"Orphée aux étoiles", de Jean-Daniel Brèque
BREQUE (Jean-Daniel), Orphée aux étoiles. Les voyages de Poul Anderson, Lyon, Les moutons électriques, [2007] 2008, 238 p.
Rappelez-vous : il y a quelque temps de cela (oh, pas beaucoup), je vous avais vanté les mérites du passionnant essai d’Ugo Bellagamba et Eric Picholle Solutions non satisfaisantes, consacré à Robert Heinlein. J’avais alors mentionné rapidement, en louant cette décidément fort belle initiative des décidément fort sympathiques Moutons électriques, la parution en même temps et dans les mêmes conditions d’un essai de Jean-Daniel Brèque (excellentissime traducteur, entre autres, du phénoménal « Quatuor de Jérusalem » d'Edward Whittemore, mais aussi de pas mal d’œuvres de Dan Simmons, de Lucius Shepard, etc.) consacré à Poul Anderson. Le voilà donc, ce bel Orphée aux étoiles, à nouveau orné d’une chouette couverture réalisée par Patrick Imbert (laquelle, je l’avoue, m’avait d’abord paru finalement plus douteuse que le d’ores et déjà légendaire « anus de robot » ; mais non, en fait, elle est très bien, cette, heu… je sais pas ; au début, je pensais la baptiser « cravate de notaire façon parasite amibien », mais on m’aurait sans doute accusé injustement d’avoir l’esprit mal tourné… laissons ; elle est bien, vous dis-je).
J’avoue néanmoins avoir hésité avant de faire l’acquisition puis la lecture de cet ouvrage. D’un côté, je suis très preneur de ce genre d’essais sur la science-fiction (je crois l’avoir montré à plusieurs reprises, et j’y reviendrai encore régulièrement, mais chut, surprise), et j’ai beaucoup d’estime pour l’auteur, qui n’est pas seulement talentueux et de bon goût, mais en plus très sympathique (et là, non, impies, mécréants, vipères, je ne flatte pas, je constate) ; on en avait de plus dit du bien, de cet ouvrage (par exemple ici). Mais, d’un autre côté… heu… ben voilà, quoi : Poul Anderson, moi y’en avait jamais avoir lu le monsieur, et pis moi y’en avait même pas savoir si ça pouvait m’intéresser… J’en avais bien entendu parler ici ou là, certes ; notamment dans l’excellent L’histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes d’Eric B. Henriet, qui m’avait déjà donné envie de jeter un œil au cycle de « La Patrouille du temps », en cours de réédition au Bélial’ (ainsi qu'au Livre de poche science-fiction). Au-delà, j’en avais bêtement l’image (ô combien réductrice, sans doute) d’un écrivain de SF à l’ancienne, assez typée pulp et axée sur le divertissement, qui ne m’attirait pas plus que ça ; j’en avais retenu le nom, oui, mais sans pour autant l’intégrer illico à mon étagère de chevet… Honte sur moi.
Ceci étant, à ma décharge (non, je ne parle pas de la couverture), il semblerait bien que je ne sois pas le seul dans ce cas. Poul Anderson, auteur maintes fois primé outre-Atlantique et à l'influence incontestable (voir à ce sujet l'épilogue), est en effet assez largement méconnu en France ; bon nombre de ses œuvres n’ont jamais été traduites de par chez nous (a fortiori les plus récentes), et les œuvres les plus anciennes ne sont pas forcément évidentes à se procurer (c’est en train de changer, heureusement, l’Atalante et le Bélial’, notamment, ayant lancé plusieurs programmes de publication le concernant ces dernières années). A cela, une mesquine raison, dont je n’avais pas conscience : on avait tiré de Poul Anderson un portrait peu flatteur (qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, le triste sort longtemps fait à Heinlein) pour des raisons non pas littéraires, mais politiques ; Anderson était présenté comme un écrivain très connoté « à droite », farouchement conservateur, voire réactionnaire, et tout ce qui s’ensuit. Bref, dans une France post-soixante-huitarde où la SF, dans l’esprit d’un Andrevon et consorts, se devait d’être « politique », ce qui se traduisait nécessairement par « très à gauche », Poul Anderson, qui avait pourtant eu régulièrement les honneurs de Fiction jusqu’alors, faisait désormais figure d’infréquentable. Bêtise…
Sans doute ce constat explique-t-il le parti pris par Jean-Daniel Brèque dans Orphée aux étoiles. La parution concomitante et le parallèle des couvertures ne doit en effet pas tromper : à la différence d’Ugo Bellagamba et Eric Picholle, qui traitaient d’un auteur finalement plus mal connu que méconnu, Jean-Daniel Brèque ne livre pas ici un vaste essai érudit, assez universitaire dans le fond si ce n’est dans la forme, mais bien davantage un guide de lecture, un panorama délibérément non exhaustif, une ouverture si l’on préfère ; rien d’étonnant, dès lors, à ce que son essai soit deux fois plus bref que celui de ses confrères, et d’une lecture sans doute plus aérée.
C’est là à la fois la force et la faiblesse d’Orphée aux étoiles, ouvrage qui a, selon l’expression consacrée, les défauts de ses qualités. A la différence de Solutions non satisfaisantes, dont je ne doute pas qu’il soit utile à ceux qui connaissent déjà bien l’œuvre d’Heinlein, en leur permettant de l’envisager sous de nouveaux angles, etc., je ne saurais dire d’Orphée aux étoiles qu’il saura combler pleinement les attentes de ceux qui sont d’ores et déjà des amateurs éclairés de Poul Anderson. En effet, l’analyse reste finalement assez superficielle – j’ai eu cette impression, tout du moins – tout au long des trois premières parties de l’essai (la première étant consacrée à des généralités sur l’auteur et son œuvre, et envisageant bon nombre de textes « indépendants », tandis que la deuxième se penche essentiellement sur les grands cycles de science-fiction, et la troisième, enfin, sur les œuvres de fantasy), qui tiennent bien avant tout du « panorama », diront les gens gentils (je veux croire que j’en suis), pour ne pas dire du « catalogue » (ça, c’est pour les meuchants) ; on avouera que c’est parfois frustrant (notamment, mais ici je prêche pour ma paroisse, pour ce qui est de l’analyse politique d’Anderson, laquelle, il me semble, aurait mérité davantage de développements ; ici, Orphée aux étoiles ne soutient clairement pas la comparaison avec Solutions non satisfaisantes… et c’est d’autant plus flagrant que c’est à nouveau, pour une bonne part, à la pensée libertarienne que nous devons finalement nous reporter). Quant à la bibliographie de la quatrième partie, elle est présentée d’emblée comme non exhaustive : oui, répétons-le une fois encore, c’est bien avant tout à un guide de lecture que nous avons affaire.
Autant dire une excellente et souvent passionnante introduction à l’œuvre pour le moins conséquente de ce grand monsieur de la science-fiction tristement méconnu dans notre sinistre Hexagone. Bref, contrairement à ce que je craignais dans un premier temps, cet essai s’est finalement révélé parfaitement adapté à mon profil ! Et, sous cet angle, Jean-Daniel Brèque a bien réussi son entreprise… puisqu’il m’a donné une sérieuse envie de m’attaquer à l’œuvre de Poul Anderson. D’où merci, et chapeau, parce que c’était pas forcément gagné d’avance…
A la regarder de loin, l’abondante œuvre (science-fictionnelle, du moins) d’Anderson peut en effet correspondre dans les grandes lignes à la vision simpliste que j’en avais donnée plus haut : du divertissement de qualité, une SF riche en images, etc. Ce qui est très honorable – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit –, et peut très bien me satisfaire à l’occasion, mais ne correspond pas vraiment à ce que j’attends avant tout de la science-fiction. Mais Jean-Daniel Brèque, sans jamais pour autant sombrer dans le délire d’interprétation capillotracté et éventuellement drosophilosodomite (même si j’en aurais donc souhaité un peu plus à l’occasion…), sait montrer ce qui fait l’intérêt de ces œuvres très diverses, au-delà de la pure imagination et du divertissement. Notamment en ce qu’il montre en quoi Poul Anderson peut être envisagé comme un écrivain finalement assez pessimiste, et dont la passion pour l’histoire (notamment) l’amène régulièrement, pour ne pas dire de manière obsessionnelle, à fonder ses récits sur le diabolique thème de l’entropie, non pas pour en tirer une bête apologie d’un « âge d’or » à jamais inaccessible, contrairement à ce que pourrait laisser supposer la caricature politique qui en était faite, mais bien au contraire pour en faire un éloquent plaidoyer en faveur de l’ouverture ; ce qui, je dois dire, me le rend de suite très sympathique…
Certes, tout ne m’intéresse pas forcément pour autant dans l’œuvre de science-fiction andersonienne jouant sur ces thèmes : la description du cycle de la « Ligue psychotechnique » m’a un peu trop rappelé « l’Histoire du futur » de Robert Heinlein, le cycle de « Fondation » d’Isaac Asimov et celui des « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith pour me convaincre totalement. Dans le genre périlleux – et bien délaissé aujourd’hui – de « l’histoire du futur », Poul Anderson me semble déjà davantage convaincant dans le cycle de « l’Empire terrien » (quand bien même le personnage de Dominic Flandry, n’en déplaise à l’auteur qui insiste à maintes reprises – et, je n’en doute pas, à juste raison – sur la tendance des héros andersoniens, avant tout tragiques, à ne pas être des « surhommes », me paraît à première vue « trop héroïque » à mon goût), et plus encore dans le cycle de la « Ligue polesotechnique » qui le précède (cette fois, ces marchands galactiques roublards me paraissent bien autrement séduisants… pas de traduction française, hélas ?). Dans cette catégorie, enfin, je ne cacherais pas une certaine curiosité pour les œuvres les plus récentes de Poul Anderson ; d’autant que, voir un Grand Ancien jouer des nanotechnologies, de l’interface homme – machine, etc., ça pourrait être finalement assez intéressant (mais pas de traduction française là non plus…).
Cependant, c’est bel et bien le cycle de « la Patrouille du temps » qui me paraît ici le plus alléchant, et je vais probablement m’attaquer un de ces jours aux aventures de Manse Everard et compagnie (il serait temps ! – aha, « temps », aha, blague, ‘cule un mouton… désolé).
(Ah, et puis les histoires des « Hokas » co-écrites avec Gordon R. Dickson me font baver, dois-je dire, dans un tout autre registre… Quelle idée géniale ! … mais pas de… oui, bon, comme d’hab’… groumf…)
J’aurais pu m’arrêter là, et en tirer ce bilan tout juste un peu plus aimable que mes a priori : « Mmmh, finalement, ça a l’air pas mal du tout, même si… Bon, je tente « la Patrouille du temps », et puis on verra bien… »
Mais Jean-Daniel Brèque nous réservait une dernière estocade particulièrement fourbe avec la troisième partie. J’en suis le premier surpris, très honnêtement (d’autant que ce n’est pas là le versant de l’œuvre andersonienne que l’on met habituellement en avant), mais, à la lecture d’Orphée aux étoiles, j’ai acquis une troublante certitude : si Poul Anderson doit me convaincre, ce ne sera probablement pas au travers de ses œuvres de science-fiction, mais bien de fantasy…
En effet, si je n’avais jusqu’alors guère retenu les titres des œuvres présentées par Jean-Daniel Brèque dans les deux premières parties, la troisième m’a par contre instantanément parlé ; j’y ai découvert avec surprise un auteur sacrément astucieux et érudit, aussi à l’aise dans le registre comique que dans le tragique, grand connaisseur de l’histoire, et conteur très adroit, toujours soucieux de la cohérence et de la vraisemblance de ses récits. L’influence des sagas scandinaves (guère étonnante, si l’on se souvient que l’Américain Poul Anderson est d’origine danoise) me laissait tout d’abord craindre le pire, mais la présentation que fait Jean-Daniel Brèque des grandes œuvres de fantasy andersoniennes m’a bien vite rassuré… et converti. C’est horrible, mais, après avoir lu les développements sur Opération chaos (le genre de fantasy délirante qui marche très bien sur moi), Tempête d’une nuit d’été (quelle idée fantastique !) et Trois cœurs, trois lions, suivi de Deux regrets (surtout pour ce qui est des « deux regrets », à vrai dire…), je n’ai pu retenir un rugissement terrifiant (surtout pour mon compte en banque, mon étagère et ma santé mentale), emprunté à un fort sympathique forum (et notamment à un monsieur tout nu avec une barbe et une bûche, mais là n’est pas la question) : « IL ME LE FOOOOOOOOOOOOOOOOO !!! » (Désolé.) Et je ne serais guère étonné que suive sur ma volumineuse pile à lire la « tétralogie d’Ys », co-écrite avec Karen Anderson (la madame du monsieur) ; il faut voir ce que les deux auteurs, à en croire l’alléchante présentation par Jean-Daniel Brèque (qui traduit à nouveau, si je ne m'abuse), arrivent à tirer de ce thème archi-rebattu, et avec quelle intelligence, quelle astuce, quelle… argh. Comment ai-je pu passer à côté de tout ça ? Honte sur moi... Vite, vite ! Au boulot.
Bref, Jean-Daniel Brèque, avec Orphée aux étoiles, a parfaitement réussi son coup (l’enfoiré…). J’en recommande donc chaudement la lecture, et espère que ce beau doublé sera suivi de nombreux autres essais aussi bienvenus et convaincants.
Commenter cet article