"Les Scarifiés", de China Miéville
MIÉVILLE (China), Les Scarifiés, [The Scar], traduit de l'anglais par Nathalie Mège, Paris, Paris, Fleuve Noir – Pocket, coll. Fantasy, [2002, 2005] 2008, 851 p.
Après le très bon Perdido Street Station, voici donc venu le temps de poursuivre le « cycle de Bas-Lag » avec son deuxième tome, Les Scarifiés. Un roman que, je le confesse, je n'ai abordé que tardivement, un peu effrayé par sa taille, une fois de plus... Mais je m'y suis mis, hardi, hardi, et le moins que l'on puisse dire est que je ne l'ai pas regretté. Autant le dire de suite : je me suis régalé tout au long de cet énorme pavé, que je considère encore meilleur que son illustre prédécesseur. Ce qui n'était pas gagné...
On retrouve donc avec plaisir l'univers coloré et si génialement inventif de Bas-Lag. Le roman débute dans la fascinante cité de Nouvelle-Crobuzon, peu après la conclusion de Perdido Street Station (mais il peut tout à fait se lire de manière indépendante, ces indications sont de peu d'importance dans le récit).
Nous y faisons la connaissance de Bellis Frédevin, une jeune linguiste contrainte de fuir la cité tentaculaire et sa terrible milice. Elle embarque donc à bord du Terpsichoria, navire comprenant en outre une important cargaison de Recréés – victimes de la « justice » du Parlement –, à destination de la colonie de Nova Esperium.
Mais le navire est bientôt pris d'assaut par d'intrigants pirates... et amalgamé à Armada, une extraordinaire cité flottante composée de centaines de navires subjugués au fil des siècles. Dans cette inconcevable utopie pirate, le pouvoir appartient essentiellement au mystérieux couple formé par les Amants, aux visages couturés de cicatrices, et secondés par le guerrier quasi surhumain Uther Dol. Ce trio charismatique ne manque pas d'ambitions, et entraîne avec lui Armada dans une quête interminable, dont chaque étape fait figure d'exploit. Ce qui ne va pas sans susciter quelque opposition... et notamment, à son maigre niveau, celle de Bellis, Crobuzonnaise malgré tout, et qui ne parvient pas à s'intégrer à Armada, qu'elle ne pourra pourtant probablement jamais quitter... Mais ses talents de linguiste seraient en même temps fort utiles aux Amants.
Parmi les débarqués du Terpsichoria, tous ne partagent cependant pas son point de vue. Ainsi le savant Johann, pris de passion pour l'entreprise insensée des Amants, et plus encore le Recréé Tanneur Sacq, à qui Armada a offert la liberté. Tanneur intervient régulièrement dans le récit, en contrepoint de Bellis. Et c'est essentiellement à travers ces deux personnages que China Miéville nous contera la plus extraordinaire des aventures, qui les emmènera aux quatre coins de Bas-Lag, et même là où personne n'a jamais mis les pieds...
Que dire, que dire ? Par où commencer le concert de louanges ? Probablement par ce qui faisait déjà la majeure partie de l'intérêt de Perdido Street Station : l'univers. Une fois de plus, mais avec encore plus de maîtrise, China Miéville nous régale de son extraordinaire talent de créateur de mondes. Nouvelle-Crobuzon était déjà une cité fascinante, mais Armada l'est probablement plus encore, comme l’est toujours ce qui s’écarte de la norme, aussi bigarrée soit-elle. L'auteur, avec un sens du détail rare, qui n'appartient qu'aux plus grands maîtres du genre, nous régale de trouvailles à chaque page. Il nous décrit ainsi un monde cent fois plus complexe et pittoresque que Nouvelle-Crobuzon (si, si), sans jamais pour autant noyer le lecteur dans le trop-plein d'informations. Un vrai bonheur, de la première à la dernière ligne. Et une fois de plus, une création incomparable qui casse allègrement les frontières entre fantasy et science-fiction.
Ici, l'on retrouve ce que l'on avait déjà adoré dans Perdido Street Station. Mais, pour le reste, China Miéville a fait d'incontestables progrès depuis le premier tome du « cycle de Bas-Lag ». Les personnages, ainsi, sont beaucoup mieux campés et autrement plus complexes que les héros de Perdido Street Station. Là où Nouvelle-Crobuzon prenait le pas sur ses habitants, ceux d'Armada vivent par contre une remarquable symbiose avec leur environnement. Bellis Frédevin, Tanneur Sacq, les Amants, Uther Dol, le Brucolac, Silas Fennec... tous sont des personnages humains et complexes, à la vie intérieure riche, et incomparablement plus séduisants que les personnages un peu falots du tome précédent.
Mais, mieux encore, China Miéville a concocté pour Les Scarifiés une intrigue mille fois plus riche et prenante que celle de Perdido Street Station. Ainsi que je l'avais déjà dit, la trame de ce précédent roman ne m'avait guère convaincu : passée la longue mise en place du premier volume, belle occasion d'arpenter les rues de Nouvelle-Crobuzon, j'avais trouvé le récit un peu convenu, limite rôlistique par moments ; bref, franchement pas à la hauteur de son cadre.
Cette fois, China Miéville a su avec brio dépasser cet écueil, en élaborant une trame complexe ; toujours une quête, certes, mais progressant par étapes toutes plus fascinantes les unes que les autres. Et, non seulement il parvient ainsi à accrocher le lecteur de la première à la dernière page de son énorme roman, mais en outre cela fait sens. La quête tient plus que jamais ici de la fuite en avant, lourde d'instrumentalisation et de mesquineries en tout genre, ce qui participe de la portée indubitablement politique de l'ouvrage.
N'en jetez plus : Les Scarifiés est un chef-d'œuvre, un roman génial de bout en bout, une vraie claque comme on aimerait en recevoir plus souvent.
Suite des opérations, un jour prochain, avec Le Concile de fer. J'en bave d'avance...
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