"La Séparation", de Christopher Priest
PRIEST (Christopher), La Séparation, [The Separation], traduit de l’anglais par Michelle Charrier, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2002, 2005] 2008, 485 p.
Ça y est, j’ai enfin lu un roman de Christopher Priest. Il était temps, me direz-vous. Et pourquoi donc avoir attendu si longtemps ? Eh bien, pour une raison très précise, et un peu différente de mes confessions habituelles. Le fait est que j’avais énormément envie de lire Christopher Priest, mais, en même temps, que cela me faisait un peu peur. Pour une raison que vous pourrez très certainement trouver idiote. Mais voilà, quand je lisais les quatrièmes de couv’ du bonhomme, ou ses interviews, j’en arrivais toujours à la même conclusion : tout cela fait tout de même beaucoup penser à Philip K. Dick.
Or, mes très chers lecteurs, les plus fidèles et les moins distraits d’entre vous n’auront pas manqué de le noter, j’aime beaucoup Philip K. Dick. J’aime vraiment, vraiment beaucoup Philip K. Dick. En fait, je lui voue un véritable culte, car je sais que Philip K. Dick est Dieu.
Aussi, je craignais de me retrouver nécessairement à comparer les deux auteurs, et probablement en défaveur de Priest, que je ne pouvais imaginer aussi puissant que l’immense auteur américain. D’autant que – et ses interviews me semblaient l’indiquer de manière particulièrement nette – je l’imaginais travaillant des thématiques assez proches, mais d’une manière sans doute moins « populaire », plus « intellectualisée », moins spontanée, moins drôle aussi. Une récente interview me semblait même le confirmer, Priest confiant aux gens d’ActuSF (en substance) : « Dick était fou. Moi, je fais juste semblant. »
C’est bête, les préjugés, hein.
Ça ne pouvait plus durer. Il fallait que je lise enfin un roman de Christopher Priest. J’avais La Séparation sous la main, le camarade Spitz japonais en disait du bien récemment et m’intimait de le lire… Allez, hop.
Pas évident de présenter le bouquin. Il y a un sacré risque de « révélations »… Boah, de toute façon, je vais probablement devoir en passer par là : vous êtes prévenus. Le roman se présente donc comme une enquête menée par l’historien Stuart Gratton sur une anecdote de la seconde guerre mondiale, une confusion entre deux Anglais, deux frères jumeaux, Joe et Jack Sawyer. Ce qui amène l’historien à se poser la question de ce qui s’est réellement, précisément passé dans la nuit du 10 au 11 mai 1941, sujet d’un de ses précédents ouvrages. Cette nuit-là, en effet, et entre autres, Rudolf Hess quittait l’Allemagne en avion pour négocier une paix séparée avec le Royaume-Uni dirigé par le belliciste et charismatique Winston Churchill (au passage, j’aime beaucoup cette couverture). Et les deux jumeaux, l’un pilote de la RAF, l’autre objecteur de conscience travaillant pour la Croix-Rouge, tous deux anciens champions olympiques, ont joué un rôle dans l’affaire.
La séparation… Celle d’entre les deux jumeaux, sans doute (mais il y a d’autres doubles – d’autres « simulacres » ? – dans ce récit), d’entre les peuples également, mais aussi entre deux lignes temporelles confuses, se mêlant dans une transition floue. Ce qui fait de La Séparation une uchronie, une mise en abyme de l’uchronie, et en même temps tout autre chose.
Un premier constat : oui, tout cela est très dickien. Terriblement dickien, même. On ne peut, à la lecture de La Séparation, s’empêcher de penser à Philip K. Dick. Au Maître du Haut-Château, bien sûr, probablement la plus célèbre uchronie basée sur la seconde guerre mondiale (mais il y en a une infinité, c’est sans doute le thème le plus galvaudé du genre…). On y retrouve, après tout, quoique d’une manière très différente, cette idée d’uchronie dans l’uchronie (l’uchronie « de base » ne procédant cette fois que par petites touches et allusions disparates ; au passage, Priest m’a – presque – volé une idée, c’est scandaleux !), qui accentue le trouble et l’interrogation de la réalité jusqu’à rendre à peu de choses près illusoire toute tentative de lecture parfaitement rationnelle des deux romans, qui posent bien plus de questions qu’ils ne donnent de réponses. Kim Stanley Robinson, dans Les Romans de Philip K. Dick, en faisait très justement la remarque ; et sans doute peut-on considérer pour cette raison que Philip K. Dick, c’est à la fois de la science-fiction, et pas tout à fait, ou pas uniquement – ce qui s’applique très clairement à ce roman de Christopher Priest.
Mais on aurait tort de s’arrêter là. Si l’on ne devait retenir qu’un seul roman de Dick pour éclairer la lecture de La Séparation (et en être éclairé en retour… dans une certaine mesure, du moins, puisque le roman, là encore, échappe largement à l’explication rationnelle), ce serait probablement Ubik (et ses variantes diverses, sous formes de romans ou de nouvelles) : plus on avance dans La Séparation, et plus la comparaison se fait sensible, jusqu’au fameux « Je suis vivant et vous êtes morts » (et la conclusion inévitable et prévisible, qui n’a donc rien d’un twist de bas étage).
Au-delà, on pensera aussi énormément à une thématique ressortant clairement de certaines nouvelles de l’auteur américain, mais de manière particulièrement évidente de ses conférences sur la notion de réalité compilées dans Si ce monde vous déplaît… et autres écrits : celle du changement dans la trame historique « en train » de se produire, amenant une confusion temporaire entre deux univers, entre deux réalités (où l’on retrouve le plus célèbre passage du Maître du Haut-Château, d’ailleurs…), jusqu’à ce que l’une prenne « définitivement » le pas sur l’autre. Pour Dick, dans ses conférences hallucinées et mystiques (mais pas forcément ailleurs, loin de là…), un tel changement ne peut se produire que du pire vers le meilleur. Pour Priest aussi, dans un sens (dans un sens seulement), mais avec une différence fondamentale : sans doute (sans doute ?) n’est-ce pas tant la réalité elle-même qui est ici modifiée, que la perception que l’on en a (l'uchronie a une base individuelle, si ses conséquences sont globales), perception passant par un aveuglement de type « désir réalisé », certes non exempt d’angoisses et de cauchemars pouvant en définitive anéantir toutes les constructions fantasmées (où l’on retrouve Ubik…).
Oui, tout cela est très dickien, quoi qu’en dise le principal intéressé. Je ne me trompais donc pas sur ce point, en tout cas pour ce qui est de ce roman. Mais j’en ai aussi retrouvé le plaisir de lecture, quoique d’une manière très différente. Les deux auteurs sont d’une fluidité exemplaire, mais si Dick se montre plus « fou », plus anarchique, plus drôle aussi, sans doute Priest se montre-t-il plus subtil, plus adroit pour ce qui est de la construction, plus élégant dans la forme (en dépit de quelques répétitions ici ou là ; cela vient-il de la traduction, excellente par ailleurs ?).
Qu’on ne s’y trompe pas : au-delà de la comparaison qu’il m’a paru intéressant de dresser (en tant que fanatique décérébré, certes…), il n’en reste pas moins que Christopher Priest a sa voix, sa personnalité littéraire, et produit bien une œuvre qui lui est propre, et non un pastiche ou encore moins un « plagiat ». Sous cet angle, il a bien raison d’affirmer sa différence, et je ne voudrais pas donner l’impression de n’en faire que, disons, « l’ombre du Maître » : Priest est bien un maître à part entière, je le crois volontiers.
Si l’on ajoute à tout ce que j’ai pu dire une profonde émotion, de beaux personnages (d’une humanité saisissante), quelques tableaux poignants et, cerise sur le gâteau, une réflexion passionnante sur le pacifisme et l’objection de conscience, la conclusion ne se fait plus attendre : La Séparation est une vraie réussite, un excellent roman d’un auteur qui a décidément tout pour me plaire. Allez, hop, je m’y mets…
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