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"Dans la dèche à Paris et à Londres", de George Orwell

Publié le par Nébal

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ORWELL (George), Dans la dèche à Paris et à Londres, [Down and Out in Paris and London], traduit de l’anglais par Michel Pétris, Paris, Ivréa – 10/18, coll. Domaine étranger, [1933, 1935, 1982, 2001] 2005, 290 p.

 

Pour commencer, une petite anecdote.

 

Mon premier contact avec ce fameux livre de George Orwell, livre de souvenirs à l’instar de l’indispensable Hommage à la Catalogne, ce fut à Toulouse, avec une amie, probablement dans le cadre du Marathon des Mots, même si je ne suis pas tout à fait sûr de ce dernier point. Toujours est-il qu’une lecture publique et gratuite en était organisée, qui avait lieu au square Charles de Gaulle, juste derrière le Capitole. Ceux qui connaissent un tant soit peu Toulouse se douteront que le lieu n’avait probablement pas été choisi au hasard : ce square, à l’époque en tout cas – je ne sais pas ce qu’il en est maintenant – était fréquenté par pas mal de clochards, célestes ou pas, comme ceux dont parle Orwell essentiellement dans la partie londonienne de son ouvrage. Et ce qui devait arriver arriva : l’un d’entre eux se mit à foutre gentiment le bordel. Les bobos théâtreux qui lisaient essayaient tant bien que mal de l’ignorer, avec un certain mépris, puis un troisième homme – semble-t-il là pour ça – acheta le départ dudit clochard avec une tasse de café, qu’il lui servit avec une condescendance rare, et un imperturbable sourire aux lèvres. Personnellement, j’en étais malade. Le rapport (ou contraste) entre ce qui se disait et ce qui se faisait était on ne peut plus… glauque, je crois que c’était le mot que j’avais employé à l’époque. Nous sommes partis le ventre noué, gênés, et, quant à moi, j’aurais presque envie de dire traumatisé par cette scène pathétique.

 

En tout cas, ce souvenir déplorable m’a marqué, et peut-être m’a-t-il dissuadé de lire Dans la dèche à Paris et à Londres pendant un certain temps, le bouquin prenant la poussière dans mon étagère puis ma commode de chevet. Et, tout au long de ma lecture, j’en avais encore les images en tête…

 

Mais passons.

 

Tout est dans le titre : dans cet ouvrage – en son temps publié en français sous le titre La Vache enragée –, le jeune George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, nous raconte ses années de galère à Paris et à Londres, au retour de la Birmanie où il avait servi dans la police indienne impériale.

 

Nous le suivons tout d’abord à Paris, pris dans la spirale infernale de la misère. Si, dans la capitale française, il a toujours eu un toit sur la tête, prenant la précaution de payer son loyer dans un hôtel miteux à l’avance, il n’en a pas moins connu des heures fort pénibles. Après avoir donné un temps des leçons d’anglais, le futur auteur de La Ferme des animaux et de 1984 s’est en effet retrouvé sans travail, à devoir vivre avec quelques sous par jour, et à connaître cette caractéristique fondamentale des miséreux : la faim. Après s’être séparé de quasiment tout et avoir mis ses vêtements au clou, il s’est retrouvé à errer désespérément dans les rues de Paris en quête d’un travail, notamment avec son ami Boris, un immigré russe. Il finit par en trouver : il fait la plonge dans un prestigieux hôtel, puis, sur les conseils de Boris, abandonne son tablier pour un métier en gros similaire à l’Auberge de Jehan Cottard, un restaurant naissant tenu également par un immigré russe. Et ce sont alors des heures et des heures d’exploitation sordide, dans des conditions infâmes : Blair travaille jusqu’à 17 heures par jour, sous le coup des insultes perpétuelles de ses supérieurs, et connaît un véritable enfer.

 

Pourtant, la spirale n’a pas fini de lui jouer des tours. Parti pour Londres où un ami lui a promis un travail autrement paisible – s’occuper d’un idiot, en gros –, il a la déconvenue d’apprendre que cet emploi ne pourra véritablement débuter qu’un mois plus tard. Et de se retrouver à la rue, en compagnie notamment d’un Irlandais du nom de Paddy, dans la cohorte des « trimardeurs » ou « chemineaux », qui errent d’asile de nuit en asile de nuit, ces derniers ne valant guère mieux que des prisons. Tableau édifiant, qui se conclut par un fort réquisitoire en faveur des vagabonds contraints à ce vagabondage permanent par une législation absurde, et qui sont bien loin, à ses yeux, d’être la lie de l’humanité que l’on présente généralement, ainsi qu’il s’emploie à le démontrer dans des pages puissantes.

 

Orwell présentait humblement son ouvrage comme un simple « journal de voyages ». C’est pourtant bien plus que ça. D’aucuns, à en croire la quatrième de couverture qui cite Henry Miller, en font le plus grand des ouvrages de l’auteur ; c’est à mon sens aller trop loin dans l’éloge – La Ferme des animaux et 1984, tout de même, et l’Hommage à la Catalogne aussi, dans un registre plus proche… C’est cependant un livre qui marque profondément, peint aux couleurs du réel, avec un sens de l’anecdote remarquable. Orwell, qui fait bien malgré lui dans l’observation participante, et s’affiche apolitique, nous fait vivre la misère sous tous ses aspects, celle du sans-travail, celle du plongeur, celle du trimardeur, navigant entre prolétariat et sous-prolétariat. Mais il ne sombre jamais, pas un seul instant, dans le misérabilisme. Son tableau n’en est que plus authentique et perturbant ; pourtant, tout n’est pas si noir, dans Dans la dèche à Paris et à Londres : c’est aussi le portrait d’une communauté vivante, malgré tout, traversé de figures fortes – on a cité Boris et Paddy, mais pensons aussi à « l’artiste de rue » Bozo, par exemple. On va des salauds ordinaires, poussant la mesquinerie aussi loin que possible, aux héros de la rue qui, même à sec, partagent leur dernier quignon de pain avec leur camarade de trimard. On vit, littéralement, avec eux, et on ressent, nous simple lecteur a priori bien loin de tout ça, leur faim, leur désespoir, leur ennui. Et leur joie, aussi, dans certaines occasions, notamment dans la partie parisienne de l’ouvrage, haute en couleurs, et qui contient quelques grands moments (je pense ici notamment à la description de la cuite du samedi soir…).

 

Quoi qu’il en soit, Dans la dèche à Paris et à Londres, magnifiquement servi par la plume simple et vivante d’Orwell, est de ces livres qui marquent profondément, et qui – éventuellement – peuvent permettre d’envisager le monde d’un œil nouveau. « Voilà le monde qui vous attend si vous vous trouvez un jour sans le sou. » Ça fait peur… d’autant que l’on ne peut s’empêcher de penser que ce qui est décrit ici reste sans doute largement vrai 80 ans plus tard. On relativise ainsi nos « petites » misères, confrontés que nous sommes avec la Misère avec un grand M. Et on prend conscience de certaines choses. À ce titre, j’aimerais conclure ce compte rendu par le dernier paragraphe de l’ouvrage, pour le moins éloquent :

 

« Je tiens toutefois à souligner deux ou trois choses que m’a définitivement enseignées mon expérience de la pauvreté. Jamais plus je ne considérerai tous les chemineaux comme des vauriens et des poivrots, jamais plus je ne m’attendrai à ce qu’un mendiant me témoigne sa gratitude lorsque je lui aurai glissé une pièce, jamais plus je ne m’étonnerai que les chômeurs manquent d’énergie. Jamais plus je ne verserai la moindre obole à l’Armée du Salut, ni ne mettrai mes habits en gage, ni ne refuserai un prospectus qu’on me tend, ni ne m’attablerai en salivant par avance dans un grand restaurant. Ceci pour commencer. »

 

« Ceci pour commencer »…

CITRIQ

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R
Si tu ne l'a pas encore lu, "le quai de wigan" est indispensable. Le récit de sa vie au milieu des prolos du nord de l'angleterre.
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N
<br /> <br /> Pas lu. Je note. Merci !<br /> <br /> <br /> <br />
V
Bon, c'est bien beau toutes ces critiques de livres, mais quand est-ce que tu nous parles un peu de Skyrim?
Répondre
N
<br /> <br /> Pas tout de suite. Je veux en faire autant que possible le tour d'abord, mais là, je fais une pause.<br /> <br /> <br /> <br />