"Inversion", de Brian Evenson
EVENSON (Brian), Inversion, [The Open Curtain], traduit de l’américain par Julie et Jean-René Étienne, Paris, Le Cherche Midi – Lot 49 – 10/18, coll. « Domaine étranger », [2006-2007] 2008, 311 p.
Je l’avais rapidement évoqué en passant, ayant trop la flemme pour pondre un compte rendu digne de ce nom : je me suis récemment régalé à la lecture de La Confrérie des mutilés de Brian Evenson. Essai concluant, qu’il s’agissait de transformer avec d’autres lectures du même auteur. D’où l’acquisition et l’avancement dans ma pile à lire de cette Inversion dont j’avais entendu dire le plus grand bien. En fait, je me suis souvenu tardivement avoir lu une chronique de ce roman dans Bifrost qui, à l’époque, m’avait déjà sacrément fait de l’œil… Comme quoi, hein, ma bonne dame.
Présentons rapidement ledit bouquin. Nous y suivons essentiellement un adolescent à problèmes (pléonasme) prénommé Rudd. Son père vient de se suicider, mais il ne faut surtout pas en parler. C’est que Rudd a été élevé dans la plus stricte tradition mormone, et cela implique qu’il y a des choses qu’il vaut mieux taire. La mort de son père en est un bon exemple, mais il y en a d’autres. Ainsi l’existence de ce demi-frère, Lael, fruit d’une union adultère du défunt ; la mère de Rudd fait celle qui ne comprend pas : il n’y a rien à comprendre, n’est-ce pas ? Mais Rudd rencontre bel et bien ce demi-frère, comme une première étape dans sa révolte adolescente.
Mais bientôt survient un autre événement déterminant pour le jeune Rudd. Dans le cadre d’un travail de recherche pour le lycée, Rudd apprend en effet l’étrange histoire de Hooper Young, petit-fils d’un des fondateurs de l’Église mormone, qui aurait commis un atroce assassinat à New York en 1903. Un assassinat qu’il faudrait peut-être rapprocher de la doctrine mormone de « l’expiation par le sang »… Une chose, là encore, dont il ne faut pas parler.
Enfin, quelque temps plus tard, Rudd est retrouvé sans connaissance sur une macabre scène de crime, évoquant là encore la symbolique mormone.
Et on n’en dira pas plus ici, sous peine de déflorer excessivement l’intrigue, et de soulever intempestivement le voile… Juste une chose : si La Confrérie des mutilés ferait un très bon film de David Cronenberg, Inversion va davantage chercher du côté de David Lynch et de sa Lost Highway. Inversion joue en effet la carte du fantastique diffus, de la perte de repères, de l’ambiguïté permanente.
Et il le fait fort bien. Inversion est un roman très différent de La Confrérie des mutilés, moins sec, moins aride. Mais tout aussi fluide et palpitant. La plume de l’auteur a bel et bien une saveur particulière, et Brian Evenson sait à merveille susciter le malaise chez son lecteur, sans avoir trop l’air d’y toucher.
Et Inversion, quand bien même il s’agit d’un roman moins « frontal » que La Confrérie des mutilés, a bien comme ce dernier les qualités d’un roman « coup de poing » (à la Palahniuk, peut-être). On n’en sort pas indifférent, et on reste longtemps tourmenté par cet impitoyable portrait d’une jeunesse américaine perdue, et par la satire corrosive de la religion mormone (et de la religion en général, sans doute, voire au delà de tout système idéologique pesant sur les comportements humains). Dans la présentation de l’auteur, il est précisé qu’en 1995 il « a dû quitter l’Église mormone qui menaçait de l’excommunier s’il continuait à écrire des textes jugés « blasphématoires ». » On le comprend sans peine à la lecture de ce roman qui tient du retour à l’envoyeur, d’une colère trop longtemps contenue face aux mesquineries et aux hypocrisies de la secte. Mais c’est aussi, paradoxalement, ce qui fait d’Inversion un roman dans un sens « universel », dépassant ce seul contexte (utilisé à merveille, cela dit) pour sonner comme un réquisitoire général à l’encontre du non-dit et des petites menteries quotidiennes.
Et tout cela participe de la réussite incontestable d’Inversion, un roman très fort et durablement marquant, une réussite à tous les points de vue, qu’on y voit avant tout un thriller, un roman fantastique (voire d’horreur, par moments) ou un pamphlet, ou ce qu'on voudra.
Bref : Inversion, c’est très bien, et il me faudra bien un jour poursuivre la découverte de cet auteur remarquable. Et je ne peux que vous engager à faire de même.
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