"Défense des animaux & pornographie", de J. Eric Miller
MILLER (J. Eric), Défense des animaux & pornographie, traduit de l’américain par Claro, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2010, 185 p.
Attention : en dépit des apparences, ce compte rendu ne traitera pas de Dominique Strauss-Khan. Merci de votre compréhension.
Le beau titre que voilà ! Et on avouera, en même temps, que la couverture est sacrément classe. Ce qui fait deux bonnes raisons de lire ce petit recueil de vingt brèves nouvelles. Si l’on y ajoute que l’auteur, J. Eric Miller, m’avait en son temps convaincu avec son roman Décomposition (déjà traduit par Claro, et dans lequel, rappelons-le, il y avait des cadavres, des poules et du caca), et que l’éditeur répond au si beau nom de Passage du Nord-Ouest (et a par ailleurs quelques jolies publications à son actif), on comprendra aisément que je ne pouvais me permettre de passer à côté.
Défense des animaux & pornographie : tout un programme, et on peut dire pour une fois qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Nos trente millions d’ennemis (© Captain Spalding) viennent régulièrement se glisser dans le recueil, qu’il s’agisse de les tuer, les torturer, les enculer, ou de ne surtout pas les manger. Parallèlement, J. Eric Miller fait tout aussi régulièrement dans le porno, versant glauque et triste. Parfois, les deux thèmes se rencontrent. Et là, je ne peux m’empêcher de citer les deux premiers paragraphes de la première nouvelle du recueil, « Chaîne alimentaire » :
« Dans une vaste et ancienne ferme aux confins de la civilisation, la mère, absorbée par la routine du ménage et de la cuisine, a pris depuis longtemps ses distances avec le père, et ce dernier se met à sauter sa fille unique. Le frère aîné finit par s’en apercevoir et, en partie poussé par le désir, en partie parce qu’il veut posséder et protéger la fille, il se met lui aussi à la sauter. Embarqué dans une sorte de lutte silencieuse pour le pouvoir, le père encule alors son fils aîné. Ça dure aussi un certain temps.
« Finalement, la fille et le fils aîné arrivent à un âge où ils ne plaisent plus au père comme avant. N’ayant pas d’autre fille, le père se met alors à enculer le cadet, qui vient d’avoir onze ans. Au bout d’un an environ, le cadet se met à enculer le petit dernier, qui a neuf ans. Une autre année s’écoule et, après environ un an à ce régime, le benjamin essaie d’enculer le cadet mais il découvre qu’il n’a pas le droit. Il se rend donc dans la grange et encule la plus petite truie. »
Ce qui donne le ton.
Parce que je suis une feignasse, et qu’il est hors de question de passer par le menu les vingt nouvelles composant ce petit recueil, j’aurais envie de citer également la critique de (l’excellent) Brian Evenson reprise en rabat :
« Des récits semblables à des tranches de vie, emprunts d’un minimalisme sombre, incisif et froid, préférant aux sentiments une vision sans concession de la brutalité humaine. Imaginez un Raymond Carver de mauvais poil qui admettrait fréquenter les go-go bars. Un recueil bestial qui met mal à l’aise. »
Pas mieux. Encore que je ne puisse rien dire pour ce qui est de Carver ; s’il faut balancer des noms, j’aurais envie de parler pour ma part de Bukowski, voire de Palahniuk… Mais je relève avant tout dans cet avis autorisé l’idée de ce « minimalisme sombre, incisif et froid ». La formule est on ne peut plus appropriée. Ajoutons y un peu d’humour, un tantinet tordu tout de même, et nous avons une bonne idée du contenu de ce Défense des animaux & pornographie.
Des tranches de vie, oui ; et des rencontres parfois étranges, voire fantastiques ou horrifiques, avec des tueurs en embuscade, une femme cannibale, une sirène, un poisson invisible (eh eh), un vagin énorme (saisissante scène de head-fucking). On y fréquente plus qu’à son tour sex shops, peep shows et compagnie, dans une atmosphère de désœuvrement sordide à la fois moite et amidonnée au sperme séché. On déprime pas mal, aussi (les textes qui m’ont le plus marqué, le plus souvent).
Et – joli paradoxe, et tour de force de l’auteur, sûr de sa plume et des effets qu’elle produit – on est à la fois écœuré et séduit par ces récits brefs et violents, tout en angles aigus. Les images défilent, souvent répugnantes, mais indéniablement marquantes. Un peu bêtement peut-être, j’ai tendance à considérer qu’une œuvre qui retourne un tant soit peu ne peut par définition être mauvaise. Là, Défense des animaux & pornographie n’est certes pas mauvais. C’est même, disons-le, plutôt bon. D’une manière que l’on a parfois du mal à admettre, et qui défie l’explication. Mais voilà : on se prend au jeu de l’auteur, à ses visions glauques et ses plaisanteries de mauvais goût, et, si l’on ne peut s’empêcher de se demander de temps à autre pourquoi sans que la moindre réponse ne se profile à l’horizon (hormis : le talent, bien sûr), on avance dans la fange et le chaos, et on est bien obligé d’admettre que, putain, c’est fort.
Défense des animaux & pornographie : un recueil que l’on ne mettra certainement pas entre toutes les mains. Mais, à n’en pas douter, il fait son petit effet ; et, à sa manière dégueulasse et froide, il est aussi beau, étrangement. La beauté d’une pute sur le retour, d’un pigeon qui ne veut pas crever, d’un bébé qui est tout sauf un ange. Le genre de beauté qui effraie et fascine. Une beauté, finalement, très humaine, en dépit de la froideur affichée et de la bestialité revendiquée.
Bon, sur ce, je vais me faire un steak tartare.
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