"Dénonciation des inquisiteurs de la pensée", de Marie-Joseph Chénier
CHÉNIER (Marie-Joseph), Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, notes et postface par Thierry Gillybœuf, Paris, Fayard – Mille et Une Nuits, [1789] 2011, 85 p.
Marie-Joseph Chénier est nettement moins connu que son frère aîné, le fameux poète André Chénier, qui devait être guillotiné au plus fort de la Terreur, peu avant la chute de Robespierre et des siens. Dramaturge semble-t-il plutôt médiocre (semble-t-il, hein : je ne fais que rapporter ce qui en est dit ici, j’avoue n’avoir lu aucune de ses pièces), il fut néanmoins un zélé apôtre de la liberté tout au long de sa vie ; aussi embrassa-t-il bien plus radicalement que son frère la cause révolutionnaire, ce qui les amena à s’affronter (sur le terrain politique s’entend ; mais d’abjects calomniateurs, se fondant sur une de ses pièces jouée après Thermidor, voulurent y voir une confession de fratricide, et l’accusèrent d’avoir joué un rôle dans la mort d’André…). Tout jeune député à la Convention, il fut ainsi membre du parti de Danton, et vota notamment la mort de Louis XVI. On le retrouvera plus tard parmi les « Idéologues ».
Mais ce qui nous intéresse ici est antérieur à ces faits marquants de sa vie publique. En effet, son pamphlet intitulé Dénonciation des inquisiteurs de la pensée est une œuvre de l’aube de la Révolution (datée du 4 juillet 1789, elle paraît le mois suivant). Et si c’est à n’en pas douter un texte bien de son temps, témoignage parmi tant d’autres de la vigueur pamphlétaire de ces quelques mois si agités, on ne peut que constater qu’il est encore, à bien des égards, d’une actualité certaine. Défense acharnée et jusqu’au-boutiste de la liberté de pensée et de la liberté d’expression, ce court texte cinglant, imprégné de l’esprit des Lumières (et au premier chef de Voltaire, le modèle, et de Rousseau, très souvent cité), attaque avec la fougue de la jeunesse (l’auteur avait 25 ans…) la censure sous toutes ses formes.
Ce n’est certes pas un hasard si Marie-Joseph Chénier emploie le terme « d’inquisition » pour désigner la censure : l’expression est connotée, évocatrice de bûchers en tous genres, et l’inquisition espagnole, notamment, constitue un repoussoir efficace. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de stigmatiser la vieille institution ecclésiastique, qui ne jouait plus aucun rôle en France, mais bien la censure étatique (censure « au sens strict », préalable), puis celles de la Sorbonne, du Parlement et de l’Église, a posteriori.
Pour ce faire, l’auteur, qui connaît ses classiques, adopte une posture jusnaturaliste et très fortement légicentriste (on sent particulièrement ici l’influence de Rousseau et de son Contrat social). Il s’agit de faire l’apologie de la loi (souvent écrite en capitales, tout un symbole) contre l’abomination qu’est l’arbitraire (au sens le plus vulgaire, popularisé par les philosophes ; il y aurait sans doute à redire en ce qui concerne l’arbitraire des Parlements, mais ce n’est pas notre sujet). Pour Chénier, la loi est tout, et elle seule peut disposer des cas où une œuvre (notamment théâtrale : l’auteur s’était vu interdire son Charles IX, il prêche évidemment pour sa paroisse) peut entraîner une punition. Or le droit naturel postule l’égalité des droits de tous les citoyens, d’une part, et, d’autre part, leur liberté absolue, ou presque : elle ne connaît de limite, fort classiquement, que dans la liberté des autres. Aussi – et Chénier revient souvent sur ce point – la seule raison valable pour condamner l’auteur d’une pièce ou de toute autre œuvre de l’esprit est-elle la calomnie.
Au-delà, tout est permis. On pense bien évidemment à la célèbre formule attribuée à Voltaire (mais cette paternité a semble-t-il été contestée… et il est vrai que de la part de l’auteur du Candide, cela aurait été un peu gonflé) : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » L’idée est ici centrale. Hors le cas spécifique de la calomnie, donc, tout peut être dit, voire doit être dit : l’interdiction, quel que soit son motif, et quelle que soit l’instance qui la prononce, avant ou après publication, ne saurait être qu’arbitraire, et, en tant que telle, constituer un empiètement inacceptable de l’autorité sur les droits imprescriptibles du citoyen.
Pour défendre sa thèse (pas forcément très originale, si ce n’est peut-être par son caractère jusqu’au-boutiste, donc), Marie-Joseph Chénier, malgré une plume parfois un peu lourde (oui, décidément, ça sent son Rousseau dans le texte…), a quelques jolies formules, du genre cinglant : les censeurs sont ainsi pour lui « des eunuques qui n’ont plus qu’un seul plaisir ; celui de faire d’autres eunuques » (la sentence est reprise ici, mais provient d’un pamphlet antérieur sur le théâtre).
Citons également le début du paragraphe IX, admirable et qui constitue un bon résumé : « Si les premiers hommes d’une nation, c’est-à-dire, les hommes les plus éclairés, pouvaient empêcher les plus ignorants de publier leur pensée, cette autorité serait souverainement injuste. Premièrement, tous les hommes sont susceptibles de passions ; par conséquent, ils sont tous capables de parler, d’agir avec partialité. En second lieu, quand on pourrait trouver un homme toujours équitable, toujours impartial, son autorité arbitraire sur la publication de la pensée serait encore injuste, par cela seul qu’elle serait arbitraire et qu’elle détruirait l’égalité de droit, qui ne peut subsister qu’avec des lois écrites, établies par le peuple ou ses représentants. »
Et cet extrait du très orgueilleux paragraphe XXIV, apportant une précision utile : « [les censeurs nommés dans le pamphlet] ont blessé mon droit légitime, je n’ai blessé que leur amour-propre ; et l’amour-propre des citoyens, par conséquent des magistrats, ne peut être mis au rang de ces choses que la société doit protéger. »
Aujourd’hui, certes, « Anastasie » ne sévit plus en France a priori. Mais la Dénonciation des inquisiteurs de la pensée reste des plus pertinentes à l’heure du « politiquement correct »… La « liberté inconditionnelle » revendiquée par Marie-Joseph Chénier est plus que jamais nécessaire, contre toutes les formes d’empiètement, contre toutes les formes « d’inquisition ». En tout cas, elle me parle. Aussi ce pamphlet, avec ses faiblesses, ses sursauts d’orgueil et son caractère foncièrement « intéressé », reste-t-il, plus de deux siècles plus tard, une lecture pertinente, si ce n’est salutaire.
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