"Les Langages de Pao", de Jack Vance
VANCE (Jack), Les Langages de Pao, [The Languages of Pao], traduit de l’américain par Brigitte Mariot, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1958, 2002, 2004] 2008, 261 p.
Un petit Jack Vance de temps en temps, ça ne se refuse pas (ou alors il faut y mettre les formes). Ayant entendu dire beaucoup de bien de ces Langages de Pao, je ne pouvais pas les laisser traîner indéfiniment dans mon étagère de chevet…
Mais attention : Vance « atypique », on l’a souvent dit, et c’est vrai. On ne retrouvera en effet qu'assez peu, dans ce roman ancien, l’exotisme et la précision ethnologique du Cycle de Tschaï ou des Chroniques de Durdane, par exemple (sous cet angle, Les Langages de Pao se rapproche probablement davantage des « Alastor », notamment). Alors, du Vance sans ce qui fait l’intérêt de Vance ? Pas sans ce qui fait ses défauts, hélas : pour faire vite, l’intrigue est passablement inepte, le héros creux quand il n’est pas agaçant, l’écriture purement fonctionnelle, médiocre moins. Aïe.
Et pourtant, Les Langages de Pao est un roman fort sympathique, qui, s’il n’est pas un chef-d’œuvre et s’il est même bourré de défauts, vaut plutôt le détour. Tout simplement (?) parce que ce space opera repose sur une idée géniale, qui soulève des questionnements bien plus profonds qu’il n’est d’usage chez Vance.
Posons le cadre. La planète Pao est habitée par une société inconcevablement unie, mais aussi extrêmement conservatrice, ce qui la rend peu propice à l’innovation comme à l’initiative. Le seul homme à avoir une véritable individualité sur cette planète est son dirigeant, le panarque ; les autres se contentent d’obéir aux ordres et aux traditions millénaires. Mais quand le panarque est assassiné au cours d’une intrigue de palais, qui voit le seigneur Bustamonte évincer l’héritier légitime Béran Panasper, alors âgé de neuf ans, Pao sombre progressivement dans une terrible crise. En effet, son mode de pensée en fait une victime toute désignée des Brumbos, un peuple belliciste qui lui extorque tribut sur tribut : Pao ne peut tout simplement pas faire la guerre.
Aussi Bustamonte contacte-t-il les hyper-individualistes et savants « sorciers » de la planète Frakha pour trouver une solution à la crise. Sur les conseils du trouble seigneur Palafox, un vaste projet d’ingénierie sociale est engagé : il s’agit, sur une vingtaine d’années, de modifier l’état d’esprit des Paonais pour les rendre aptes à la guerre, mais aussi au commerce, à l’industrie, etc. Pour ce faire, on usera de la linguistique, en créant de nouveaux langages de toute pièce. En effet (p. 135) :
« Le langage sous-tend le schéma de la pensée, l’enchaînement des différents types de réactions qui suivent les actes.
« Aucune langue n’est neutre. Toutes contribuent à donner une impulsion à l’esprit des masses, certaines avec plus de vigueur que d’autres. Je vous le répète, nous ne connaissons pas de langue « neutre » ; aucune n’est supérieure à une autre, même s’il arrive qu’un langage X soit mieux adapté à un contexte qu’un langage Y. Si nous allons plus loin, nous remarquons que tout idiome induit dans l’esprit des masses un certain point de vue sur le monde. Quelle est la véritable image du monde ? Existe-t-il un langage qui l’exprime ? Premièrement, nous n’avons aucune raison de croire que la véritable image du monde, si tant est qu’elle existe, puisse être un outil très utile ou efficace. Deuxièmement, aucun standard ne nous permet de la définir. La Vérité est contenue dans l’opinion préconçue de celui qui cherche à la définir. Toute organisation d’idées, quelle qu’elle soit, présuppose un jugement sur le monde. »
Or ce jugement peut être biaisé par la langue, celle-ci définissant pour une bonne part les comportements. Le projet proprement révolutionnaire de Palafox, en l’espace d’une génération, va totalement chambouler les us et coutumes de Pao : en modifiant la langue, en passant de la langue unique des Paonais aux langages spécialisés, on leur permettra ainsi de résister aux Brumbos et à tous ceux qui pourraient lui nuire. Mais il va de soi, Pao étant ce qu’elle est, que ce projet ne sera pas sans susciter une franche hostilité : les habitants, farouchement conservateurs, risquent de résister à cette forme d’aliénation, ou plus exactement d’instrumentalisation, venant mettre à mal toutes les traditions…
Mais Palafox a un autre atout dans son jeu : il a sauvé la vie de Béran Panasper et l’a emmené avec lui sur Frakha. Le panarque légitime grandit ainsi dans un monde aux antipodes du sien, tiraillé entre raison et tradition, individualisme et communautarisme, liberté et nécessité…
On le voit, Les Langages de Pao soulève des questions d’une richesse et d’une profondeur rares chez Jack Vance (et ce quand bien même la forme se montre assez peu habile). Le projet d’ingénierie sociale des langues de Pao est un bel exemple de ces idées folles qui génèrent le sense of wonder, mais pour une fois sur une base de sciences sociales. Le questionnement linguistique, finalement, n’est guère qu’esquissé, hélas, et de manière très théorique (dommage, d’ailleurs : dans les rares passages – notes de bas de page, etc. – où Vance se penche sur des aspects pratiques, c’est particulièrement passionnant), mais il autorise une ample réflexion de nature à la fois politique et philosophique tout à fait enrichissante.
Ce qui n’empêche par ailleurs pas Les Langages de Pao d’être en même temps un divertissement très correct, et certainement pas un pénible quasi-essai. Le roman, bref et rythmé, très coloré (voire kitsch…), se dévore en quelques heures, avec un plaisir constant (sauf peut-être vers la fin, par ailleurs un tantinet nauséabonde, et vraiment trop peu crédible…).
Un roman bancal, donc, et parfois un brin décevant, mais en même temps d’une originalité et d’une richesse qui en justifient amplement la lecture. Et un bon Vance. « Atypique », oui, mais qui vaut le détour.
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