors jamais rencontré de vie extraterrestre intelligente… C’est bientôt l’heure du premier contact.
Un thème classique de la SF, remarquablement bien traité dans ce gros pavé plus subtil qu’il n’y paraît. Attention, les « révélations », ça commence maintenant. En effet, il va s’agir désormais de percer le mystère de la civilisation si étrange des Pailleux, et surtout voir quel impact cette découverte phénoménale pourra avoir sur l’Empire. Blaine se rend donc dans le secteur de la Paille (jamais exploré jusqu’alors) pour aborder cette civilisation inconnue. A bord du Mac-Arthur, il a embarqué nombre de savants enthousiastes, avides d’étudier les Pailleux et d’échanger avec eux leur technologie. Mais la mission a également des implications militaires : les autorités sont méfiantes à l’égard de ces étrangers… Il ne faut pas qu’ils puissent mettre la main sur la propulsion Alderson et sur le champ Langston ! Aussi le croiseur Lénine, dirigé par l’amiral Kutuzov, renommé pour sa froideur (il a entièrement détruit un monde rebelle…), accompagne-t-il Blaine ; au moindre danger, il est supposé détruire le Mac-Arthur… Et, à terme, c’est la question de l’existence même de la Paille qui se pose.
Sous ses dehors de divertissement galactique, La Paille dans l’œil de Dieu ne manque pas d’intérêt. Si le style est très simple pour ne pas dire inexistant (voire un peu naïf à l’occasion), tout cela se lit très bien, et, bien que ne raffolant guère des pavés, je ne peux pas prétendre m’être ennuyé au long de ces 640 pages (j’aurais sans doute préféré un roman un peu plus court, mais on ne peut pas vraiment non plus l’accuser de tirer à la ligne : rien, tout au long de ces pages, n’est véritablement superflu ; ah, une chose au passage, par contre : les coquilles tendent à se multiplier au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, ce qui est un peu ennuyeux…). Certaines scènes sont même franchement palpitantes (le sort du Mac-Arthur, bien sûr…). Le tout est très imagé, très vif : à la lecture de ce roman, j’avoue avoir souvent eu en tête des visuels à la Battlestar Galactica (et je ne serais guère étonné d’apprendre que les deux séries ont puisé une part de leur inspiration dans La Paille dans l’œil de Dieu).
Tout cela est évidemment très martial, mais cela passe remarquablement bien. Car, en dépit de son caractère « militaire », voire « militariste », voire « belliciste » (j’y reviendrai), La Paille dans l’œil de Dieu n’est certainement pas un roman « bourrin » : la science dure y joue son rôle, déjà, mais, surtout, toutes, absolument toutes les implications du contact avec une civilisation extraterrestre sont envisagées, avec une certaine subtilité. La civilisation des Pailleux, ainsi, est bien construite, cohérente et inventive. Les difficultés de communication sont envisagées avec sérieux, quand bien même le don pour les langues des Pailleux facilite considérablement la tâche des auteurs… Restent quelques jolis concepts résolument non-humains, comme ce système de castes ultra-spécialisées, ou encore cette belle idée du « Fyunch(clic) », avec ses intéressantes et déstabilisantes conséquences (on approche ainsi la thématique de l’acculturation, dans un sens).
Mais ce qui frappe surtout dans ce roman, et vient relativiser quelque peu l’optimisme « scientiste » dont on l’accuse parfois (et dont on accuse assez souvent Larry Niven, semble-t-il), c’est le rôle de premier plan attribué aux considérations politico-militaires dans le contact avec les Pailleux. Les savants sont clairement relégués au second plan, et sont même assez vertement critiqués ; leurs personnages sont souvent caricaturaux, et surtout naïfs : leur enthousiasme pour la découverte des Pailleux pourrait les amener à mettre en péril la sécurité de l’Empire… Aussi, afin de tempérer leur « humanisme » aux conséquences difficilement envisageables, la mission du Mac-Arthur et du Lénine est-elle avant tout militaire. Le véritable chef de l’expédition est bien l’amiral Kutuzov, « le Tsar », connu et redouté pour sa sévérité, son sang-froid… et sa totale absence de sentiments le cas échéant. Les savants l’accusent de paranoïa devant toutes les précautions qu’il impose à la communication avec les Pailleux, et le lecteur fait de même pendant un bon moment : les militaires, Kutuzov en tête, sont nécessairement des crétins, des fachos, des bourrins, à même de faire capoter cette chance extraordinaire pour l’humanité, et peut-être même de l’anéantir dans un bain de sang… Mais on aurait tort de s’arrêter là. La froideur de Kutuzov est en effet parfaitement cohérente, et souvent lucide. On est en plein ici dans le paradigme réaliste de l’étude des relations internationales, dans la lignée de Thucydide, Clausewitz et Morgenthau. Le comportement des militaires paraît de plus en plus justifié – en dépit de la bonne volonté des Pailleux, que l’on tend toujours à admettre (même si, à l’occasion…). Leur analyse de la situation n’est pas aussi obtuse qu’on pourrait le croire, et certainement pas bourrine. Le problème, bien sûr, ce sont les conséquences : on en vient très vite à envisager froidement la possibilité d’un génocide…
C’est sans doute là ce qui a pu gêner en France : La Paille dans l’œil de Dieu n’est certainement pas un roman « humaniste », ni même – et, là encore, on vient relativiser l’optimisme scientiste supposé du roman – « idéaliste ». C’est un roman froid, et c’est ce qui le rend si réaliste et pertinent ; écœurant, horrifiant à certains égards, mais en même temps indéniablement « juste », ou, si l’on préfère, parfaitement rationnel et compréhensible, et même, dans un sens, convaincant… Ce qui a de quoi faire peur, je vous l’avoue. Ceci dit, il ne s’agit pas sans doute d’adhérer nécessairement à une idéologie : l’analyse réaliste, toujours, se veut descriptive avant d’être normative ; elle dit ce qui est, non ce qui doit être. Aussi ai-je toujours considéré ce paradigme comme le plus pertinent dans l’étude des relations internationales, sans pour autant me faire moi-même l’avocat de « l’intérêt national », et du mépris égoïste pour les intérêts des « autres », loin de là ! Certes, pour Jerry Pournelle notamment, on peut se demander si son adhésion à l’idéologie libertarienne ne l’amènerait pas à justifier ici la « vertu d’égoïsme » d’Ayn Rand ; sans doute, même (on notera cependant que les commerçants s'en prennent plein la gueule)… Mais le lecteur n’a pas nécessairement à aller jusque-là : il s’agit simplement de constater, non d’approuver. Et le roman se montre d’autant plus juste à cet égard que les Pailleux eux-mêmes, bien que ne le revendiquant certainement pas et adoptant une attitude chaleureuse, généreuse et accueillante, ne sont bien évidemment pas dénués d’arrière-pensées, et sont bien eux aussi motivés essentiellement par leur « intérêt national »… Or l’intérêt de chacune des deux civilisations apparaît parfaitement juste et compréhensible au lecteur ; mais les deux semblent bien inconciliables… C’est ce cruel dilemme qui donne toute sa force au roman. Aussi le lecteur peut-il difficilement se faire juge ; et, passé la critique vertueuse des premières pages, il est amené, nécessairement, à se poser lui aussi une question à base de paille et de poutre… Ce qui est très troublant, et ne manque donc pas d’intérêt.
La Paille dans l’œil de Dieu est ainsi un roman très recommandable, alliant adroitement le divertissement du space opera « militaire », le « sense of wonder » de l’âge d’or comme de la hard-science et la réflexion politico-sociale de la meilleure « speculative fiction », comme on dit parfois. Ca n’en fait pas un chef-d’œuvre intouchable, mais au moins un bon bouquin de SF, bien plus intelligent que ce que l’on pourrait croire au premier abord, et qui ne laissera sûrement pas indifférent. Bref, en ce qui me concerne, sans le porter au pinacle, ça vaut amplement le détour. J’ai cru comprendre que Larry Niven et Jerry Pournelle avaient écrit une « suite » ; si le Bélial’ se décide à la publier un jour, je suis preneur.
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