Nouvelles complètes, volume 1, de J.G. Ballard
BALLARD (J.G.), Nouvelles complètes, volume 1 (1956-1962), [J.G. Ballard: The Complete Short Stories], édition établie sous la direction de Bernard Sigaud, traductions de l’anglais par Guy Abadia, Laure Casseau, Michel Demuth, Alain Dorémieux, Pierre-Paul Durastanti, Gisèle Garson & Pierre Versins, Robert Louit, Lionel Massun, Pierre K. Rey, Arlette Rosenblum, Bernard Sigaud et Frank Straschitz, Auch, Tristram, [1956-1962, 2001] 2008, 695 p.
Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Je la reproduis ici au cas où...
Octobre 2008 est décidément un mois ballardien : alors que Denoël vient tout juste de rééditer La Forêt de cristal, les décidément fort sympathiques éditions Tristram, auxquelles on devait notamment l’édition « définitive » de La Foire aux atrocités, poursuivent leur entreprise de redécouverte des chefs-d’œuvre de l’immense auteur anglais avec deux superbes volumes, le court roman Sauvagerie, et, surtout, ce premier tome longtemps attendu d’une intégrale des nouvelles de J.G. Ballard, établie sous la direction de Bernard SIGAUD, couvrant sa production des années 1956-1962, et destiné à être suivi de deux autres volumes de taille similaire (1963-1970, et 1972-1992). Le tout constituant rien moins qu’un monument de la littérature contemporaine, en science-fiction comme au-delà.
Si Ballard est aujourd’hui renommé essentiellement en tant que romancier, les adaptations cinématographiques d'Empire du soleil} et de Crash ! n’y étant sans doute pas pour rien, on aurait bien tort cependant de faire débuter sa carrière en 1962 avec la publication du Vent de nulle-part, son premier roman inaugurant la fameuse série des « apocalypses »… a fortiori depuis qu’il l’a renié. En effet, Ballard n’en était alors certainement pas à ses premiers travaux littéraires, livrant depuis le milieu des années 1950 nombre de nouvelles absolument remarquables, et pour lesquelles il a gardé bien davantage d’estime. Dans une brève introduction, il s’explique sur son attachement envers le format de la nouvelle, et ce notamment en matière de science-fiction. Car, à cette époque, et n’en déplaise à certains lecteurs d’alors, interloqués par ses textes, mais qui ont dû s’en mordre les doigts depuis, Ballard est bel et bien essentiellement un auteur de science-fiction, publiant dans des revues dédiées au genre ; il est même, aux côtés d’un Michael Moorcock notamment, un des piliers de ce qu’il est convenu d’appeler la « new wave of British science fiction ».
Mais il est vrai que la science-fiction ballardienne n’a pas grand chose à voir avec les clichés de « l’âge d’or ». C’est que, selon ses propres termes, il s’intéressait « au vrai futur » qu’il voyait « approcher, et moins au futur inventé que préférait la science-fiction » (p. 8). Une conséquence de cet état d’esprit saute aux yeux : le caractère généralement « terrestre » de ces nouvelles. Alors même qu’à cette époque le monde entier s’enthousiasme et s’émerveille pour Spoutnik et Gagarine, pour le projet Mercury et, à l’horizon, les missions Apollo, Ballard, plus lucide que jamais, table sur l’échec de la conquête de l’espace. Seules deux nouvelles de ce volumineux recueil empruntent résolument un cadre spatial : « Les Terrains d’attente », nouvelle inédite quelque peu bancale même si pas inintéressante, et « Passeport pour l’éternité », qui est avant tout une cinglante satire de l’ère des loisirs. S’il est quelques nouvelles pour mentionner en passant les voyages spatiaux, deux autres textes, majeurs cette fois et bien autrement significatifs, expriment clairement l’idée de cet échec : le glaçant et pervers « Treize pour le Centaure », et, bien différent, « La Cage de sable », superbe exemple de ces nouvelles « picturales » si caractéristiques de l’auteur, avec son environnement désertique et étouffant et ses personnages léthargiques…
Dans sa quête du « vrai futur », Ballard va donc se tourner essentiellement vers la Terre. Et le tableau qu’il nous peint – avec un goût prononcé pour l’absurde et le surréalisme, en dépit de la note d’intention – n’est généralement guère optimiste : une planète surpeuplée (« La Ville concentrationnaire », « Chronopolis », « Billénium ») ou au contraire d’aspect désertique (« Chronopolis » à nouveau, « Fin fond », « La Cage de sable »), un monde fou quoi qu’il en soit, au sens strict parfois (« Les Fous »), un monde déshumanisé, enfin, où la société de contrôle se généralise et empiète sans cesse davantage sur l’individualité : les thèmes de la surveillance et de la manipulation sont ainsi récurrents, de manière globale (« La Ville concentrationnaire », « Chronopolis », « Billénium », « Treize pour le Centaure », « Les Tours de guet » et, sur un mode plus allégorique, « Le Dernier Monde de M. Goddard ») ou individualisée (« La Plage 12 », « Trois, deux, un, zéro ! », « Le Débruiteur », « Zone de terreur », « Les Voix du temps », « Régression », à nouveau « Treize pour le Centaure » et « Les Tours de guet », « L’Homme au 99e étage »). Il en résulte souvent, renforcée par la stupéfiante précision et la subtilité de la plume de l’auteur (certes pas encore au niveau de Crash !, mais déjà incontestablement brillant, une atmosphère lourde, oppressante, angoissante, lorgnant régulièrement vers la claustrophobie ou l’agoraphobie en fonction du cadre, et parfois aussi la paranoïa. Et la révolte, le refus de se laisser instrumentaliser, ne débouchent la plupart du temps que sur un cinglant échec (on pourra y ajouter notamment « Un assassin très comme il faut »), où l’inconscient a régulièrement sa part (« Billénium », « Les Tours de guet »)… à moins de consister en un rejet pur et simple de la vie et des autres (« L’Homme saturé »).
Mais « l’anticipation » n’est pas nécessairement à prendre au sens littéral chez Ballard. Son « vrai futur », il l’observe le plus souvent dans un « présent visionnaire » (p. 8), et c’est bien pourquoi, nous dit-il, les habitants de Vermilion Sands, bohème de poètes improductifs et d’artistes ratés, vivant au crochet de « people » excentriques et de représentants naïfs de la classe moyenne supérieure, n’ont pas de micro-ordinateurs ou de téléphones portables. Ce qui n’empêche pas la paisible station balnéaire d’une Riviera fantasmée, banlieue bourgeoise de l’étouffante Red Beach, d’avoir son lot de superbes créations science-fictives (ou autres…) : la ville ensoleillée et cotonneuse baigne ainsi dans le bruissement permanent des fleurs et des statues musicales ainsi que des maisons psychotropes (et psychotiques…), tandis que ses rues sont envahies des rubans jaillissant sans cesse des verséthiseurs. Un seul repère temporel à Vermilion Sands : l’époque bénie et insouciante environnant « l’Intercalaire » ; une époque de rencontres étranges et fascinantes, ou rien n’est inconcevable, a fortiori en matière d’art. Après tout, « ceci se passait en cette folle saison à Vermilion Sands où Tony Sapphire entendit chanter une raie des sables et où je vis le dieu Pan rouler en Cadillac » (p. 356). Vermilion Sands est à n’en pas douter une des plus superbes inventions de J.G. Ballard. Cette intégrale étant chronologique et l’auteur étant revenu plusieurs fois sur ce cadre, on ne trouvera pas ici tous les textes ayant été publiés par ailleurs sous ce titre, mais on peut y rattacher cinq magnifiques nouvelles (« Prima Belladonna » – extraordinaire entrée en matière ! –, « Le Sourire de Vénus », « Numéro 5, Les Étoiles », « Les Mille Rêves de Stellavista » et « Les Statues qui chantent »), à l’atmosphère incomparable, à la fois dérisoires et profondes, lumineuses et névrosées, poétiques et drôles, léthargiques et fascinantes. Un chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre, que l’on ne saurait véritablement comparer à rien.
Et Vermilion Sands est bien entendu une occasion de choix pour aborder la thématique éminemment ballardienne des « paysages intérieurs », de cette exploration souvent picturale de la psyché humaine, à l’aune de la psychiatrie et du surréalisme. En-dehors de quelques exceptions (« La Cage de sable », notamment), le traitement n’en est peut-être pas ici aussi explicite que dans certains des romans ultérieurs (notamment Le Monde englouti et La Forêt de cristal), mais cette approche spécifique n’en est pas moins sensible dès les premières nouvelles de l’auteur, quand bien même un élément externe, un « déclencheur », intervient régulièrement. À ce titre, on notera plus particulièrement la récurrence des dérèglements temporels, avec éventuellement un substrat paranoïaque, dans une optique qui n’aurait pas déplu à Philip K. Dick : le temps referme souvent ses griffes sur les personnages (« Échappement » et « Trou d’homme n° 69 » avec leurs boucles cauchemardesques, « Zone de terreur », « Chronopolis », « Les Voix du temps », « Régression »…), et le sommeil (ou son absence…) joue souvent un rôle dans le cauchemar, suscitant de terrifiants troubles de la perception. Mais, à côté de ces angoisses frénétiques et de ces psychoses « actives », il est également des tableaux plus reposants mais non moins maladifs : il suffit de songer à tous ces personnages apathiques qui, d’une manière ou d’une autre, se retirent dans leur monde, rompant tout contact avec l’extérieur. On en trouvera l’image la plus singulière dans « L’Homme saturé », mais il faut également citer « Les Voix du temps », « Fin fond », « Treize pour le Centaure », « Les Tours de guet »… Et une variante splendide, sorte de face cachée de Vermilion Sands : « Le Débruiteur », magnifique reprise du Sunset Boulevard} de Billy Wilder, où la star déchue du muet est remplacée par une grotesque cantatrice, à l’heure où la musique ne peut qu’être ultrasonique… et donc inaudible.
On pourrait continuer longtemps ainsi (et dégager notamment quelques étonnantes préfigurations de l’œuvre ultérieure de Ballard, et notamment des « romans apocalyptiques »… mais aussi, déjà, de La Foire aux atrocités !) : ce volumineux recueil est une mine, et chaque texte ou presque mériterait une analyse approfondie… Certes, il s’agit là d’une intégrale : l’ensemble est donc nécessairement inégal, et l’on pourra bien relever à l’occasion quelques textes plus faibles, plus anodins, moins personnels et convaincants que les autres. Mais un texte de Ballard « raté » reste généralement bien plus satisfaisant que nombre de réussites…
Si l’on ajoute que ces nouvelles sont probablement plus abordables que les romans de l’auteur, et constituent ainsi une introduction de choix au reste de son œuvre, le bilan n’a plus à se faire attendre : sans surprise, ce premier tome des Nouvelles complètes de J.G. Ballard est un ouvrage fascinant de bout en bout, débordant de talent et d’idées, finement écrit et pertinent… Autant dire indispensable, pour tout amateur de science-fiction, et plus largement de littérature.
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