"Génocides", de Thomas Disch
DISCH (Thomas), Génocides, traduit de l’américain par Guy Abadia, Paris, Robert Laffont – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1965, 1977] 1990, 188 p.
Il est un élément du Grand Complot International Contre Moi que je trouve particulièrement horripilant, et c’est cette vilaine tendance qu’ont certains auteurs et artistes à mourir en gros au moment où je commence à m’intéresser à eux. Je ne les compte plus, ces sinistres personnages. Mais Thomas Disch s’est montré particulièrement mesquin à cet égard : non, Môssieur Disch ne pouvait pas mourir d’un bête cancer, comme tout le monde ; il a fallu qu’il se suicide, dans la dèche semble-t-il, et une indifférence quasi générale en tout cas, le 4 juillet 2008, à l’âge de 68 ans…
Il faut dire que l’auteur était particulièrement dépressif, et que le ton de bon nombre de ses œuvres était d’un pessimisme extrême, voire cynique, terriblement éprouvant. C’est d’ailleurs sans doute pour une bonne part ce qui m’a amené à m’intéresser (trop tard…) à cet auteur, dont je n’avais, honte sur moi, absolument rien lu avant son décès. Mais cela faisait déjà un petit moment que je comptais lire, notamment, Génocides, Camp de concentration et Sur les ailes du champ ; le premier de ces trois romans, dégoté un peu par hasard chez un bouquiniste (sous une couverture certes fidèle, mais néanmoins hideuse), avait même intégré mon étagère de chevet quelque temps avant la triste nouvelle du décès de Thomas Disch. Le meilleur hommage que l’on puisse rendre aux écrivains disparus étant encore de lire leurs livres, Génocides s’est ainsi retrouvé (bêtement, diront certains) en tête de ma pile à lire. Il va de soi que j’aurais préféré, sous cet angle, en retarder la lecture encore un peu…
Génocides, effectivement, n’est pas un roman très joyeux. Pour dire les choses clairement, c’est même un roman abominablement déprimant, passablement nihiliste aussi ; à l’instar du remarquable Quinzinzinzili de Régis Messac, mais avec beaucoup moins d’humour (quand bien même jaune), Génocides nous conte la fin de l’humanité sur un mode dur et cynique, en stigmatisant impitoyablement les pires bassesses de l’homme, sa bêtise, sa méchanceté, son hypocrisie. Cette apocalypse vécue de l’intérieur, cinglante et cruelle, tend à vrai dire à faire envisager au lecteur la disparition de l’humanité comme finalement plutôt souhaitable… et en tout cas anecdotique : l’humanité, dans ce roman, se retrouve en effet réduite à la condition d’insectes parasites, tels que ceux que l’on éradique par milliers dans nos champs sans y prêter la moindre attention.
Génocides rapporte en effet une invasion extraterrestre, mais d’un genre particulier. Nous ne verrons d’ailleurs jamais les extraterrestres dans ce roman, même si leur existence ne fait aucun doute, et si les résultats de leur action sont visibles partout. L’invasion, en effet, a pris la forme d’une sorte de bombardement de spores, de graines, transformant la Terre entière en un immense champ de mystérieuses plantes gigantesques, de plusieurs centaines de mètres de hauteur. Les plantes sont partout, absolument partout, et, en l’espèce de quelques années à peine, leur implantation massive a radicalement modifié l’écosystème : la majeure partie de la faune et de la flore terrestres a disparu, et l’humanité n’a pas fait exception. Les villes ne sont plus, les morts se sont comptés par milliards, et il ne reste plus désormais que quelques centaines d’individus éparts, vulgaires parasites répartis en pathétiques fourmilières survivant difficilement au milieu des plantes extraterrestres.
C’est notamment le cas, dans ce qui fut les Etats-Unis, de la petite communauté dirigée par le fermier Anderson, congrégationaliste fanatique qui voit dans l’invasion des plantes un châtiment divin, mais n’en continue pas moins d’imposer à tous son strict calvinisme et de louer la bienveillance, la bonté et la générosité du Seigneur, qui a autorisé leur survie et (n’en doutons pas) réserve à Ses fidèles un avenir radieux. Certains devoirs chrétiens, cela dit, ne sont plus de saison : la communauté a déjà bien assez de mal à produire sa propre subsistance, elle ne saurait accueillir des « étrangers » ; aussi les « pillards » sont-ils impitoyablement éliminés, sans que la piété des fermiers n’ait à s’en offusquer. De toute façon, ce sont sans doute des athées, n’est-ce pas ? Et puis, après tout, « Ceci est ma chair, et ceci est mon sang »… Le fils aîné d’Anderson, Neil, s’en accommode fort bien ; il faut dire, si l’on en croit son cadet Buddy, qu’il est peut-être le pire, le plus stupide et le plus brutal ersatz de bouseux que l’on puisse concevoir… Buddy, qui s’était fait citadin avant la catastrophe, abomine cet état d’esprit borné. Orville plus encore : il faut dire qu’il était, lui, l’un des rares citadins rescapés ; s’il n’a pas été exécuté sur-le-champ à l’instar des « pillards » avec qui il vivotait quand il a fait la rencontre d’Anderson et de sa « famille », c’est parce qu’il était un ingénieur compétent, dont le savoir pouvait se révéler utile à la communauté… Mais Orville mûrit sa vengeance. Et, pendant ce temps-là, les extraterrestres invisibles mais omniprésents préparent la récolte ; il est des parasites à éliminer…
Thomas Disch, dans un style concis et froid, nous livre ainsi une « fin du monde » terrifiante et absurde. Mais le pire, sans doute, dans ce cauchemar atroce où les morts ne se comptent pas (le récit est très laconique, le décès de personnages majeurs peut être évacué en une ligne ou deux sans que l’on n'y revienne jamais ni que les protagonistes du roman y accordent la moindre importance… et cela fait d’autant plus froid dans le dos), est ce terrible constat selon lequel, pour reprendre les mots de Dominique Warfa dans Fiction, « l’homme n’a besoin de personne pour se déchirer et réussir un véritable suicide collectif ». L’invasion extraterrestre, son génocide planifié, résistent en effet au jugement moral ; mais il n’en va pas de même pour ce qui est du comportement des survivants humains de moins en moins nombreux, tous ou presque plus cruels et barbares les uns que les autres, aveuglés par la foi ou par leurs sentiments, égoïstes, craintifs et agressifs. Comme les hommes de l’état de nature façon Hobbes ? Comme les hommes, tout simplement, ceux que nous croisons tous les jours, ceux que nous sommes, ici dépeints avec une lucidité intransigeante, une honnêteté blessante. Neil, l’imbécile, la brute, le fou enfin, en est la plus sinistre illustration, avec son hypocrite bigot de père.
Génocides est un pamphlet impitoyable, un roman d’une noirceur rare, d’une science-fiction cauchemardesque, terrible, insoutenable parfois. C’est un grand, un très grand roman. Et Thomas Disch était un grand auteur, ce seul roman suffit à m’en convaincre. C’était sans doute un de ces hommes rares qui seraient presque, de par leur talent et leur honnêteté, des contre-exemples valables à leur propre pessimisme plus ou moins misanthrope, si l’humanité en son ensemble n’était pas si irrémédiablement répugnante.
RIP. S’il y a un ailleurs, ce dont je doute, il ne sera probablement pas pire qu’ici.
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