"Beowulf"
Beowulf, [Beowulf], édition revue, nouvelle traduction, introduction et notes d’André Crépin, Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de poche – Lettres gothiques, [2007] 2010, 254 p.
Poursuite de mes lectures autour de Tolkien, cette fois avec Beowulf, le célèbre poème en vieil anglais datant au plus tard des environs de l’an mil (c’est en tout cas l’âge de son unique manuscrit), qu’il me paraissait indispensable de lire avant de m’attaquer aux Lais du Beleriand et plus encore à Les Monstres et les Critiques.
Bizarrement, je ne savais pas grand-chose de Beowulf, si ce n’est que, bien que le poème soit anglais, on y rencontre le héros du même nom en Scandinavie aux environs du VIe siècle, et qu’on le voit notamment péter sa gueule au monstre Grendel (eh oui, j’avais lu le roman bizarre de John Gardner avant de lire le poème héroïque, ce qui est mal). Mais ça ne s’arrête en fait pas là : la geste de Beowulf, le Gaut qui se rend chez les Danois, consiste en trois affrontements – Grendel, la mère de Grendel, et enfin, chez lui et bien plus tard, le dragon – se soldant par la mort du héros, avec entre-temps moult festins, récompenses et discours d’ordre moral et politique. Ce que je ne savais pas, d’ailleurs, c’est que, malgré son sujet « païen », Beowulf est un poème chrétien, dimension extrêmement importante (et un poil déconcertante, ai-je trouvé, mais j’y reviendrai).
Comment, dès lors, interpréter Beowulf ? Les réponses varient avec les exégètes, et il a été tentant d’y voir davantage que le « simple » récit des affrontements du héros contre des monstres aux sources de notre fantasy ; car ce n’est pas sérieux, les monstres, après tout… Et il est vrai que le très important contenu chrétien du poème (qui est tout de même essentiellement le fait du narrateur, commentateur éloigné qui rapporte l’histoire, non des personnages, et notamment des deux les plus importants, Beowulf et Hrothgar) amène à se poser des questions bien légitimes. André Crépin, qui a réalisé cette très belle édition à la traduction fort élégante, propose ainsi, de manière assez convaincante, d’y voir une sorte de « miroir du prince », manuel destiné à l’édification du suzerain, mais peut-être plus encore, trouvé-je, du vassal. On a pu, aussi, traiter Beowulf comme un « simple » document « historique », en le « déconstruisant » et en cherchant à la situer dans le temps…
Mais ce traitement, qui consiste plus ou moins à « négliger » le poème pour en privilégier l’aspect allégorique ou de source, ne convenait pas à Tolkien. Je cite ici un passage éloquent – et fort beau, trouvé-je – dans Les Monstres et les Critiques, dont la conférence-titre de 1936 porte justement sur Beowulf :
« Je décrirais toute cette affaire au moyen d'une autre allégorie. Un homme hérita d'un champ où se trouvait un amas de vieilles pierres, vestige d'un ancien palais. Une partie de ces pierres avait déjà été utilisée pour édifier la maison dans laquelle il résidait, en vérité, non loin de la vieille demeure de ses pères. Il prit des pierres parmi les ruines et érigea une tour. Mais en arrivant, sans même se donner la peine de monter l'escalier, ses amis virent immédiatement que ces pierres avaient jadis appartenu à un édifice plus ancien. Aussi renversèrent-ils la tour, non sans peine, afin de chercher sculptures et inscriptions enfouies, ou de découvrir où les lointains ancêtres de cet homme s'étaient procuré leurs matériaux de construction. Soupçonnant l'existence d'un gisement de houille dans le sol, certains se mirent à creuser, jusqu'à en oublier les pierres. Tous disaient : « Cette tour est très intéressante », mais aussi, après l'avoir renversée : « Dans quel état la voici ! » Et on entendit même les propres descendants de l'homme, dont on aurait pu s'attendre à ce qu'ils réfléchissent davantage à son entreprise, qui murmuraient : « Quel drôle de bonhomme ! Figurez-vous qu'il a utilisé ces vieilles pierres pour bâtir une tour qui n'avait aucune raison d'être ! Pourquoi donc n'a-t-il pas restauré la vieille maison ? Il n'avait aucun sens des proportions. » Mais du haut de cette tour, l'homme avait pu contempler la mer. »
Dès lors, il s’agit d’étudier le poème pour lui-même, en tant qu’objet littéraire, et non de viser à rendre l’allégorie qu’il est supposé porter, ou à en dégager le matériau historique, au mépris finalement des beaux vers allitératifs et de l’histoire qu’ils rapportent (ce qui ne manque bien sûr pas d’entrer en résonance avec l’œuvre fictionnelle de Tolkien lui-même, qui puise par ailleurs régulièrement dans Beowulf entre autres – voyez les vers allitératifs du « Lai des Enfants de Húrin », pour la forme, et l’histoire même qu’il raconte, que l’on retrouve en maints ouvrages : le sort de Túrin face au dragon Glaurung n’est certes pas sans rappeler Beowulf et le dragon s’entretuant, quand bien même la source première d’inspiration pour le personnage de Tolkien semble se trouver dans le Kalevala ; on notera aussi que Tolkien a lui-même traduit Beowulf, le volume vient de paraître – en anglais, of course).
Tolkien s’insurge donc contre les critiques « traditionnelles » de Beowulf, et entend montrer l’intérêt du poème, non seulement formel – qui ne fait aucun doute : je ne suis certes pas à même de juger le texte en vieil anglais, mais le rendu de la traduction est fort beau –, mais aussi sur le fond, indépendamment de tout contenu allégorique (la leçon étant que, si la tentation de l’allégorie est bien légitime chez le lecteur, elle ne doit pas nécessairement être envisagée comme l’intention première de l’auteur anonyme – là encore, Tolkien en a fait les frais…). Que sont les monstres, alors ? Des monstres. Et c’est bien suffisant (même si le très chrétien Tolkien succombe peut-être lui aussi un peu à ce jeu-là en s’interrogeant sur leur nature de « diables » ; mais après tout, il ne fait guère que suivre l’auteur, poru le coup, qui fait de Grendel et de sa parentèle des descendants de Caïn ; quant au dragon, l’assimilation est un classique).
Aussi, on ne doit pas à ses yeux considérer que « l’histoire principale est faible, et que ce sont les détails à la marge qui importent » – la lecture qui fait de Beowulf un document historique, une source. L’essentiel est bien dans la venue de l’étranger Beowulf au palais du roi danois Hrothgar, dans ses combats successifs contre Grendel et la mère de Grendel, puis, après avoir défait les ogres et être retourné chez lui, au sud de la Suède, quand bien des années ont passé, dans le combat final et fatal contre le dragon. Les sagas et les éléments historiques qui sont évoqués dans les digressions des festins et autres discours ne sont « que » cela : des digressions, certes pas gratuites – leur intérêt littéraire de même que leur contenu moral est important et justifie leur insertion dans la trame principale –, mais des éléments bel et bien « marginaux », sans qu’il faille y voir de jugement de valeur.
Dès lors, Beowulf atteint parfaitement son but – et avec adresse, encore. Ce texte aux sources de la littérature anglaise séduit toujours aujourd’hui, même en traduction, et la simplicité (fausse ?) de son histoire en trois temps participe de cet impact.
Je serais pourtant réservé sur ce point qui m’a donc tant surpris, et qui est le contenu chrétien du poème en vieil anglais. Il était certes bien naturel pour l’auteur, qui ne vivait plus dans le monde païen qu’il décrit (et dont certains éléments ressortent malgré tout : ainsi, si l’on ne trouve pas d’allusions au dieux nordiques – ce qui n’a rien d’étonnant, du coup –, les funérailles de Beowulf sont un passage éloquent à cet égard), et on ne s’étonnera pas que Tolkien l’ait prisé. Certes, comme Tolkien, je n’y vois pas pour autant la marque de la « confusion » d’un auteur maladroit : l’intention est ici délibérée. Mais elle débouche sur une morale qui, dois-je dire – et cela n’a sans doute rien d’étonnant non plus, le temps ayant filé – ne me parle guère…
Cet éloge du fidèle serviteur et plus encore de la bravoure du héros aurait donc naturellement de quoi me laisser de marbre. Et pourtant, pas tout à fait, peut-être parce que le contenu nordique, dans cette bravoure, ressurgit là où on ne l’attend pas (plus) forcément. Pour tout dire, ce sont les dernières pages qui m’ont en effet paru les plus belles, avec ce sacrifice attendu de Beowulf, et, à l’horizon, le sombre avenir qui se dessine… Malgré le triomphe du héros sur ses ennemis – qui sont les ennemis du genre humain –, la victoire du brave sur les monstres, et en dépit du christianisme latent (qui pose en même temps la question très déroutante pour les croyants d’antan : qu’advient-il des « justes » parmi les païens ?), Beowulf porte ainsi, au moins, une atmosphère teintée de pessimisme, tout à fait frappante, et qui fait son petit effet, même si l’on est bien loin des questions qui sous-tendent ce discours.
Je rejoins donc dans l’ensemble Tolkien : Beowulf reste encore aujourd’hui un poème puissant, tant dans le fond que dans la forme, surtout dès lors qu’on l’apprécie pour lui-même, pour sa valeur littéraire, qui n’est pas amoindrie par un sujet « faible », mais profite bien au contraire de l’intrusion de ces monstres et de cet ailleurs temporel et géographique. Parce que les ogres et les dragons, c’est chouette. Na.
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