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"Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater", de Kurt Vonnegut

Publié le par Nébal

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VONNEGUT (Kurt), Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater, ou Des perles aux pourceaux, [God Bless You, Mr. Rosewater], traduit de l’américain par Gwilym Tonnerre, Paris, Gallmeister, coll. Totem, [1965] 2014, 219 p.

 

Rares sont les auteurs à m’avoir autant bouleversé que Kurt Vonnegut, en l’occurrence avec le premier livre de lui que j’ai lu (et dévoré), le fantabuleux Abattoir 5, qui est probablement son ouvrage le plus célèbre. J’avais le sentiment, à la lecture de ce monument, et en dépit d’une traduction française pour le moins contestable, de toucher à la perfection : un roman de science-fiction lorgnant sur la « blanche », alternant avec maestria rire et larmes, et écrit d’une manière délicieuse, faussement simple, dans un style d’une fluidité exceptionnelle.

 

Du coup, j’ai cherché à lire d’autres romans de cet auteur, mais s’il est culte outre-Atlantique (à bon droit), il est hélas somme toute peu traduit de par chez nous, ou, plus exactement, il est difficile d’en trouver qui soit toujours disponible aujourd’hui, et on est plus ou moins contraint de faire dans l’occasion. Ce qui ne m’a pas empêché de me régaler avec Le Berceau du chat et Le Pianiste déchaîné (disponibles), ainsi qu’avec Les Sirènes de Titan (épuisé, hélas) et Le Petit Déjeuner des champions, qui vient tout juste d’être réédité par Gallmeister, dans une nouvelle traduction, en même temps que ce Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam (je n’avais par contre pas aimé le pamphlet Un homme sans patrie, mais j’aurai l’occasion d’y revenir), réédition tout à fait bienvenue donc (tout en notant que, pour ce Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater en tout cas, la nouvelle traduction tant attendue n’est peut-être pas irréprochable…). Et il y en a tant d’autres (dont quelques-uns dans ma bibliothèque de chevet)…

 

Mais venons-en donc à ce roman précis. À la différence de la plupart des romans que je viens de citer, Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est en rien un roman de science-fiction, genre dans lequel avait débuté Kurt Vonnegut, mais il a su ne pas s’y enfermer. Ce qui n’empêche pas qu’on y retrouve régulièrement, comme de juste, le génial écrivain Kilgore Trout, dont plusieurs œuvres sont présentées, sans oublier une scène mémorable où le monsieur Rosewater du titre se rend à une convention de SF, où il tient un discours quelque peu alcoolisé mais pas moins pertinent sur ces types qui écrivent comme des pieds mais ont des idées formidables alors bon.

 

En tout cas, ce roman commence bien. Dès que j’en ai lu l’exergue – « Toute personne, vivante ou morte, est purement fortuite, et ne saurait faire l'objet. » –, j’ai explosé de rire. Je suis peut-être bon public, mais j’ai été pris par surprise et ça a marché. Et ce n’est pas la dernière fois, loin de là, que j’ai succombé à l’hilarité à la lecture de ce livre. Mazette, ça fait d’autant plus de bien que c’est tout de même tristement rare, ces auteurs qui savent être authentiquement drôles…

 

Mais venons-en à ce que nous raconte ce roman. Bon, parler de « trame » serait peut-être un brin excessif pour ce livre presque intégralement bâti sur des digressions… Mais il y a cette somme d’argent colossale que représente la fondation Rosewater, conçue pour préserver l’héritage des richissimes Rosewater accumulé sur plusieurs générations de margoulins cyniques et droitiers, dont la devise est : « Prendre trop, bien trop, ou se retrouver sans rien. » Le jeune avocat Norman Mushari (aux dents qui ne se contentent pas de rayer le parquet mais le transpercent carrément), du cabinet McAllister, Robjent, Reed & McGee qui gère justement tout ce bon pognon, compte bien mettre la main dessus d’une manière ou d’une autre. Et c’est ainsi qu’il en vient à s’intéresser aux Rosewater (de Rosewater, comté de Rosewater, dans l’Indiana, même s’ils n’y mettent quasiment jamais plus les pieds), et au premier chef au président de ladite fondation, Eliot Rosewater (fils unique du sénateur Lister Ames Rosewater, magnifique représentant du conservatisme dans ce qu’il a de plus tragique et bidonnant, auquel on doit notamment une loi anti-pornographie qui définit l’obscénité par les poils).

 

Eliot Rosewater est richissime (donc). Bon, et ivrogne, aussi. Vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, pompier volontaire émérite (et fanatique), le si sympathique Eliot Rosewater donne son argent à tout va. Eliot Rosewater veut en effet aider les gens. Car Eliot Rosewater aime les gens. Plus généralement, on osera le qualificatif : Eliot Rosewater, qui a lu pas mal de science-fiction et notamment Kilgore Trout (donc), est un utopiste.

 

Disons-le : Eliot Rosewater est à l’évidence fou.

 

Ça tombe bien : si Norman Mushari parvient à démontrer la folie d’Eliot Rosewater devant un tribunal, il pourra faire passer le contrôle de la fondation Rosewater aux Rosewater du Rhode Island, cousins sans le sou, et se servir au passage.

 

Il s’agit donc de monter un dossier sur le président de la fondation, en cherchant les informations auprès de quiconque peut en fournir, ainsi son sénateur de père, mais aussi l’épouse d’Eliot, Sylvia, névrosée qui aime toujours Eliot mais ne peut plus vivre avec lui depuis longtemps, par exemple.

 

À partir de là, Kurt Vonnegut construit un roman presque intégralement basé sur des digressions, toutes bienvenues, tournant tout d’abord essentiellement autour d’Eliot, de son père et de Sylvia, puis des Rosewater du Rhode Island.

 

On rit beaucoup. Mais on se doute qu’on ne rira pas jusqu’au bout… d’autant que Kurt Vonnegut est un maître pour ce qui est de manipuler les émotions du lecteur ; et, retrouvant le tour de force d’Abattoir 5, il saura en temps utile faire pleurer sa victime, de tristesse et de désolation, cette fois, et non de rire.

 

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est probablement pas le meilleur roman de Kurt Vonnegut, et ne constitue sans doute pas la plus judicieuse des portes d’entrée pour découvrir son œuvre (on commencera de préférence par Abattoir 5, éventuellement Le Berceau du chat et, dans un style plus proche de celui-ci, et logiquement réédité en même temps, Le Petit Déjeuner des champions). Ceci étant, c’est néanmoins un livre tout à fait brillant, magnifiquement conçu, au style d’une fluidité exceptionnelle, qui se dévore d’une traite.

 

Au-delà des nombreux portraits croustillants qui émaillent le roman, il s’agit en outre pour Kurt Vonnegut de livrer un tableau impitoyable du capitalisme, et plus largement de la droite, américaine donc mais on peut se livrer à des adaptations sans trop de difficultés (hélas ?). Et, franchement : c’est quand même autrement plus fun de critiquer leurs vilaines gueules de putes au capitalisme et à la droite avec Kurt Vonnegut qu’avec, disons, je sais pas moi, Chavez ou Mélenchon. Et autrement plus pertinent aussi…

 

Vu de loin, le discours de Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater pourrait sans doute être perçu comme simpliste, la naïveté apparente du style renforçant cette impression. Mais, en creusant un peu – et il n’est pas nécessaire de creuser bien longtemps –, on découvrira une satire parfaitement réfléchie, et hautement convaincante. D’autant plus, sans doute, qu’elle est hilarante. Kurt Vonnegut, ici, sait appuyer là où ça fait mal ; mais plutôt que de se lancer dans une diatribe dégoulinante de haine vaguement ambiguë et ne sollicitant rien d’autre que l’indignation vertueuse des « camarades », il préfère pointer du doigt, l’air de rien, les ridicules de ses adversaires ; et c’est bougrement drôle… Toute la différence avec le pamphlet Un homme sans patrie, qui avait après tout les mêmes cibles, mais dont les procédés plus convenus ne faisaient pas mouche avec le même brio.

 

Et, pour ce faire, il passe donc par le personnage si sympathique d’Eliot Rosewater. On ne peut qu’aimer ce riche bonhomme qui dilapide son pognon ; on pourrait certes s’interroger sur sa charité et ce qu’elle implique, mais ce n’est sans doute pas le propos essentiel. Sur le tard, par contre, il y aura une réflexion ô combien pertinente sur la folie et l’intégration, le rapport aux normes, qui ne saurait laisser indifférent (et avec une intervention pour le moins surprenante, qui laissera le lecteur bouche bée). Et puis il y a cette  utopie… Le bonheur s’il le faut par l’argent, oui, mais plus généralement par l’attention aux autres, bordel. Avec une sincérité authentique, qui ne fait que pointer davantage du doigt les hypocrisies du système. Une utopie ? Sans doute… mais pas du luxe, même si elle vient « d’en haut ».

 

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est sans doute pas le meilleur Vonnegut ; je n’irais pas pour autant jusqu’à le qualifier de « mineur », ça serait inconcevable après le bonheur qu’il m’a procuré. Mais, dans un sens, même un Vonnegut mineur écraserait la plupart des autres titres qui font l’actualité… Parce que Vonnegut est immense, un des très grands écrivains américains du XXe siècle. Alors une satire aussi drôle, pertinente et en définitive émouvante, ça se ne refuse pas… Dieu vous bénisse, monsieur Vonnegut.

 

EDIT : Gérard Abdaloff en dit du bien ici.

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G
Bien d'accord sur la dimension de Vonnegut, pas très bien traduit ou carrément mal en français.<br /> J'ai essayé de le publier, chez Laffont ou au LdP toujours sans succès, vu soit les exigences des agents, soit le refus le voir paraître dans une collection innommmable, autrement dit de<br /> science-fiction.<br /> Ce qui est dommage car sf ou pas, c'était là qu'était son public.<br /> C'est la vie, comme dit son héros, chaque fois que quelqu'un meurt.
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