"Carnival of Souls", de Herk Harvey
Titre alternatif : Le Carnaval des âmes.
Réalisateur : Herk Harvey.
Année : 1962.
Pays : USA.
Genre : Fantastique / Horreur.
Durée : 74 min.
Acteurs principaux : Candace Hilligoss, Frances Feist, Sidney Berger, Art Ellison, Stan Levitt, Herk Harvey…
Attention : parler de Carnival of Souls sans spoiler me paraît impossible (ou sans intérêt).
Encore que, soyons franc, de l’eau ayant coulé sous les ponts depuis 1962 (si j’ose dire…), l’effet de surprise de la « révélation finale » ne fonctionne plus véritablement aujourd’hui. Dès les premières images, on a pigé le truc : Carnival of Souls s’inscrit bien dans la lignée d’Ambrose Bierce et l’on pourrait le qualifier de dickien avant l’heure (il est contemporain de la grande période romanesque de l’auteur) ; c’est l’illustre précurseur de films tels que L’Échelle de Jacob, Le Sixième Sens ou Les Autres. Autant l’écrire noir sur blanc : oui, l’héroïne est morte, et ne le sait pas (ou ne veut pas l’admettre). L’histoire du cinéma fantastique étant ce qu’elle est, il est aujourd’hui impossible de ne pas le comprendre dès le début ou presque. Mais, à la différence du Sixième Sens, et comme pour L’Échelle de Jacob ou Les Autres, que l’on soit conscient de ce fait ne nuit pas à l’intérêt du film, qui ne repose pas intégralement sur cette pirouette finale qu’il s’agit dès lors d’amener avec astuce ; aussi, reprocher le caractère « prévisible » de la fin du film serait tout à la fois anachronique et absurde. Outre son caractère séminal – c’est indéniablement un grand classique du cinéma fantastique, et cela faisait des années que je m’étais promis de le voir (chose pourtant pas bien compliquée : le film est disponible légalement et gratuitement sur Internet) –, Carnival of Souls ne manque pas d’intérêt, quand bien même on pourra légitimement renâcler devant telle ou telle défaillance.
Donc : Mary Henry (Candace Hilligoss) est une jeune organiste, qui « réchappe » miraculeusement (…) à un terrible accident de voiture sur un pont (pré-générique particulièrement brutal). Elle est embauchée par une église de l’Utah, et s’y rend peu de temps après ; pour elle, ce n’est qu’un travail comme un autre. La jeune femme, passablement asociale, s’installe dans une sorte de pension, où elle a pour voisin un gros beauf qui l’accable de sa drague lourde au possible. Mais, surtout, elle a de plus en plus souvent – surtout la nuit – des visions : celles d’un homme inquiétant au teint cadavérique (Herk Harvey), qui semble la suivre partout. Puis, en journée, elle se met à connaître des crises durant lesquelles les gens ne font pas attention à elle et elle se retrouve complètement sourde… Et elle ne peut s’empêcher de relier, sans trop savoir pourquoi, tous ces phénomènes avec un étrange bâtiment monumental, ancien site de bains puis fête foraine, à l’abandon depuis des années…
Dès la première apparition de « the man » (le réalisateur du film, donc ; très beau maquillage), au cas où on n’aurait pas pigé le truc dès l’accident, tout doute sur la conclusion du film disparaît. Mais peu importe. On se laisse néanmoins emporter par l’histoire, menée avec beaucoup d’efficacité, d’autant que ces apparitions restent aujourd’hui encore terriblement angoissantes (et ont sans doute fait beaucoup d’effet à un certain David Lynch, notamment pour Lost Highway). Bien que souffrant d’un budget étique, Carnival of Souls, à l’instar, disons, de, quelques années plus tard à peine, La Nuit des morts-vivants de George A. Romero, reste passablement effrayant aujourd’hui encore, ce qui n’était pas gagné d’avance. Il a bien gagné son titre de classique du cinéma fantastique, et, avec ses imperfections, mérite de figurer au panthéon du genre.
Le film, outre son scénario d’une audace rare pour l’époque – mais le génie, à en croire Baudelaire, si je ne m’abuse, ne consiste-t-il pas à inventer les clichés ? –, bénéficie d’une photographie et d’un cadrage soignés, autorisant de temps à autre des plans de toute beauté, évoquant tant le cinéma expressionniste allemand que celui de Tourneur et Lewton. Il sait mettre en place une atmosphère délicatement intemporelle et subtilement décalée, qui participe de son efficacité.
Pourtant, le film pèche par certains aspects. Son montage, ainsi, est parfois hasardeux (on ne compte pas les faux-raccords) ; la bande-son est pavée de bonnes intentions, et tente des effets audacieux, mais avec plus ou moins de réussite ; mais, surtout, l’interprétation est dans l’ensemble au mieux médiocre, au pire exécrable, et cela vaut hélas aussi pour l’actrice principale, Candice Hilligoss (dont la performance, reconnaissons-le, n’était tout de même pas évidente).
Mais étrangement, on veut bien faire l’impasse sur ces défaillances, que l’on n’oserait pas pardonner pour tout autre film, et se montrer bon prince. Parce que ce film, série B tournée avec un budget dérisoire et à marche forcée, reste tout simplement fort et beau un demi-siècle après sa sortie. Il bénéficie d’une aura sidérante, celle des grands classiques du cinéma fantastique. Et, effectivement, on ne peut que remarquer à quel point ce métrage fauché, qui aurait pu disparaître dans les limbes du cinéma, a eu une influence sur toutes les productions fantastiques ultérieures ou presque. La jaquette racoleuse cite David Lynch et Tim Burton, mais, outre les films mentionnés tout au long de ce compte rendu, on pourrait à vrai dire en citer bien d’autres. Ses visions hallucinées ont durablement marqué le genre, et conservent aujourd’hui encore toute leur force.
Carnival of Souls, avec ses défauts, mérite donc bien ses lauriers. C’est un film que l’on se doit de voir (« On ne peut pas se proclamer cinéphile sans l’avoir vu », affirme la jaquette…), car, chose rare, il change notre perception du monde et du cinéma. Pas mal pour une série B de 30 000 $.
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