"C'est dans la poche ! Souvenirs science-fictifs et autres", de Jacques Sadoul
SADOUL (Jacques), C’est dans la poche ! Souvenirs science-fictifs et autres, Paris, Bragelonne – J’ai lu, [2006] 2007, 286 p. + [16] p. de pl.
Où l’on se penche sur le dossier de Jacques Sadoul, un des grands responsables de la propagation de l’infection science-fictive dans la France de l’après-guerre, aux côtés – liste non exhaustive – d’un Gérard Klein, d’un Alain Dorémieux, d’un Jacques Goimard ou d’un Jacques Chambon (ce qui fait beaucoup de Jacques ; quand on vous dit que la SF est subversive !). Jacques Sadoul, dans le domaine qui nous intéresse, c’est, avant l’auteur de l’Histoire de la science-fiction moderne (que je n’ai pas lue, honte sur moi), le créateur de la collection J’ai lu SF, qui est bien ce me semble, si l’on excepte le Fleuve Noir Anticipation, la première collection SF de poche en France. Mais les activités de Jacques Sadoul au sein de J’ai lu ont très vite largement dépassé la seule science-fiction : à travers ses souvenirs éditoriaux, c’est l’ensemble de son parcours chez J'ai lu qui se retrouve ainsi envisagé. Par une étrange ironie du sort, ces mémoires dévouées à J'ai lu et au format poche… ont d’abord été publiées en grand format chez Bragelonne. Juste retour des choses, c’est bien aujourd’hui chez J’ai lu que l’on retrouve – à un prix nettement plus abordable, of course – ces Souvenirs science-fictifs et autres.
Autant le dire de suite : sur le strict plan littéraire, et sans véritable surprise, l’intérêt de ces mémoires est très limité, pour ne pas dire inexistant. Le style de Sadoul est assez pénible, sa ponctuation hasardeuse, son humour souvent franchement lourdingue. Qui plus est, si nombre d’anecdotes rapportées par l’auteur sauront amuser ou édifier le lecteur, ses réflexions sont par contre d’un intérêt variable : les critiques acerbes et pertinentes – il y en a – sont souvent noyées dans les brèves de comptoir et autres fulminations capillicoles. C’est dans la poche ! ne manque cependant pas d’intérêt, mais il est à envisager pour ce qu’il est : ni confession ni auto-hagiographie (ouf), ce n’est pas davantage un essai historique, mais bien un témoignage, ou, plus abstraitement, un document : à prendre en bloc, avec ses défauts, qui sont au moins aussi instructifs que ses qualités.
Reste à savoir de quoi Jacques Sadoul nous parle dans ce petit volume. Le sous-titre, de même que la publication originale chez Bragelonne, éditeur pour le moins connoté « imaginaire », laissaient supposer un ouvrage consacré essentiellement à la SF. Il n’en est rien : si, dans un premier temps, Jacques Sadoul se penche avant tout sur ce genre – avec Fiction et Galaxie, le Club du Livre d’Anticipation puis J’ai lu SF… –, il passe bien vite à autre chose (il avait déjà ménagé de nombreux développements à la bande dessinée, s’amusant de son statut d’inventeur du mot « bulle » pour désigner les ballons ou phylactères, mais aussi à toute une littérature de l’étrange, pseudo-scientifique ou occultiste, qui obtiendra un certain succès chez J’ai lu ; un aspect semble-t-il important de l’auteur, grand ami de Jacques Bergier et amateur du Matin des magiciens, d’autant qu’il a semble-t-il pas mal écrit lui aussi sur l’alchimie et toutes ces sortes de choses).
On trouvera bien ici ou là quelques anecdotes sur Arthur C. Clarke, Alfred Bester, Harlan Ellison ou encore A.E. Van Vogt (assez peu finalement ; rappelons pourtant que c’est pour une bonne part à Jacques Sadoul que l’on doit l’incompréhensible popularité de Papy Van en France, lui qui a fait de l’imbitable Monde des non-A un best seller dans notre triste pays – Van Vogt est même qualifié de « bon auteur » par un libraire pédant dans un souvenir édifiant ! (p. 88) –, et qui a poussé le vice, plus tard, jusqu’à lui extorquer la non moins poussive Fin du non-A… On notera d’ailleurs, de manière assez paradoxale, que Jacques Sadoul ne se prive pas pour autant de casser du sucre sur le dos de VV en raison de son intérêt pour la Dianétique, tout en l’exonérant de toute responsabilité dans son tournant scientologique...), plus largement un tableau souvent cocasse et parfois acerbe de ces « temps héroïques » de la SF en France, mais c’est à peu près tout.
On passe très vite, plus généralement, à l’édition de poche. Avis, donc, aux intégristes de la SF : dans ce petit ouvrage, ils trouveront autant, sinon plus, de pages consacrées à Barbara Cartland, à Marcel Dassault et à Guy des Cars qu’à Asimov et compagnie… Cela dit, ce n’est pas inintéressant, loin de là… et on accordera à Jacques Sadoul le bénéfice de l’honnêteté : dans son évocation du « poche » virant bien souvent au plaidoyer (souvent à raison, les pages consacrées à la fondation de Librio, notamment, en témoignent… quand bien même on s’éloigne du coup du format !), mais parfois limite populiste, il n’oublie pas une réalité fondamentale de l’édition, qu’il est de bon ton de gommer en temps normal : l’argent. Jacques Sadoul, dans ses mémoires, ne parle guère de littérature, mais bien plutôt de commerce, de stratégies de vente (têtes de gondole, présentation, publicité, suivi des grands succès cinématographiques et télévisuels), de gros coups de bol (pour poursuivre dans cette dernière lignée, on citera Kramer contre Kramer, E.T., Danse avec les loups…) et d’audaces finalement payantes (qui le rendent bien plus sympathiques, du coup : les premières BD au format poche, Librio, les premiers mangas à respecter la pagination japonaise…). Et tout cela est envisagé exactement de la même manière. Pour paraphraser l’auteur (p. 85), on pourrait dire : Œdipe Roi de Sophocle et Le Talisman de Marcel Dassault, Stephen King et Barbara Cartland, Van Vogt et Houellebecq, Gotlib et Les oiseaux se cachent pour mourir, même combat. Bref, l’éditeur ne se prive pas, régulièrement, de dresser un gros doigt vengeur à la face de la Littérature avec un grand « L » (et probablement plein de « h »), et n’hésite pas à faire sienne la réponse de Guy des Cars, un des plus gros vendeurs de J’ai lu première époque, sur les auteurs qui ont des critiques, et ceux qui ont des lecteurs (tiens, pour le coup, c’est peut-être pas si étonnant que ça, la publication chez Bragelonne…). Jacques Sadoul annonce très vite la couleur (p. 54 ; au passage, c’est l’occasion, peut-être, de voir ce que j’entendais par « ponctuation hasardeuse »…) :
« […] soyons clairs, les « poches » sont là pour faire vivre le groupe éditorial qui les édite, pas pour apporter les belles lettres aux masses laborieuses. Certains éditeurs, amoureux de littérature, publient des livres sans espoir de rentabilité, ce n’est jamais le cas d’un « poche », il est là pour faire rentrer de l’argent, c’est tout, et il en est de même pour les livres « club ». Aussi nous parlerons au cours de ces quelques pages de tirages, de ventes, de publicité, de best-sellers, non de recherche littéraire. »
On ne saurait être plus clair, effectivement. Cette honnêteté dans le discours, si elle peut ulcérer l’amoureux des belles lettres, n’en est pas moins à mettre au crédit de l’éditeur. Et puis, ne noircissons pas excessivement le tableau : si Jacques Sadoul a été un éditeur talentueux (lire : il a publié de la bouse au quintal parce que ça rapportait des sous à J’ai lu), on ne saurait pour autant le cantonner dans ce rôle peu glorieux de gestionnaire, pour ne pas dire « épicier » (il a d’ailleurs quelques phrases mordantes à l’occasion pour les managers et autres abominations sorties tout droit des écoles de commerce). Son audace et sa combativité, ses choix plus personnels, le rendent bien plus sympathique : avec J’ai lu SF, une collection qui, délibérément, n’affichait pas d’entrée de jeu la couleur (nécessairement métallisée… puis, heu, violette chez J’ai lu…), il a indubitablement contribué à l’établissement du genre en France et à sa reconnaissance, et on lui doit plus d’une publication incontournable (d’autant que, à la différence de ses principaux concurrents sur le créneau « poche », il n’hésitait pas, le cas échéant, à publier des inédits) ; il a également fait beaucoup pour la BD (je me souviens, effectivement, des J’ai lu BD de mon enfance / adolescence, certes bien moins onéreux que les albums cartonnés… c'est aussi l'occasion de jeter un oeil sur la belle aventure de Fluide glacial) ; Librio était bien une excellente idée, qui a incité plus d’un ado à la découverte de nouveaux auteurs, tous genres confondus (j’en suis, et j’en connais un certain nombre…), et, semble-t-il, a parfaitement satisfait les profs… J’ajouterais, dans cette recension tout personnelle, la collection « Nouvelle génération », qui m’a effectivement amené à découvrir plus d’un auteur contemporain que j’aurais sans doute royalement ignoré, s’ils en étaient restés au coûteux grand format, ou s’étaient noyés dans les collections de poche traditionnelles ; peu importe si aujourd’hui je n’en ai finalement retenu que Houellebecq (avec notamment Extension du domaine de la lutte ; ah, et quelques auteurs étrangers, aussi, étrangement oubliés par Jacques Sadoul ; pourtant, si je ne m’abuse, c’est bien dans cette collection que j’ai pu lire, notamment, Le corps exquis de Poppy Z. Brite – qui vaut bien plus que la traduction foireuse de son titre –, ou encore Football Factory de John King, qui m’avait foutu une grosse baffe en son temps…) : l’important est que j’en ai eu pour mon argent. Et que j’ai lu.
Aha.
C’est dans la poche ! est donc à lire pour ce qu’il est : un document, et rien d’autre. Disons le clairement : c’est très très très dispensable, et ça ne comblera certainement pas le lecteur désireux d’enrichir ses connaissances science-fictionnelles. Cela dit, en dépit des lourdeurs récurrentes et de cette première désillusion, je ne saurais prétendre regretter cette plongée dans l’univers de l’édition, souvent instructive à défaut d’être passionnante et subtile.
…
Et je terminerai sur un regret qui n’a rien à voir... ou presque : qu’est-ce qui leur arrive, là, à J’ai lu SF – et semble-t-il depuis le départ de Sadoul, justement ? Leur catalogue saturé de fantasy m’intéresse de moins en moins jour après jour ; j’ai le triste sentiment de la fin d’une époque ; un peu comme pour Pocket SF, d’ailleurs, qui me semble avoir pris un sérieux coup dans l’aile… Là où ces deux éditeurs, il y a peu d’années encore, constituaient une bonne part de mes achats livresques (avec les Présence du Futur de Denoël, bien sûr ; c'est clairement à travers ces trois collections que j'ai découvert la SF), je ne peux m’empêcher de remarquer que la part qu’ils occupent dans mon étagère de chevet diminue au fur et à mesure. Aujourd’hui, tous deux me semblent très clairement en retrait derrière le Livre de Poche SF et plus encore Folio-SF… C’est juste moi, ou bien… ? Y’aurait-il quelque chose de pourri au royaume du « poche » ? Je sais pô. Mais j’ai pas pu m’empêcher de faire cette remarque… Eh, c’est les 50 ans de J’ai lu, après tout !
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