Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"La pornographie", de Witold Gombrowicz

Publié le par Nébal

 

GOMBROWICZ (Witold), La pornographie, traduit du polonais par Georges Lisowski, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1960, 1980, 1995] 2006, 226 p.

 

Et non, pas de la SF, pour une fois. C’est que Dieu, dans son infinie bonté, a dépêché dans mon maigre entourage un ange, une de ces âmes charitables qui, quoi qu’il en coûte, et quelle que soit l’adversité, sont prêtes à tout pour sauver les pauvres pécheurs des flammes de l’Enfer auquel les condamne irrémédiablement leur ignorance crasse. Cette bonne chrétienne, ainsi, a pris sur elle de me faire lire des vrais livres : l’an dernier, profitant de la commémoration de ma venue au monde, elle m’offrit ainsi V. de Thomas Pynchon, et cela était bon ; et elle a tout récemment renouvelé la manœuvre, me glissant entre les pattes ce court roman de Witold Gombrowicz, qui est bel et bien Polonais, on ne peut rien vous cacher, court roman intitulé La pornographie. Et cela était bon : en effet, d’une part, la lecture récente de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot m’avait déjà incité à faire un de ces jours l’acquisition de Ferdydurke ; d’autre part, ce joli titre ne manquera pas, j’en suis sûr, de m’attirer bien des lecteurs.

 

(Quoique.)

 

(Ils sont déjà assez nombreux, notez, à débouler ici après avoir googlisé quelque chose du genre de « xXx sex haRd coshonn mandrun hénorm viole par 1 retraite père vert flajel avek des orties fraîchement coupées peaurno sex bit putte Ernest Renan gro sain collégienne japonaise avec des couettes susse daursel zob bruni apwal holoturie paternoster plan a 29 ludique ».)

 

(Heureusement, cela n’a rien à voir.)

 

(D’ailleurs : )

 

Heureusement, cela n’a rien à voir. Et en fait de pornographie, au sens le plus trivial tout du moins, on n’a pas forcément ici grand chose à se mettre sous la dent (ou ce que vous voulez, ça ne me regarde pas).

 

« Ah. Mais de quoi nous parle donc l’auteur, dans ce court roman ? »

 

Eh bien, nous pourrions avancer cet insipide résumé. 1943, la Pologne occupée par les nazis. Le narrateur, un écrivain quadra du nom de Witold Gombrowicz, et son ami Frédéric, tous deux peu intéressés par le soudain engouement de l’industrie lourde allemande pour les voyages organisés et les hauts-fourneaux, quittent l’ex-Varsovie pour un paisible exil provincial on ne peut plus bourgeois. Là, les deux hommes font la rencontre de deux charmants adolescents, Karol et Hénia. Las ! Les deux JEUNES, qui se connaissent depuis l’enfance, semblent ne pas avoir conscience qu’ils sont à l’évidence faits l’un pour l’autre ; la belle Hénia doit même épouser prochainement Albert, nécessairement notaire, et nécessairement moins jeune, sans que cela n'attise pour autant la jalousie de Karol. Voilà qui est intolérable pour nos deux esthètes (p. 86) :

 

« Je me rendis compte à la fin de ce conciliabule secret quel coup était pour lui et pour moi l’indifférence de ces deux-là, qui semblait malheureusement ne plus faire aucun doute. La jeune fille – fiancée à Albert. Le jeune homme – pas le moins du monde affecté.  Et tout cela baignant dans leur jeune aveuglement. La ruine de tous nos rêves ! »

 

Oui, c’est intolérable. Aussi Frédéric et Witold, au milieu du fracas du monde qui les indiffère au plus haut point, se mettent-ils à déployer des trésors d’ingéniosité pour rapprocher les deux JEUNES ; tout devient prétexte à manipulation ; le moindre événement, le moindre fait divers, doit être prestement saisi pour réparer la cruelle injustice. La venue du vieux Siemian, le résistant, est pour le coup tout à fait appropriée…

 

Voilà, voilà…

 

« Ouais, non, mais ça, on s’en fout. Con de Nébal ! Je t’ai demandé DE QUOI nous parlait l’auteur dans ce court roman… »

 

Ah. Oui, bien sûr. Mille excuses. Heureusement (?), l’auteur lui-même se fend d’une préface pour nous « expliquer » le sens profond de son roman. Citons-en à titre d’exemple le début (pp. 9-10) :

 

« Un écrivain polonais m’a écrit pour me demander quel est le sens philosophique de La pornographie.

 

« Je lui ai répondu :

 

« « Essayons de nous exprimer de la façon la plus simple. L’homme, on le sait, tend vers l’absolu. Vers la plénitude. Vers la vérité, vers Dieu, vers la maturité totale… Tout saisir, se réaliser entièrement – tel est son impératif.

 

« « Or, dans La pornographie se manifeste, il me semble, un autre but de l’homme, plus secret sans doute, en quelque sorte illégal : son besoin du Non-achevé… de l’Imperfection… de l’Infériorité… de la Jeunesse…

 

« « Une des scènes les plus explicites dans ce sens, c’est celle de l’église, où la cérémonie de la messe s’effondre sous l’effet de la conscience tendue de Frédéric et où avec elle s’effondre Dieu-l’absolu, tandis que, des ténèbres et du vide cosmique, sort une nouvelle idole terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé – car ils subissent une mutuelle attraction.

 

« « Une autre scène importante, c’est le conciliabule qui précède le meurtre de Siemian, quand les adultes se sentent incapables de tuer, car ils connaissent le poids de l’assassinat. Le meurtre devra donc être accompli par des adolescents, déplacé vers la légèreté, l’irresponsabilité – ce n’est que de cette façon qu’il devient possible. » »

 

Notez que c’est là « la façon la plus simple de s’exprimer ».

 

(Au passage, je ne savais pas que l’homme tendait vers l’absolu, vers Dieu, et tout et tout… Pour moi, il tendait vers la bière, le salaire, la femme ou la mort ; bêtement.)

 

On pourrait citer d’autres passages de cette « explication » ; tenez, par exemple (p. 14) : « Et si La pornographie était une tentative pour renouveler l’érotisme polonais ? » Synthétisons (p. 15) :

 

« Je suis de plus en plus porté à présenter les thèmes qui me paraissent le plus complexes sous une forme simple, naïve même. La Pornographie est écrite un peu à la manière d’un « roman de province » polonais , c’est comme si je véhiculais sur un char à banc vieillot du venin « dernier cri » (cri de douleur, pas à la mode, cela va de soi). Ai-je raison de penser que plus la littérature est téméraire et d’un accès difficile, plus elle devrait retourner vers des formes anciennes, faciles, auxquelles les lecteurs se sont habitués ?

 

« K. A. Jelenski, à qui mon œuvre doit tant et de si précieuses suggestions, estimait que La pornographie se présentait de façon trop définie ; il me conseillait d’y effacer quelques-unes de mes traces, à la façon des animaux ou de certains peintres. Mais je suis déjà fatigué par tous les malentendus qui s’accumulent entre moi et mon lecteur et, si j’avais pu, j’aurais limité encore davantage sa liberté de m’interpréter. »

 

Voilà qui est clair. Allez, un petit dernier pour la route, qui me paraît particulièrement utile (p. 14) : « Je ne crois pas à une philosophie non érotique. Je ne me fie pas à une pensée désexualisée. »

 

Ah ? Parce que, tout persiflage mis à part (promis juré), c’est ici que se situe à mon sens le problème : tout cela est très très très froid, très très très intellectualisé, distant, détaché… désexualisé. On navigue dans les hautes sphères, jamais dans la chair. Et en ce qui me concerne – moi le jeune crétin qui n’oserais certainement pas « interpréter » Gombrowicz de crainte d’un « malentendu », mais bon, à défaut de sens, je me sens encore libre de parler du ressenti –, en ce qui me concerne, donc, c’est à la fois ce qui fait l’intérêt et la faiblesse de La Pornographie. Les préoccupations hautement spirituelles et absolues de Witold et de Frédéric m’ont laissé le plus souvent très froid ; ces manipulateurs pédants et grotesques tiennent en effet plus de Bouvard et Pécuchet que des très humains Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses. Impossible de ressentir ces personnages, de s’identifier à eux. Leur perversion, bien réelle, est si détachée qu’elle en devient mesquine et dérisoire. Leurs efforts acharnés pour unir ces deux JEUNES qui ne leur ont rien demandé sont en effet absurdes. A fortiori si l’on tient compte du contexte, à peine entrevu : la Pologne rurale de La pornographie ne résonne pas du bruit des bombes, l’horreur de la Shoah n’y est même pas entrevue ; non, cette Pologne bourgeoise et ridicule évoque bien davantage, justement, la Normandie de Flaubert. Mais sans l’humaine cruauté, la naturalisme cru, le cynisme réjouissant, l’abjection à la fois plate et fascinante de Madame Bovary ou de L’éducation sentimentale. Tout, ici, est froid, détaché, inhumain, incorporel ; dans un sens, c’est d’autant plus fascinant : le sujet est effectivement mis à nu, son grotesque n’en ressort que davantage. Mais c’est aussi vite lassant, et parfois agaçant. Le dérisoire, le mesquin, interloquent, mais tout cela est trop lointain pour me convaincre véritablement. Trop… « intellectuel », le mot est lâché. La chair est ignorée, seules les idées ont droit à l’existence. Et le décalage est ainsi constant entre les grands discours des horripilants Witold et Frédéric, et la platitude et la petitesse collégiennes de leurs ridicules perversions. Sans parler de leur idéalisation – justement – de la jeunesse, assez typique d’une fascination quadragénaire pour un passé magnifié, celui où les hormones se doivent d’être en ébullition… mais où en fait d’hormones, de glandes, de chair, c’est surtout l’esprit des « adultes » qui frétille avant tout (p. 82) :

 

« Je devais lui demander : – Tu vas à l’église ? Au lieu de cela, je demandai : – Tu vas voir les femmes ?

 

« – Quelquefois.

 

« – Tu as du succès auprès des femmes ?

 

« Il rit aussitôt.

 

« – Non. Pensez-vous ! Je suis bien trop jeune.

 

« Trop jeune. Le sens en était humiliant – c’est pour cela que cette fois-ci il avait pu prononcer délibérément le mot « jeune ». Mais moi, qui avais mêlé tout à l’heure, à cause de ce garçon, Dieu et les femmes dans un quiproquo grotesque et presque ivre, j’entendis dans ce « trop jeune » comme un étrange avertissement. Oui, trop jeune, aussi bien pour les femmes que pour Dieu, trop jeune pour tout – et quelle importance qu’il croie en Dieu ou pas, qu’il ait du succès auprès des femmes ou pas, puisque de toute façon il était « trop jeune » et rien de ce qu’il pouvait faire, dire ou sentir n’avait la moindre importance : il était inachevé, il était « trop jeune ». Il était « trop jeune » pour Hénia et pour tout ce qui naissait entre eux, « trop jeune » aussi pour Frédéric et pour moi… Qu’était-ce, cette immaturité si frêle ? Elle était insignifiante, elle ne comptait pas ! Comment pouvais-je moi, un adulte, mettre tout mon sérieux dans son manque de sérieux, écouter avec un tremblement de tout mon être quelqu’un qui n’avait aucune importance ? »

 

C’est l’occasion de parler d’un autre anachronisme, après celui du cadre et des personnages : le style. S’il est mêlé à l’occasion d’audaces très contemporaines, il reste essentiellement précieux, assez suranné, dilaté et riche ; là encore, il évoque souvent le naturalisme français d’un Flaubert, ou d’un Zola ou d’un Huysmans débutant dans l’ombre du maître. Avouons-le : l’écriture de Gombrowicz, dans son archaïsme affiché et pourtant malmené, est irréprochable. Sous cet angle purement formel, pas de doute : c’est bien de la très grande littérature.

 

Mais cette froideur dans la perversion, cette mesquinerie dans le vice, cette distanciation de la chair et de la matière, l’imposture intellectuelle fort commune et d’autant plus dérisoire incarnée, non, idéalisée par Witold et Frédéric, tout cela ne me parle guère. Pas sous cette forme, en tout cas. A tout prendre, je préfère encore me ressourcer dans les classiques ; Là-bas, par exemple, ce premier ouvrage du « roman de Durtal » me semblant partager bon nombre de thématiques et de procédés avec cette Pornographie : mais ce chef-d’œuvre du roman décadent, baroque et excessif, me paraît autrement plus séduisant et fascinant que cette froide masturbation intellectuelle… Non, j’exagère un peu, là. Et puis ça ne serait pas à la hauteur de ce livre – un cadeau fort appréciable tout de même, malgré cette relative déception ; je n’ai certes pas perdu mon temps à le lire (si, vont dire les critiques perfides qui, eux, ont compris et donc adoré le livre... mais moi je dis non, et zob), et j’ai toujours envie de lire Ferdydurke, d’autant que le grand classique joue semble-t-il bien davantage la carte de l’humour – que de conclure là-dessus. Un peu comme si, succombant au mauvais goût le plus gras, gratuit et pathétique, je finissais ce texticule en parlant de pornographie pour bande-mou.

 

(Zut. Trop tard. Décidément, Nébal est un con. Mais bon : la chair est faible...)

(Ca me fait penser, même si ça n’a pas forcément grand chose à voir : ça fait un bail que je suis censé vous causer du fabuleux Filles perdues du Divin Alan Moore et de la divine par alliance Melinda Gebbie ; là, pour le coup, c’est de la pornographie, vraiment ; hyper-intellectualisée, certes, mais qui transpire, suppure et colle néanmoins ; qui parle, touche, remue, et élève : bref, un idéal. Vraiment. Faut que je trouve le temps…)

CITRIQ

Commenter cet article

N
@ Sire Spectueux : même pas vrai. Et peut mieux faire.<br /> <br /> @ Alkayl : oui, j'ai fait dans le compte rendu subtil, délicat et de bon goût. C'est la chaleur...
Répondre
A
"qui parle, touche, remue, et élève "<br /> <br /> Très classe. Il est gland temps que tu prennes du repos.<br /> (c'est pas de ma faute, c'est la chaleur).
Répondre
S
Pornographe!!!
Répondre