Ignis, de Didier de Chousy
CHOUSY (Didier de), Ignis, illustrations de Eugène Damblans, introduction de Frédéric Jaccaud, [Rennes], Terre de Brume, coll. Terra Incognita, [1883] 2008, 292 p.
Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.
Plusieurs collections « patrimoniales » de science-fiction sont apparues récemment ; faut-il regretter cette propension de la SF au conservatisme et à la réplication comme stigmatisant un déficit d’inventivité et de renouvellement, ou au contraire se féliciter de ce que ce genre, si profondément imprégné d’intertextualité, sache prendre conscience de sa riche histoire et de sa diversité pour se constituer à part entière et aller de l’avant ? On ne tranchera pas ici le débat. L’entreprise de la collection « Terra Incognita » récemment initiée chez Terre de Brume par Frédéric Jaccaud - dont on peut régulièrement lire la passionnante chronique des « Anticipateurs » dans Bifrost - et Sébastien Guillot, se distingue néanmoins des autres collections tournées vers l’histoire du genre : il s’agit ici davantage d’archéologie, pourrait-on dire, d’exhumation plutôt que de conservation. L’occasion de revenir sur des œuvres oubliées, datant d’une époque où le terme même de « science-fiction » n’existait pas : en témoigne ce premier titre, le singulier roman Ignis, unique œuvre du mystérieux comte Didier de Chousy, publiée en 1883 et passée alors à peu près inaperçue.
En cette fin du XIXe siècle, positivisme et scientisme règnent plus que jamais. Dans le meilleur des cas, cela a pu susciter de très belles pages chez un Renan ou un Zola, et bien sûr, plus proche de nos préoccupations, chez un Jules Verne. Mais le plus souvent, l’esprit du siècle a dégénéré en une sinistre religion on ne peut plus appropriée à la médiocrité bourgeoise, à son capitalisme inhumain, à son industrialisme forcené, à son optimisme béat, à son irresponsabilité enfin. Flaubert en avait déjà témoigné, et d’autres après lui. Inévitablement, on pensera ici à L’Ève future de Villier de l'Isle-Adam, impitoyable satire du scientisme bourgeois, fondée à bien des égards sur une réaction d’inspiration chrétienne et romantique... mais qui succombait en même temps à l’attrait d’une nouvelle forme de poétique, que l’on pourra qualifier de « merveilleux scientifique », déjà envisagée dans le Journal des Goncourt, à la date du 16 juillet 1856, « après avoir lu Edgar Allan Poe ».
Le seul document émanant du comte de Chousy que nous ayons conservé serait une lettre adressée au comte de Villiers de l'Isle-Adam, et le félicitant pour son célèbre roman. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’on puisse faire de Chousy un disciple de Villiers de l'Isle-Adam (on a d’ailleurs parfois supposé que les deux auteurs n’étaient qu’une seule et même personne...) ; et Ignis, de même que L’Ève future, n’est finalement pas aussi unilatéral que l’on pourrait le croire. S’il s’agit bien avant tout d’une satire virulente (et hilarante !) du positivisme, du scientisme et de l’industrialisme, c’est en même temps un roman baroque et fou, audacieux et débordant d’idées, parfois étrangement visionnaire : une chimère inclassable, monstrueuse et déstabilisante de par ses errances, et en même temps d’autant plus fascinante, à tel point que l’on en vient volontiers à suivre Pierre Versins, qualifiant cette œuvre unique et intrigante de « chef-d’œuvre » dans son indispensable Encyclopédie des voyages extraordinaires, de l’utopie et de la science-fiction.
Le roman, assez bref et illustré de quelques gravures parfois saisissantes, se compose de deux parties. Dans la première, la satire (et notamment de Jules Verne, auquel on ne peut s’empêcher de penser, mais il est sans doute l’arbre qui cache la forêt... d’autant que lui-même ne rechignait pas à la satire !) est clairement au premier plan, et fait mouche : le style de Chousy, d’une préciosité surannée, se montre d’une adresse terrible dans le maniement de l’ironie, et son humour confine déjà à l’absurde, d’une manière très anglaise.
Nous y suivons le projet fou (et par ailleurs étrangement uchronique, puisque l’action est ici située dans un passé récent par rapport à 1883 !) de la « Compagnie générale d’éclairage et de chauffage par le feu central de la Terre », dirigée par le bien nommé Lord Hotairwell, un gentleman érudit, auteur de remarquables (et volumineux) traités scientifiques concernant toutes les matières. Il s’agit de creuser en Irlande un gigantesque puits, d’environ douze kilomètres de profondeur, pour atteindre le légendaire « feu central », la source d’énergie la plus fabuleuse que l’on puisse concevoir, reléguant la houille et le pétrole au rang de matières inutiles. Au sommet du puits, la Compagnie créera la ville d’Industria-City, cité idéale, utopie industrielle bénéficiant de l’énergie formidable prodiguée gratuitement par le feu central, et qui ne manquera pas de susciter un considérable bond technologique. Lord Hotairwell, dont le feu central est l’obsession (avec « l’homme gazeux » des temps primitifs), est un habitué de ce genre de projets démiurgiques : il avait déjà proposé, on ne peut plus sérieusement, de détacher l’Angleterre de la croûte terrestre pour en faire un gigantesque navire. Mais il va cette fois trouver de puissants et compétents soutiens à son entreprise pharaonique, à savoir les ingénieurs James Harchbold (mathématicien chevronné pour qui tout se résume à des équations - ce qui suscite bien des répliques à mourir de rire !) et William Hatchitt (minuscule personnage obsédé par l’idée de creuser - il travaillait auparavant pour le tunnel sous la Manche -, d’autant qu’il est persuadé que son intelligence, déjà considérable, ne peut que s’accroître à mesure qu’il se rapprochera du centre de la Terre), et l’excentrique et colossal géologue Samuel Penkenton. Il faut y ajouter le narrateur, simple gérant, le naïf M. Burton. Ce qui nous fait un beau quintet d’irresponsables, totalement déconnectés des réalités, et qui vont avoir du pain sur la planche, tant l’entreprise présente de difficultés, non seulement techniques, mais également humaines : entre les ouvriers qui ne cessent de se plaindre, et l’espionnage et les tentatives de sabotage de militaires allemands (une des scènes les plus désopilantes et burlesques du roman), on comprend d’autant mieux pourquoi nos héros passent un chapitre entier à débattre du meilleur moyen de détruire la Terre (le projet, ardemment soutenu par le docteur Penkenton, est finalement repoussé à la majorité d’une voix ; on notera qu’ils n’avaient pas envisagé le LHC).
Mais l’entreprise du puits sera bel et bien couronnée de succès, et la deuxième partie débutera ainsi par une longue et minutieuse description d’Industria-City. S’adonnant ici à l’anticipation technologique teintée d’utopie (ou de contre-utopie...), Chousy déploie toute son imagination dans un véritable feu d’artifices débordant d’idées parfois visionnaires, sans se départir de sa savoureuse ironie. On retiendra notamment ses fameux Atmophytes, « hommes à vapeur » qui sont d’étonnants précurseurs des « robots » (le terme n’existe pas encore, il faudra attendre Karel Capek en 1921) auxquels nous habituera ultérieurement la science-fiction. Des esclaves mécaniques, qui viennent à point nommé compenser les faiblesses humaines constatées lors de la construction du puits : ces ouvriers-là, dénués d’initiative, ne se plaignent jamais, obéissent avec zèle et travaillent sans relâche. Mais la révolte finit pourtant par gronder parmi les Atmophytes...
Le Parlement d’Industria-City (où les députés sont admis en fonction du poids de leur cerveau - au moins deux livres -, le régime de la cité étant par ailleurs « pantopantarchique », c’est-à-dire caractérisé par « le règne de tous sur tous ») était jusqu’alors d’une unité à toute épreuve (p. 197) :
« Aussi les discussions sont-elles rares entre ces collègues siégeant tous à droite ; tous conservateurs, non seulement parce qu’ils ont généralement dépassé la soixantaine, mais surtout parce qu’ils ont atteint les extrêmes limites du bien-être et du progrès.
« Spectacle agréable et serein que celui de cette assemblée, de cette famille de deux cents frères échangeant entre eux des idées conciliantes, émettant sans passion des avis tout semblables ; de ces crânes d’ivoire, d’une belle forme, semblant n’en faire qu’un, tant ils sont pareils, oscillant en signe d’assentiment et de bienveillance pour l’orateur qui exprime, à la tribune, son opinion qui est la leur. »
Mais la « question sociale » va pourtant générer une gauche et une droite, en tout opposées sur le sort à réserver aux ouvriers artificiels séditieux ; ce qui nous vaut une superbe parodie de session parlementaire sombrant dans l’absurde, les interventions de Lord Kalhamborough n’y étant sans doute pas pour rien... Et l’absurde va bien prendre la première place : de la suite, je ne révélerai rien ici, de crainte de gâcher le plaisir du lecteur ; mais la qualifier de « surréaliste » ne me paraît pas inappropriée...
Ignis n’est certes pas sans défauts : il se disperse régulièrement, et sa fin (prévisible...) peut décevoir. Mais, dans l’ensemble, cela reste bel et bien un roman fascinant et enthousiasmant, d’une richesse rare, et qui plus est terriblement drôle : à l’occasion de certaines scènes, il faudrait vraiment être le plus blasé des lecteurs pour ne pas succomber au charme... Ou le plus scientiste, certes.
Cette exhumation est donc parfaitement bienvenue : Ignis a gardé aujourd’hui l’essentiel de sa saveur. Le roman de Didier de Chousy est un surprenant précurseur de la science-fiction (notamment humoristique...), à l’ironie délicieuse : un très bon choix pour inaugurer la collection « Terra Incognita », bien représentatif de ce que l’on peut en attendre de meilleur. A suivre...
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