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"Féerie pour les ténèbres", de Jérôme Noirez

Publié le par Nébal

 

NOIREZ (Jérôme), Féerie pour les ténèbres, Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, [2004] 2005, 302 p.

 

Vers la fin de la fort sympathique adaptation du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury par François Truffaut, Montag fait la rencontre des « hommes-livres ». L’un d’entre eux, d’apparence particulièrement pouilleuse et malodorante, s’avance vers l’ex-pompier, et se présente : il est Le Prince de Machiavel. Avec un sourire mi-narquois, mi-complice, il ajoute inévitablement : « Don’t judge a book by its cover. » Judicieux précepte, et tellement plus savoureux que son équivalent françouais sous forme de maxime judiciaire, de l’habit qui ne fait pas le moine… Et puis, ici, il n’est pas question de moine, mais bien, à en croire Catherine Dufour, de Dieu ! Bon, je n’irais peut-être pas jusque là, mon panthéon étant déjà passablement encombré… Mais là je commence par la fin. Non, on ne juge pas un livre à sa couverture : ici, le contenu n’a heureusement rien à voir avec le contenant ; ou alors juste un truc : l’étonnante mention « pour public averti » figurant en quatrième de couv’. Je vous avertis donc : Jérôme Noirez écrit bien, est très inventif et son bouquin est ben chouette ma bonne dame ; qu’il soit complètement dingue ou qu’il se drogue, après tout, ça ne nous regarde pas…

 

Jérôme Noirez, donc, j’avais déjà eu l’occasion de vous en causer, et en bien, pour ses Leçons du monde fluctuant publiées l’an dernier chez Denoël dans la collection Lunes d’encre (et par ailleurs nominées au prix du Cafard cosmique). Ce roman, qu’était ben chouette aussi ma bonne dame, a fait son petit effet, et suscité un fort légitime buzz, comme c’est qu’y disent les djeunz (qui se droguent) : c’est qu’un truc français en Lunes d’encre, ça se rencontre pas tous les jours (ma bonne dame). On avait bien parlé des œuvres antérieures du monsieur, et m’dame Dufour avait déjà précisé son statut divin, mais elle semblait faire partie des rares élus à s’être délectés de ses œuvres antérieures, qui étaient largement passées inaperçues, de manière totalement injustifiée (une question de visibilité sans doute, Nestiveqnen n’ayant pas exactement la même distribution que Denoël). Mais on y est revenu après coup : chez les abominables gauchiss’ de la Salle 101, l’enthousiaste Alice Abdaloff n’a ainsi pas tari d’éloges sur la trilogie de fantasy barje livrée par l’auteur aux petites éditions Nestiveqnen, jusqu’à la considérer meilleure encore que les déjà ben chouettes (ma bonne dame) Leçons du monde fluctuant, si si.

 

Une certaine librairie toulousaine de ma connaissance, fort recommandable, disposant encore de ces précieux bouquins (avec un petit mot précisant que c’était un coup de cœur de la libraire ; faut dire qu’elle lui a fait gagner le prix Bob Morane pour Leçons du monde fluctuant, à Jérôme Noirez), je me suis tout naturellement jeté dessus ; je les ai laissés prendre la poussière quelque temps pour la forme, puis mon programme scientifique de lecture les a désignés sur mon étagère de chevet avec un crépitement et une légère odeur de friture. Et voilà : aujourd’hui Féerie pour les ténèbres (titre de ce premier volume, et titre générique de la trilogie), et je vous causerai, dès que je les aurais lus, des Nuits vénéneuses et du Carnaval des abîmes, supposés encore plus dingues et donc encore plus chouettes. Mon bon monsieur (y’a pas d’raison).

 

Cela dit, vous raconter de quoi c’est-y donc qu’y nous cause, là, l’auteur, ne va pas être forcément évident, tant le roman est foisonnant (comme elle dit Alice Abdaloff). Posons le cadre, très approximativement. Nous sommes donc dans un univers de fantasy plus ou moins médiéval, avec une carte et tout et tout. Mais un univers qui présente néanmoins deux GROSSES particularités qui éloignent radicalement Féerie pour les ténèbres des sous-clones tolkiéniens en quinze volumes avec un elfe noir qui convertit des orques en XP avec une épée buveuse d’âmes en les traitant de CHIENS ! Déjà, du fait de la passion jusqu’au-boutiste d’un antique Empereur pour la chirurgie, est apparue l’étrange race des rioteux, les êtres de l’En-Dessous, composés d’éléments du corps humain en nombre variables : trois pieds, deux nez et un nombril, ou encore 17 mains et une bouche, ce genre de choses bizarres… Des êtres réputés (à juste titre, sans doute) cruels et portés sur la torture ludique des humains qui pourraient venir à leur tomber entre les mains (ou les pieds ; ou les nez ; enfin, bon…). Voilà qui est déjà étrange, mais ce n’est sans doute pas le pire. Non, le gros truc qui change tout, dans ce monde-là, c’est la Technole : des rebuts technologiques plus ou moins défectueux issus de notre monde (on dirait bien, en tout cas), et qui apparaissent comme par enchantement ici ou là ; hop, un immeuble HLM de 17 étages avec des robinets qui fuient ; hop, une voie ferrée ; hop, un sac Intermarché bourré de boites de sous-cassoulet qui pue ; hop, un autoradio avec une cassette de Charles Trénet dedans (« Yadlajoa ! »)… et plein de choses bizarres du même ordre, qui foutent plus ou moins le bordel dans cet univers autrement banal, lequel découvre ainsi une nouvelle matière, le plastique, et un nouveau fluide, l’électricité.

 

Je vous avais avertis, hein ?

 

Ah, et sinon, il y a aussi les féeurs, qui font donc de la féerie (comme « les magiciens qui font de la magie » du générique de l’invraisemblable pellicule tout juste filmique Donjons et dragons), par exemple en vertigeant dans l’En-Dessous, ce qui peut amener à d’étranges rencontres : Estrec de Gourios (c’est où, ça ?) peut en témoigner (ainsi que des problèmes de plomberie sus-mentionnés).

 

Il y aussi des enquêteurs, comme Obicion au passé trouble, découvrant au tout début du roman l’étrange cadavre d’une jeune femme dont tous les os sont en plastique ; une fille de Dandin d’Ando, le plus fameux des féeurs, qui n’a jamais été aussi actif que depuis qu’il est mort ; mais sans doute sa disciple-et-plus-si-affinités dame Plommard n’y est-elle pas pour rien.

 

Il y a Malgasta de Sponlieux, l’ancienne pirate vraiment très très libre, dont le langage est aussi fleuri que les formes sont généreuses. Elle aime bien taper des gens, et la boisson la conduit régulièrement dans les pires endroits.

 

Il y a Grenotte et Gourgou, les deux enfants terribles, qui rotent, qui pètent, et qui ont faim, et ne veulent surtout pas de parents ; et Jectin de Lourche, le sculpteur bon vivant, qui s’est pris d’affection pour ces marmots, même s’il aurait sans doute dû se mettre à la broderie plutôt que de se lancer à leur recherche après leur dernière fugue.

 

Il y a Jobelot, le chanteur aux vers tantôt salaces et tantôt visionnaires, très apprécié de ces demoiselles (toutes les mêmes, j'vous l'dis), et qui connaît une révélation dans les montagnes les plus septentrionales, celles où les gens aisés, depuis la Technole, ont découvert les joies du ski, et généré ainsi le fonds de commerce du hurleur Carcaran, reproduisant à l’envi leurs gémissements et jurons quand ils se cassent la gueule.

 

Et il y a la chienne un brin crétine Quinette. Et le roi charcutier Orbarin Oraprim. Et des saints et des tueurs, des poivrots et des bourgeois, des rioteux en veux-tu en voilà. Et Charnaille.

 

Foisonnant, disions-nous. Hou là, oui. Car tout cela, et bien plus encore, se croise sans cesse dans un joyeux foutoir débordant d’idées, où l’on ne se paume pas, mais presque. Ce serait à vrai dire le seul défaut que l’on pourrait éventuellement reprocher à Féerie pour les ténèbres. Mais en est-ce vraiment un ? D’un autre côté, en effet, c’est tout de même sacrément rafraîchissant de voir un bouquin de fantasy qui, en 300 pages, contient au moins dix fois plus d’idées que le traditionnel cycle en quinze volumes (avec un elfe noir qui convertit des orques en XP avec une épée buveuse d’âmes en les traitant de CHIENS !). Ca fait même vach’ment du bien. Pour ainsi dire, c’est tout à fait jubilatoire. Féerie pour les ténèbres est d’une inventivité frénétique, d’une richesse parfois bordélique, mais on s’en fout parce que, d’abord, hein.

 

Et puis c’est sacrément bien écrit, une fois de plus. La plume est fine, les dialogues sont réjouissants (les jurons de Malgasta sont grandioses ; pas étonnant que Catherine Dufour aime, je trouve), l’action bien menée. On rit souvent, et de bon cœur ; on s’émerveille aussi, bien sûr ; on frémit avec volupté, à l’occasion, de quelques scènes d’horreur bien salées, mêlant supplices immondes et indicibles lovecraftiens.

 

Tiens, ça me fait penser : au registre des comparaisons, on a parfois évoqué Neil Gaiman, notamment pour Neverwhere. Mais franchement, bof : l’En-Dessous de Jérôme Noirez et le Londres d’En-bas de l’auteur de Sandman n’ont à vrai dire rien de commun, il suffit de les lire pour s’en rendre compte… A la limite, si je devais avancer une comparaison (mais non une inspiration, cela je peux l’affirmer ; et de toute façon, une fois de plus, Noirez fait du Noirez), je chercherais plutôt du côté de La cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Oui, une fois de plus (et une fois de plus sans le mettre au même niveau, mais bon, tout est relatif, comme disait l'autre...). Et depuis le temps que je vous fais suer en vous répétant sans cesse que ce bouquin est un chef-d’œuvre, vous aurez compris que c’est un sacré compliment que je fais là.

Bah oui, je me suis vraiment régalé à la lecture de ce premier volume. Il semblerait que Jérôme Noirez se soit relativement contenu ici, pourtant, et qu’il ne se soit vraiment lâché que pour les suivants. Ca promet… A suivre avec Les nuits vénéneuses, que j’en salive déjà.

CITRIQ

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N
efelle : sur le forum du Cafard, Jérôme Noirez a dit que les manuscrits devaient lui repasser entre les mains pour une chasse aux coquilles ; j'imagine qu'on pourrait en déduire une éventuelle réédition...<br /> <br /> Tétard : cette expression sur "l'elfe noir" n'était pas à prendre trop au sérieux, hein... ;) Et ne faisait pas référence à une oeuvre précise. Je faisais écho à une phrase de Gilles Dumay (je crois, corrigez-moi si je me trompe) expliquant qu'il recevait chaque année au moins un manuscrit d'auteur débutant expliquant qu'il s'agissait de son premier volume d'un cycle appelé l'elfe noir... Sinon, de la fantasy bourrine, j'en ai lu aussi quand j'étais ado, alors je ne vais pas cracher dessus, mais c'est clair que ça ne m'intéresse plus aujourd'hui (sauf exceptions pour quelques "classiques" ou "fondateurs") ; je déplore seulement la tendance trop commune à la limiter la fantasy à ce genre de choses, quand elle englobe des trucs tout de même bien plus intéressants et inventifs... comme "Féerie pour les ténèbres". Sinon "Limbo" est dans ma pile à lire (qui déborde, va falloir attendre un peu...). Quant à Simak et Zelazny, j'avoue les avoir peu lus ; du second, seulement les six premiers tomes d'Ambre (d'où écoeurement...) et "Deus Irae", le roman "coécrit" avec Philip K. Dick dont j'avais déjà causé sur ce blog interlope ; de Simak, je n'ai lu que le superbe "Demain les chiens"... mais l'omnibus me fait de l'oeil ! Allons, raisonne-toi, Nébal, tu as déjà plein de trucs bien à lire (et même trop...) ;) Ah, au passage, merci encore pour le lien de l'ENS, je m'en fais régulièrement (c'est qu'il y a de quoi !), et dans l'ensemble je me régale.<br /> <br /> Killer Queen : SIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!! Et à demain, alors (en principe ; désolé, j'avais de la matière pour aujourd'hui, mais je manque un peu de temps...).
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K
NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON,vil tentateur !! <br /> Va en enfer (et reviens vite pour d'autres chroniques).
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T
Les volumes exhibant "un elfe noir qui convertit des orques en XP avec une épée buveuse d’âmes en les traitant de CHIENS !" sont parfois distrayants !<br /> D'après mes vagues souvenirs de lycéen, la Trilogie de l'elfe noir de Salvatore m'avait paru un peu plus subtile (ouh ! ouh!). Le reste de son "oeuvre" n'est pas impérissable (hormis l'ouvrage précédemment cité, je n'ai lu que L'épine dorsale du monde (1 tome) bof bof bof... En regardant les titres, on se demande effectivement s'il s'agit de jeux vidéo D&D ou de livres D&D).<br /> <br /> Heureusement que le bon Nébal est là pour me faire une culture SF (au fait, à quand une critique de Limbo, de Bernard Wolfe ?) et Fantasy. En ce moment je suis sur l'Omnibus Simak.Ensuite, de nombreux Zelazny (bcp lus au lycée) à lire ou relire. Et puis en lisant la 1ère page d'Ubik, je viens de m'apercevoir que je l'ai déjà lu, voici quelques années.
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E
J'ai été tout aussi convaincu que toi de la nécessité de cette lecture par la chronique d'Alice Abdaloff... Hélas ma bibliothèque a lire est trop remplie et cette trilogie n'est pour le moment qu'un projet d'achat.<br /> Reste donc l'éternelle angoisse, sera t elle encore disponible quand j'aurai rattrapé mon retard de lecture ?
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