"Cette crédille qui nous ronge", de Roland C. Wagner
WAGNER (Roland C.), Cette crédille qui nous ronge, nouvelle édition revue et corrigée par l’auteur, illustrations par Philippe Caza, Lyon, Fleuve Noir – ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, [1991] 2008, 132 p.
Après le navet de Marignac et un Ligny moyennement enthousiasmant, c’est le retour d’un habitué de la maison ActuSF pour ce nouveau titre des Trois Souhaits : on devait en effet déjà à Roland C. Wagner – par ailleurs participant à Appel d’air – les sympathiques H.P.L. et Celui qui bave et qui glougloute qui avaient inauguré la collection, tous deux ayant d’ailleurs bénéficié comme Cette crédille qui nous ronge d’une chouette couv’ de Caza (et, oh ! bonne surprise, le fameux dessinateur livre également cette fois quelques illustrations intérieures, avec de fort sympathiques bébêtes).
Sous ce titre énigmatique se dissimule un court roman initialement paru au Fleuve Noir en 1991, présenté dans une version revue et corrigée. Un « space polar » non dénué d’humour, qui n’est pas sans évoquer parfois Jack Vance et Fredric Brown, et qui nous cause essentiellement de bouffe.
Dans quelques siècles, à l’aube de l’expansion de l’humanité à travers la galaxie. Quartz B. a quitté la Terre surpeuplée pour se rendre, au terme d’un voyage de quinze ans, sur la planète Océan, essentiellement colonisée par des Français, afin de servir de garde du corps à l’ambassadeur terrien Murail Denikar Exponentielle 3. Problème : quand on le sort du congélo, c’est pour lui apprendre : 1°) que son employeur est mort ; 2°) qu’on a dû remplacer son bras par une prothèse mécanique. Quartz n’a donc pas grand chose à foutre sur cette lointaine planète, au milieu de cette population hétéroclite aux mœurs (et au langage) parfois étranges. Pourtant, il va très vite se retrouver avec une vilaine mission sur les bras : aux yeux des habitants d’Océan, il va en effet de soi que, Murail Denikar etc. étant mort, et la Terre ne pouvant envoyer un nouveau plénipotentiaire avant une trentaine d’années, Quartz doit lui succéder dans ses fonctions… et par voie de conséquence trancher l’épineuse Q.A.
La Question Alimentaire.
Car Océan est divisée par un conflit qui pourrait bien la mettre à feu et à sang (ici, contrairement à la Terre, il y a toujours des meurtres, ou plus exactement des gens qui seraient prêts à tuer). En effet, Océan a ceci de particulier qu’elle ne connaissait pas de prédateurs terrestres avant l’arrivée de l’homme ; les « bébêtes » y vivent en parfaite harmonie, les seuls prédateurs parmi eux étant les familiers pseudinsectivores (par ailleurs de fort sympathiques bestioles, qui font même la vaisselle). Tout l’écosystème d’Océan est adapté à cet état de fait : les bébêtes vivent longtemps, et leur système de reproduction impliquant trois partenaires fait que la surpopulation n’est pas à craindre. Problème : ça a bon goût, ces choses-là. Mais à les chasser, ne risque-t-on pas de déséquilibrer totalement le biotope, jusqu’à reproduire les mêmes erreurs que sur Terre, et finalement exterminer toute vie animale ? Deux camps s’opposent : les carnivs et les végéts (avec des subdivisions : partisans du vicejoie, exclusifs, etc.). Et on n’a pas le temps d’attendre : les incidents se multiplient, et la tension monte… Quartz étant un sauveur de profession, et quand bien même il n’a aucune qualification pour ce boulot (c’est le moins qu’on puisse dire, d’autant que le bonhomme se montre assez dur de la comprenette…), il ne peut que se mettre à la tâche. On ne lui laisse guère le choix, de toute façon… Et tant qu’à faire, éclaircir les circonstances de la mort de l’ambassadeur et de la disparition de son bras pourrait être une bonne idée… Bref, Quartz a du pain sur la planche. Façon de parler, bien sûr.
Ben, c’est plutôt sympathique, tout ça. Et ça se lit tout seul : le récit, quand bien même convenu, est rythmé, les personnages sont attachants, les bébêtes encore plus, et le style simple mais fluide et agréable, jusque dans ses dérives argotiques justifiées par l’éloignement et le développement parallèle, avec ce français bifurquant du françintern et se mêlant d’emprunts à d’autres langues et de mots-valises (même si je n’ai pu m’empêcher de le faire sonner avant tout québécois…).
Surtout, Roland C. Wagner, sans jamais se départir d’une certaine simplicité, a su créer un cadre assez riche et attrayant, un monde cohérent quand bien même improbable, et où les détails ont leur importance (quelques très bonnes idées ici ou là). Si la thématique de la violence et du meurtre ne m’a pas du tout convaincu (mais alors pas du tout…), le reste est très correct, et régulièrement bien vu. Attrayant et efficace, comme dans un chouette bouquin de Jack Vance (plus que d’Ursula Le Guin, mais le ton y est pour beaucoup…).
Reste la question du fond, et, ici, je serais plus mitigé. En partie pour des raisons personnelles, sans doute : j’avoue que cette question du végétarisme ne me touche pas du tout ; je suis un amateur de barbaque, je plaide coupable ; j’admets tout à fait que l’on rechigne à manger de la viande, pour des raisons philosophiques, spirituelles ou autres, bref, personnelles, quoi (me regarde pas, chacun y’en a qu’à faire ce qu’y veut d’abord), mais je supporte par contre assez mal qu’on me fasse la morale à ce sujet (car, hélas, il y a des cons partout, et dans l’argumentaire de certains militants intransigeants, on trouve quand même un beau paquet de conneries…). Cela aurait pu poser problème à la base… Sauf que non. Parce que Roland C. Wagner a su créer un univers où cette question a réellement un sens et est réellement incontournable ; de même qu’il a su ne pas sombrer dans le manichéisme. Pour le coup, c’est plutôt bien joué et intéressant…
Jusqu’à un certain point, hélas. Là où le cadre et les personnages principaux (modérés quand ils ne sont pas indécis) permettaient d’aborder la question avec distance et pertinence durant la majeure partie du roman, la conclusion, passablement expédiée et totalement invraisemblable (le rôle de Quartz pouvait déjà laisser sceptique à la base, mais à ce stade la question ne se pose même plus…), retombe dans les clichés dans l’ensemble évités jusque-là, avec une bonne louche d’écologisme gnangnan (fâcheuse tendance qui revient souvent, hélas, mais que, pour prendre un exemple récent, Jeanne-A Debats avait quant à elle su éviter dans La Vieille Anglaise et le continent) et de méchants bouffeurs de bidoche aristo-psychopatho-capitalistes. Dommage…
Parce que jusque-là, c’était franchement très sympa, régulièrement drôle, plutôt pertinent, d’une lecture agréable. Mais du coup, au final, bof. J’ai dans l’ensemble passé un très bon moment à lire ce court roman, je ne peux pas prétendre le contraire ; reste qu’à mon sens sa conclusion lourde et maladroite le plombe, jusqu’à laisser un vilain arrière-goût en bouche, le sentiment – sans doute injuste – d’un roman médiocre de bout en bout.
Dommage, chums…
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