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Comme des fantômes, de Fabrice Colin

Publié le par Nébal

 

COLIN (Fabrice), Comme des fantômes : Histoires sauvées du feu, préface de Claro, postface de David Calvo, Lyon, Les Moutons électriques, coll. La Bibliothèque Voltaïque, 2008, 364 p.

Ma chronique de cet excellentissime recueil « posthume » de ce petit farceur de Fabrice Colin se trouvait sur le beau site du Cafard cosmique...

 

 

C’est d’autant plus regrettable que c’est commun : trop nombreux sont les artistes qui n’accèdent à la renommée que trop tard, et les littératures de l’imaginaire ne sont pas épargnées par ce triste culte rendu aux cadavres. Il est dès lors bien légitime, pour le lecteur de bon goût, de renâcler devant certaines entreprises cyniques dissimulant mal leur nécrophagie obscène sous le prétexte de la réhabilitation posthume : que l’on songe au staracadémicien évoqué de manière quelque peu anachronique par David Calvo dans sa postface à ce Comme des fantômes, inaugurant plus ou moins la très belle collection de la Bibliothèque Voltaïque des Moutons électriques… Mais on reconnaîtra volontiers qu’il est des vautours, à l’occasion, pour révéler plus ou moins sciemment des perles sous la charogne ; et il en est ainsi d’André-François Ruaud, que l’on ne saurait donc blâmer excessivement pour l’édition bien tardive de ces « œuvres complètes » du talentueux et trop tôt disparu Fabrice Colin.

 

Fabrice Colin est mort dans la matinée du 14 juin 2005 ; il était âgé de 33 ans, « l’âge du sans-culotte Jésus, […] âge fatal aux révolutionnaires », pour emprunter le mot de Camille Desmoulins, qui savait de quoi il parlait. On avouera cependant que la sortie de Fabrice Colin n’eut guère le panache de celle de ces deux illustres prédécesseurs (et d’une cohorte de rock-stars longue comme le bras) : de retour d’une soirée bien arrosée, Colin s’endort, sourire béat, une cigarette aux lèvres… et, bien vite, c’est l’incendie fatal. Triste fin pour un illustre inconnu.

 

L’œuvre de Fabrice Colin est en effet largement passée inaperçue, d’autant qu’elle n’était guère pléthorique : malgré plusieurs tentatives, Colin n’a jamais écrit le moindre roman, lui qui réclamait au moins 20 ans pour peaufiner son chef-d’œuvre, à l’instar de Joyce ; ses tentatives de collaboration, avec Johan Héliot ou Xavier Mauméjean, n’ont jamais abouti (et il va de soi qu’il n’a jamais rien écrit avec David Calvo), son caractère peu amène y étant sans doute pour beaucoup (ainsi que son humour souvent douteux, limite post-moderne). C’est que l’homme était arrogant, réfractaire à toute compromission ; aussi ne s’est-il jamais égaré dans des expériences indignes de son talent, à la différence de bon nombre de ses confrères moins regardants : Fabrice Colin, qu’on se le dise, n’a jamais « écrit » de bandes-dessinées ; et sa réponse à Richard Comballot lui demandant naïvement, peu de temps avant son départ prématuré, s’il avait jamais pensé écrire pour la jeunesse, témoigne assurément de la force de sa conviction (p. 344) :

 

« Jamais, non. Je trouve la démarche absurde. Je ne sais pas ce qu’est un jeune. La littérature jeunesse, c’est une invention marketing. […] j’ai été amené à parler à des adolescents dans le cadre d’un colloque, il y a une paire de mois, et très franchement, plus jamais. Un ado de treize ans, c’est la quintessence absolue de la bêtise. Je sais de quoi je parle. Je ne vois pas pourquoi je me casserais le cul à lisser des phrases spécialement pour des types qui n’en ont rien à foutre de la littérature. »

 

Un homme de principes, assurément, dont on n’ose imaginer ce qu’aurait pu être sa réaction à l’annonce de l’élection de Nicolas Sarkozy, et qui poussa le refus de toute compromission jusqu’à se spécialiser dans l’écriture de nouvelles de fantasy à une époque où le genre se vendait fort mal, et en dépit des nombreuses tentatives de ses proches et collaborateurs pour l’orienter vers la « littérature générale » (thème abordé de manière particulièrement lucide, à la fois drôle et tragique, dans la première nouvelle de ce recueil, « Naufrage mode d'emploi » ; mais nombreux sont les textes à résonner du conflit opposant l’intégrité de l’auteur aux empiètements mesquins des éditeurs). Les nombreux témoignages et anecdotes émaillant Comme des fantômes sont ainsi généralement quelque peu acerbes, dressant un portrait assez peu flatteur (ou sympathique) de Fabrice Colin. Mais on aurait bien tort, sans doute, de négliger pour autant son œuvre (ou de se fier excessivement à la notice introduisant chaque texte, dont il pourrait résulter une lecture quelque peu biaisée) : cette « intégrale » regorge en effet de savoureuses pépites, de fulgurances de talent, d’expérimentations audacieuses et bienvenues, qu’il n’est que justice de reconnaître enfin, maintenant que la personnalité farouche de l’auteur ne vient plus parasiter l’appréciation de ses écrits. Fabrice Colin est mort ? Vive Fabrice Colin ! Oui, ainsi que l’affirme la quatrième de couverture, il est bien temps de « tourner la page », et d’envisager sereinement la production « fantaisiste » de ce jeune talent.

 

Car c’est bien essentiellement de fantasy qu’il s’agit ici (avec quelques détours du côté de la science-fiction ou du fantastique), tout au long de ce superbe recueil régulièrement illustré et n’hésitant pas, le cas échéant, à malmener typographie et mise en page. Qu’on ne s’y trompe pas, cela dit : si Fabrice Colin, qui fut en son temps un fervent rôliste, évoque au détour d’une ligne Robert E. Howard ou J.R.R. Tolkien, s’il pastiche Michael Moorcock avec une audace certaine mais plus ou moins de réussite (« Eloge des poissons-gouffres »), son inspiration est sans doute bien davantage à rechercher du côté des chefs-d’œuvre du merveilleux victoriens et édouardiens, souvent illustrés par Arthur Rackham, auquel il consacre une intéressante note (de même qu’à Kenneth Grahame, l’auteur du Vent dans les saules). Alice, ainsi, et plus encore Peter Pan, sont à bien des égards les figures tutélaires du corpus colinien, et les allusions à ces personnages, à leurs univers et à leurs auteurs abondent dans ces pages. C’est ainsi que l’on croise la candide héroïne de Lewis Carroll bien vite, gâtouillant en Islande avec à ses côtés un curieux chats aux sourires tenaces (« Arnarstapi », très beau texte, à la fois drôle et émouvant) ; l’auteur anglais lui-même, dédoublé et accompagné d’un inévitable lapin blanc, jour un rôle non négligeable dans « Arcadia : comme des fantômes » (où apparaît également une autre figure récurrente du recueil, quelque peu différente, à savoir Virginia Woolf). Le sympathique rongeur ressurgit dans un sens dans « Le Coup du lapin », mais c’est cette fois bien davantage l’imaginaire de James Matthew Barrie qui est convoqué, pour un touchant hymne à l’enfance, à sa crédulité, à son imagination ; mais Peter Pan apparaît également, d’une manière bien autrement inquiétante, dans « Une autre fois, Damon », nouvelle troublante et terrible, désespérée, insoutenable.

 

En effet, si Fabrice Colin évoque régulièrement avec une nostalgie bienveillante un certain retour à l’enfance aux côtés de Crapaud, d’Alice et de Peter, il n’en constate pas moins avec lucidité le caractère quelque peu futile de cette échappatoire, rendue d’autant plus séduisante qu’elle est improbable. Il y a une scission semble-t-il inéluctable entre l’enfance et l’âge adulte (« Le Coup du lapin » a déjà été évoqué, mais on pourrait sans doute mentionner également, sur un mode plus tragique – et à mon sens moins convaincant –, « Passer la rivière sans toi », voire « Intérieur Nuit »). Or la réalité de l’âge adulte, c’est la mort, thème omniprésent de l’œuvre colinienne (même s’il n’a jamais écrit, entre autres, La Mémoire du vautour) ; le merveilleux se fait régulièrement morbide, les fantômes abondent (le mode léger de « Retour aux affaires » n’en est probablement pas la meilleure illustration), et nombre de textes, a fortiori ceux qui s’éloignent le plus de la fantasy, qu’il s’agisse de nouvelles (« Chez les vivants »), de poèmes (« Ladicius ») ou de « fragments » inclassables (« Xperiment », « Réinventer Venise »…), résonnent de douloureux échos macabres, parfois même (souvent ?) franchement auto-destructeurs et suicidaires. La mort, inéluctable, plane ainsi régulièrement tout au long de ce recueil posthume ; et si elle est à l’occasion traitée avec légèreté, elle colore néanmoins souvent Comme des fantômes d’une teinte sombre et poignante. D’autant que les stratégies de fuite alternatives à la régression infantile ne semblent guère plus efficaces : ainsi de l’ivresse dans le superbe et aigre-doux « Un dernier verre, ô dieux de l'oubli... », qui, sous le couvert loufoque d’une virée de Dionysos en Californie, verse nécessairement dans le tragique. Mais il en va ainsi du métier d’écrivain également. C’est que le conteur lui-même prend part au conflit opposant l’imaginaire à la raison (ainsi dans l’hommage à Jules Verne « Intervention forcée en milieu crépusculaire ») ; et si le conte tient lui aussi, à sa manière, de la stratégie de fuite, c’est avec une efficacité plus que douteuse, les larmes se mêlant bien souvent à l’émerveillement, comme dans le poignant « L'Homme dont la mort était une forêt ».

 

On peut néanmoins tirer une autre leçon de cette dernière nouvelle : celle de la nécessité du conte, qui au-delà de l’évasion dans les contrées de l’imaginaire, tient aussi de l’exutoire salutaire, voire de l’exorcisme. Et Fabrice Colin, à n’en pas douter, était un conteur de talent. Inévitablement, ces « œuvres complètes » contiennent du bon et du moins bon, mais le niveau est dans l’ensemble très élevé. Comme des fantômes est un vrai régal, souvent émouvant, généralement juste, et, avouons-le, très drôle à l’occasion… Cela suffirait déjà à en faire un très bon recueil de fantasy. Mais la plume de Fabrice Colin, unique et audacieuse, le distingue de « la concurrence », jusqu’à faire de Comme des fantômes un recueil tout simplement indispensable. Certes, toutes ses expérimentations ne payent pas forcément (l’emploi fréquent de la deuxième personne me laisse généralement assez sceptique…), mais l’écriture de Colin, très travaillée, est remarquablement sonore et poétique, d’une justesse rare en fantasy et d’une habileté dans le maniement des divers registres de l’imaginaire comme dans le pastiche qui ne peut que séduire, dans la mesure où elle consiste plus en l’exploration passionnée de nouveaux territoires qu’en vains exercices de style lassant de « professionnalisme ». Comme des fantômes est superbement écrit, et se dévore de bout en bout.

 

« Un bon auteur est un auteur mort », sans doute… Cela dit, en refermant Comme des fantômes, on ne peut s’empêcher de penser à toutes les merveilles qu’aurait pu nous prodiguer un Fabrice Colin bien vivant, en fantasy… ou ailleurs. Et c’est avec un pincement au cœur que l’on « tourne la page »… Reste ce superbe recueil, d’autant plus indispensable, et dans lequel on pourra également voir un précieux conseil adressé par le défunt aux plus talentueux de ses confrères en écriture : surtout, ne vous arrêtez pas de fumer.

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