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"La Patrouille du temps", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), La Patrouille du temps, ouvrage publié sous la direction de Pierre-Paul Durastanti et Olivier Girard, avant-propos et bibliographie par Jean-Daniel Brèque, traduit de l’américain par C. Arcilla-Bonaz, M. Deutsch, R. Durand et B. Martin, traduction revue par P.-P. Durastanti, Paris, Le Bélial’, [1955, 1959-1960, 1975] 2005, 278 p.

 

J’aurai mis le temps, avant de me lancer dans la découverte des œuvres de Poul Anderson, et notamment de son incontournable Patrouille du temps. Et ce malgré la lecture de l’excellent ouvrage d’Eric B. Henriet, L’histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, qui, en son temps, m’avait fait noter le nom de cet auteur finalement assez peu pratiqué en France. Je ne sais trop pourquoi, mais sans doute quelques chroniques entrevues ici ou là n’y sont-elles pas pour rien, je m’en étais forgé une image assez réductrice : celle, en gros, d’une SF à la papa, très pulp, imaginative et divertissante, bref, sympa, mais pas exceptionnelle. Autant dire quelque chose qui n’est probablement pas désagréable à lire, mais qui a presque certainement pris un coup de vieux ; pas une priorité, en tout cas. C’est la lecture d’Orphée aux étoiles, l’essai que Jean-Daniel Brèque a récemment consacré à Poul Anderson, qui m’a amené à franchir enfin le pas. Et avec La Patrouille du temps, tant qu’à faire.

 

Joyeuse bonne idée : même si ce premier volume ne m’a pas paru exempt de défauts (j’y reviendrai), il s’est révélé néanmoins des plus sympathiques ; très divertissant, oui, mais aussi plus riche et astucieux que ce à quoi je m’attendais auparavant. Aussi vais-je très certainement prolonger l’expérience avec les tomes ultérieurs de l’intégrale du cycle, Le Patrouilleur du temps dont je vous entretiendrai très bientôt, et La rançon du temps, qui vient tout juste de paraître (en attendant, en principe, Le bouclier du temps, destiné à clore le cycle). Alors merci m’sieur Brèque (qui se fend d’ailleurs à l’occasion de ce premier volume d’un intéressant avant-propos, pp. 11-19, ainsi et surtout que d’une impressionnante bibliographie, pp. 233-278).

 

Ce premier volume contient les cinq premières nouvelles que l’auteur a consacrées au sujet (et dont on a longtemps cru qu’elles seraient les seules). Dans « La Patrouille du temps » (pp. 21-67), nous faisons la connaissance de Manse Everard, le héros de la plupart de ces nouvelles et d’un certain nombre des textes ultérieurs. Un Américain de l’immédiat après-guerre, originaire de New York ; intelligent, et d’une condition physique irréprochable, il passe avec succès un mystérieux entretien d’embauche… qui le fait intégrer la Patrouille du temps. Le voyage temporel est bien une réalité dans cet univers-là, et a été (sera…) découvert plusieurs siècles dans le futur. Mais il présente un certain nombre de risques ; si le fameux paradoxe du Voyageur imprudent n’est semble-t-il pas vraiment à craindre, et si l’histoire, assimilée au cours d’une rivière, tend, en dépit de quelques modifications, à retrouver sa ligne « originelle » (on y vient…) presque nécessairement, le risque existe néanmoins de manipulations historiques intervenant à une époque précise, un nœud déterminant, où un changement mineur (nous n’en sommes pas au battement d’aile du papillon, ni au « Coup de tonnerre » de Bradbury, pour les raisons évoquées plus haut, mais il y a néanmoins un peu de ça) peut cette fois bouleverser radicalement le futur. Cela, les Danelliens, post-humains vivant dans un très lointain futur, ne peuvent l’admettre, puisque c’est leur existence même qui pourrait être remise en cause ; et c’est pourquoi ils ont créé et supervisent la Patrouille du temps : celle-ci a pour fonction essentielle de chasser les délinquants temporels et de préserver la continuité historique aboutissant aux Danelliens ; les agents de la Patrouille, qu’ils soient « attachés » à un « Milieu », c’est-à-dire à une époque précise, ou « non-attachés », amenés à voyager fréquemment dans le temps, en préservant « l’histoire », c’est-à-dire celle des Danelliens, contribuent à lui donner un « sens » (dans tous les sens du terme, si l’on ose dire ; voyez par exemple cette chronique de Xavier Mauméjean), à lui imposer une perspective téléologique.

 

Ce qui ne va pas sans poser bon nombre de problèmes, d’ordre essentiellement éthique et ontologique (on l’a dit, mais répétons-le : plus qu’une série sur le voyage dans le temps et les paradoxes qui l’accompagnent, La Patrouille du temps est une série sur l’histoire, et c’est essentiellement le passé qui retient l’attention de l’auteur ; sous cet angle, Poul Anderson se distingue donc clairement de Wells et compagnie), ainsi que Manse Everard en fait bientôt l’expérience, dès cette première nouvelle qui commence par présenter et détailler cette idée géniale, fascinante et déconcertante, de la police temporelle. Dans le « deuxième acte », avec son collègue Whitcomb, Manse Everard est en effet amené à déjouer dans une Angleterre archaïque les manœuvres d’un voyageur temporel dangereux mais bien intentionné (p. 58) :

 

« – D’un point de vue pratique, c’était un voleur et un meurtrier. Mais il avait un bien beau rêve.

 

« – Un rêve que nous avons brisé.

 

« – L’histoire en aurait fait autant. Sans doute. Un seul homme ne saurait être assez puissant et assez sage. Je pense que la plus grande part de la misère humaine vient de fanatiques bien intentionnés comme celui-ci. »

 

Sans doute ? Mais le doute subsiste bien, puisque l’intervention de Manse Everard et de Whitcomb a été nécessitée… Pour préserver l’existence des Danelliens. Alors quoi ? « […] nous nous en lavons les mains et nous acceptons la suite » (ibid.) ? La tentation est grande, pourtant, de changer le cours des choses ; et dans le « troisième acte », en plein Blitz, c’est au nom de l’amitié que Manse Everard sera amené à se rebeller contre l’histoire « telle qu’elle a eu lieu ». Ce qui nécessitera, cette fois, l’intervention des Danelliens… et soulèvera des questions passionnantes (notamment d’ordre politique, d’ailleurs ; l’accusation de conservatisme parfois portée à l’encontre de Poul Anderson me paraît du coup assez contestable à cet égard – c’est loin d’être aussi simple ! –, et c’est bien davantage son pessimisme et son désir d’ouverture, son humanisme enfin, qui me semblent devoir être mis au premier plan – pour le coup, je rejoins donc assez clairement Jean-Daniel Brèque), mais aussi un certain malaise, destiné à s’amplifier avec les récits ultérieurs. La nouvelle est fascinante et très divertissante, mais un brin décousue ; par ailleurs – mais c’est un problème que l’on rencontre également à l'occasion dans les autres textes –, j’avoue que la cohérence du récit me paraît parfois douteuse... Mais c’est à vrai dire le lot de bon nombre de récits faisant appel au voyage dans le temps : rien de mieux pour se coller une vilaine migraine, si l’on prend le temps de s’y arrêter ; alors peut-être dis-je des bêtises, j'ai toujours trouvé ce thème aussi fascinant que perturbant, et échappant largement à ma compréhension…

 

Mais passons à la deuxième nouvelle, « Le Grand Roi » (pp. 69-123) : Manse Everard, désormais agent non-attaché, se lance sur la piste de son collègue Keith Denison, disparu sans laisser de traces au cours d’une mission dans la Mésopotamie antique… et découvre bien vite que son ami est tombé dans un piège cruel : par un étrange concours de circonstances, il est devenu Cyrus le Grand, et semble bien condamné à assumer ce rôle. Un récit très astucieux, à la fois palpitant et pertinent ; si la première nouvelle pouvait encore laisser sceptique, celle-ci est remarquablement convaincante.

 

La troisième nouvelle du recueil, « Les Chutes de Gibraltar » (pp. 125-139) est la plus courte et la plus récente ; je ne comprends guère, dès lors, pourquoi elle a été placée ici, d’autant que Manse Everard, qui ne joue cette fois qu’un rôle secondaire, y adopte plus clairement l’allure d’un homme d’expérience, d’un sage qui en a beaucoup vu, assez différent du jeune héros rebelle du premier texte… Si cette histoire prenant place dans un très lointain passé (l’époque de la « naissance » de la Méditerranée…) suscite quelques superbes images, elle m’a néanmoins paru quelque peu anodine, et son final est à la limite du grotesque…

 

On revient à quelque chose de bien plus intéressant à mon sens avec « Echec aux Mongols » (pp. 141-180) ; Manse Everard reprend le premier rôle, accompagné par l’Indien John Sandoval. Les deux patrouilleurs sont amenés à déjouer la réussite éventuelle d’une expédition mongole « découvrant » l’Amérique bien avant Christophe Colomb, à l’époque de Koubilaï Khan. Dans cette histoire riche en tromperies, les deux hommes (et notamment Sandoval, qui sait œuvrer ainsi, indirectement, en faveur de l’extermination de son propre peuple !) sont amenés, plus encore qu’auparavant, à s’interroger sur le bien fondé de l’action de la Patrouille, et sur le jeu étrange des Danelliens… De même que dans « Le Grand Roi », on se régale à la lecture de ce récit brillant, plus profond qu’il n’y paraît ; d’autant que les personnages y sont remarquablement séduisants.

 

Le recueil s’achève enfin sur une autre réussite, et peut-être la plus frappante, avec « L’Autre univers » (pp. 183-231), la seule véritable incursion dans l’uchronie de ce volume. Manse Everard et son comparse Piet Van Sarawak, à l’occasion d’une banale randonnée dans ce qu’ils comptent bien être le New-York de 1955, se retrouvent étrangement coincés dans un monde fondamentalement différent du leur ; ainsi que le titre original de la nouvelle (« Delenda est ») le suggère, le point de divergence uchronique se situe à l’époque des guerres Puniques : dans ce monde-ci, Carthage a écrasé Rome. Mais quant aux lointaines conséquences de ce fait d’armes antique, je vous laisse les découvrir par vous-mêmes… C’est en tout cas un modèle d’uchronie intelligente. Et, cerise sur le gâteau, l’insertion de cet « autre univers » dans le cycle de La Patrouille du temps vient pimenter le récit uchronique typique d’une manière particulièrement perverse : pour accomplir leur mission et retrouver « leur » monde (celui des Danelliens...), les agents de la Patrouille peuvent être amenés à dénier tout possibilité d’existence pour cet « autre univers », à le détruire littéralement ; et si d’autres agents interviennent dans ce sens « avant » que Manse Everard et Piet Van Sarawak ne réussissent à s’en échapper, c’est leur existence à eux deux qui se trouverait menacée (et là, prends ta tête à deux mains, mon cousin ; oui, et une aspirine, aussi…). Brillant.

Mine de rien, sous ses dehors divertissants de, disons, time opera parfaitement palpitant, La Patrouille du temps offre donc aussi de quoi se creuser le ciboulot. On en retire régulièrement des images fascinantes, et le « sense of wonder » joue à plein régime, quand bien même les aspects techniques et « scientifiques durs » sont relégués au second plan. Si le style est assez anodin, si Manse Everard, quand bien même il n’est pas un surhomme – Jean-Daniel Brèque insiste, sans doute avec raison, sur ce point dans Orphée aux étoiles –, n’en est pas moins un héros parfois un brin agaçant, si certains développements, certains procédés, témoignent indéniablement de l’ancienneté relative de l’œuvre, et si la construction de certaines nouvelles, à l’occasion, peut être critiquée (les conclusions m’ont paru assez souvent précipitées), le bilan est néanmoins clair : cette Patrouille du temps est un vrai bonheur. On prend beaucoup de plaisir à accompagner Manse Everard dans ses périples temporels, on admire l’astuce de Poul Anderson dans son traitement de l’histoire (témoignant d’une passion qui ne saurait faire de doute) ; et on réfléchit un brin, aussi. Sur ce concept angoissant et perturbant qu’est le temps ; et tout autant sur l’histoire. La Patrouille du temps est un de ces « divertissements » rares et particulièrement appréciables qui ne s’oublient pas dès la dernière page retournée, mais continuent insidieusement de marquer le lecteur après coup. Alors ce n’est certes pas parfait, mais c’est diablement séduisant ; une très agréable surprise en ce qui me concerne, qui vient réduire à néant bon nombre de mes préjugés à l’encontre de l’auteur : alors vivement « la suite » (façon de parler, bien sûr…) !

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