"188 Contes à régler", de Jacques Sternberg
STERNBERG (Jacques), 188 Contes à régler, illustrations de Roland Topor, édition revue par l’auteur, Paris, Denoël – Gallimard, coll. Folio, [1988, 1998] 2004, 377 p.
Lorsque, pendant les fêtes, j’ai eu l’idée saugrenue (et mal payée) de lire quelques romans de vieille science-fiction bien eud’ chez nous, je m’étais notamment fait La Sortie est au fond de l’espace de Jacques Sternberg ; un roman certes pas parfait, mais néanmoins toujours percutant, et séduisant de par son pessimisme et sa misanthropie (ben oui, moi, le pessimisme et la misanthropie, ça me parle). Néanmoins, de son propre aveu, l’auteur avait une prédilection pour la forme courte, voire ultra-courte : extrêmement prolifique, il a écrit tout au long de sa carrière plus de 600 « short short ».
Ces 188 Contes à régler, qui marquèrent en 1988 le retour de l’auteur à la science-fiction (qu’on ne s’y trompe pas : malgré la réédition dix ans plus tard chez Folio en « blanche », après un premier passage en « Présence du futur » chez Denoël, on nage ici en plein genre, SF pour l’essentiel, parfois fantastique), en constituent un témoignage éloquent. 188 récits extrêmement brefs (parfois une seule phrase, ou un unique paragraphe, souvent une page tout au plus), classés pas ordre alphabétique (à l’exception des « nostalgia » qui concluent le recueil, vieux textes généralement moins intéressants, à l’exception du plus long, fourmillant d’idées, le superbe et hilarant « Petit Précis d’histoire du futur »), qui sont autant de variations sur les obsessions de l’auteur, sur son pessimisme et sa misanthropie (donc), mais relèvent aussi très souvent de l’humour le plus noir (ce qui n’était à mon sens pas vraiment sensible dans La Sortie est au fond de l’espace), avec des illustrations de Roland Topor à l’avenant. Tout cela n’est en effet pas vraiment joyeux et, si on rit souvent, c’est d’un rire coloré, noir donc, ou encore jaune, teinté d’absurde autant que de dégoût. Et, des fois, sans que la nouvelle ait pour autant raté sa cible, on ne rit pas. Du tout.
Tiens, pour une fois, j’ai envie de reproduire la quatrième de couverture, étrangement juste :
« Les extraterrestres ? Trop différents de nous pour qu’une quelconque communication soit possible, ou trop semblables à nous pour exciter notre curiosité.
« Les planètes étrangères ? Piégées.
« Les objets ? Suspects.
« Le temps et l’espace ? Sujets à d’étranges sautes d’humeur.
« Les humains ? Pollueurs, prétentieux, belliqueux avides de profits et de records, vulgaires, rongés par l’ennui, mortels dans tous les sens du terme.
« Et Dieu dans tout ça ? Tranquillement sadique.
« En 188 contes-gouttes, Jacques Sternberg revient à la science-fiction, ses premières amours, pour décliner ses haines et ses dégoûts sur le seul mode qui trouve grâce à ses yeux : l’absurde, l’humour noir, le sarcasme glacé. »
Ce recueil, que l’on a instinctivement envie de placer sous le patronage d’un Fredric Brown, notamment, mitraille donc le lecteur avec les obsessions de Jacques Sternberg, des plus innocentes (en apparence, tout du moins, comme le nautisme) aux plus graves (ainsi la Shoah ; précisons que le père de l’auteur mourut en déportation). Et on en retire un tableau de l’espèce humaine guère flatteur : l’homme, ici plus que jamais (ou pas), est définitivement répugnant. Agressif, mesquin, stupide, prétentieux, inconscient, cupide, il n’a rien pour lui.
Aussi n’aurait-on a priori guère envie de trouver tout cela réjouissant, pour peu que l’on s’y arrête un brin. Et pourtant, si ; car c’est souvent follement drôle, d’un potentiel comique à la hauteur du sentiment de nausée qui étreint immanquablement le lecteur masochiste. En détaillant par le menu toutes les ignominies imputables à l’homme, Sternberg se fait le chroniqueur acide et mordant de nos ridicules et autres bassesses. Et on ne peut s’empêcher de rire ; bon, on a un peu envie de se tirer une balle, aussi, mais un sourire gêné aux lèvres (c’est déjà ça).
Certes, tout cela n’est pas parfait : le style connaît quelques ratés (ce qui ne pardonne pas sur un format aussi bref), et, sur une telle somme, il y a inévitablement du déchet. Forcément, ça se répète un peu, aussi… Mais je ne suis pas d’accord avec Richard Comballot, qui, dans une critique de Fiction (hop), reprochait au recueil son caractère daté ; oui, tout cela sent bien la vieille SF « classique », mais n’en a pas moins à mes yeux un certain caractère intemporel, à la mesure de la bêtise humaine au cœur du propos.
Et, dans l’ensemble, je me suis régalé à cette lecture, probablement pas indispensable, non, mais néanmoins riche en petits bijoux finement ciselés, horriblement drôles, et d’une effroyable lucidité.
Allez, quelques exemples en guise d’amuse-gueule, sélectionnés parmi les plus brefs (avec une prédilection pour le sujet divin, allez savoir pourquoi), et probablement pas parmi les plus drôles, mais que j’aime beaucoup.
« La Faute » :
« Au commencement, il y eut cette assourdissante déflagration dans les ténèbres de l'espace qu'on appela le big bang.
« Dieu, dans un éclair prémonitoire d'aveuglante lucidité, avait compris qu'en déclenchant la vie, cette aventure cosmique aboutirait inéluctablement un jour à la naissance d'un humain, et, terrifié par l'absurde de son acte, il s'était fait exploser. »
« L’Invention » :
« Il avait inventé une petite antenne portable qui supprimait radicalement les pensées parasites du cerveau humain.
« Il l'essaya avec succès sur sa propre personne. À peine avait-il donné le contact qu'il ne pensait plus qu'à la mort, à l'inutilité de toute entreprise, à la vanité d'avoir mis au point cet engin révolutionnaire. Le temps de penser à couper le contact, il s'était suicidé. »
« Le Passage » :
« Comme on aurait pu s'y attendre, un jour, l'homme préhistorique aperçut par hasard son reflet dans l'eau lisse d'un étang. Il se trouva beau et en conçut un indiscutable sentiment de vanité qui lui donna de l'assurance, de l'égocentrisme, de quoi réveiller toute l'agressivité enfouie en lui.
« L'histoire de l'humanité venait secrètement de commencer. »
« La Perte » :
« Il était une fois un Dieu qui avait perdu la foi. »
« La Poussière » :
« Dieu était arrivé au bout de ses peines quand il pensa à celles qu'il réservait à l'homme récemment créé et il fut assez satisfait de les résumer en affirmant : « Né de la poussière, tu seras destiné à redevenir poussière. »
« Et pour peaufiner le sadisme de sa trouvaille, il donna à l'homme la conscience de n'être que poussière et l'intelligence d'inventer un jour l'aspirateur. »
Et, histoire de finir avec une sentence qui claque, la chute de « La Déception » :
« Aller voir les extraterrestres, ça coûte quand même plus cher qu'aller voir les putes. »
Joyeuse dépression.
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