"Dracula, pages tirées du journal d'une vierge", de Guy Maddin
Titre original : Dracula: Pages from a Virgin’s Diary.
Réalisateur : Guy Maddin.
Année : 2002.
Pays : Canada.
Genre : Fantastique / Épouvante / Gothique / Comédie musicale / Ballet.
Durée : 73 min.
Acteurs principaux : Zhang Wei-Qiang, Tara Birtwhistle, David Moroni, CindyMarie Small…
Cela faisait très longtemps que je comptais voir un film de Guy Maddin, et ce Dracula, pages tirées du journal d’une vierge me faisait plus particulièrement de l’œil. Il faut dire que le projet, en soi, a quelque chose de particulièrement réjouissant : adaptation en noir et blanc teinté et muet, d’abord pour la télévision, puis pour le cinéma, d’un ballet inspiré du Dracula de Bram Stoker sur une musique de Gustav Mahler, ce film a tout de l’objet filmique non identifié, ce qui convient bien à la réputation de réalisateur d’avant-garde du Canadien fou.
À l’origine, il y a donc le roman de Bram Stoker. Je ne vous ferai pas l’affront de vous en résumer le propos ici, pas plus que je n’évoquerai en détail les diverses adaptations cinématographiques du fameux livre gothique, de Murnau à Coppola en passant par Bela Lugosi et la Hammer. Un ballet en a donc été tiré, interprété par le Royal Winnipeg Ballet, qui reprend pour la caméra de Guy Maddin cette transposition plus ou moins saugrenue.
Mais le Dracula de Guy Maddin diffère de ses (plus ou moins…) illustres prédécesseurs à plus d’un titre, et non uniquement pour son aspect chorégraphié. Maddin, ici, ne cherche pas tant à exploiter l’horreur (à quoi bon, cela a déjà été fait tant de fois…) qu’à sublimer le contenu plus ou moins insidieux du livre, et notamment sa dimension érotique et ses forts relents xénophobes. D’où ce comte Dracula présenté d’emblée comme un « immigrant », avec toutes les connotations que cela implique (une vague de sang qui se déverse sur l’Angleterre, dont il « vole » l’argent…), et qui prend l’aspect – très « péril jaune » – d’un jeune Chinois (Zhang Wei-Qiang, tout à fait remarquable et époustouflant de charisme et de sensualité).
Le film diffère également de la plupart des adaptations antérieures en ce qu’il est clairement découpé en deux parties, qui ne mettent pas l’accent sur la trame « classique » des Dracula et autres Nosferatu. Ce sont ici les femmes qui sont au cœur de l’œuvre, et Dracula représente l’incarnation de leur désir. La première partie, en Angleterre, tourne donc autour de Lucy Westernra (superbement incarnée par Tara Birtwhistle), et ce n’est que tardivement, vers le milieu du film, que Jonathon Harker (très secondaire) et, surtout, Mina Murray (CindyMarie Small), font leur apparition, dans un endroit indéterminé (mais, ainsi que le note Guy Maddin lui-même, il y a de la « synagogue » dans le château gothique de Dracula…).
La dimension érotique, certes présente dès l’origine et classique dans les adaptations précédentes, est ici particulièrement mise en valeur. Le ballet, bien sûr, y est pour beaucoup, avec le subtil jeu des corps, notamment lors des duos. Mais Guy Maddin va au-delà, presque jusqu’au grivois à vrai dire, au travers de plans relativement explicites (ainsi, la quasi-fellation de Harker par Mina, après que celle-ci a lu ses actes de « débauche » avec les vampiresses de Dracula ; ce n’est pas le seul journal du film, loin de là, et on peut se demander qui est la vierge du titre, d’autant que la connotation féminine n’apparaît bien évidemment pas dans le titre original : pour Guy Maddin, peut-être est-ce du côté de Van Helsing – David Moroni, parfait – qu’il faudrait chercher…) et d’intertitres plus ou moins naïfs au sous-texte passablement comique. C’est que l’humour ne manque pas dans ce ballet filmé, qui rajoute encore une forme de distanciation supplémentaire par rapport à l’œuvre originale. En traitant des hypocrisies victoriennes, de la domination masculine et de la jalousie, Guy Maddin se montre ici un critique acerbe et facétieux, toujours le sourire au coin des lèvres, sans perdre son sérieux pour autant.
Plastiquement, et ce malgré un rendu DVD qui m’a semblé plutôt médiocre, le film est de toute beauté. Filmé en Super 8, 16 mm et Super 16, puis monté en vidéo, et enfin transféré en 35 mm, le Dracula de Guy Maddin assume et revendique son statut de petite production, bien loin des débauches d’effets spéciaux traditionnellement associées au genre. C’est pour le mieux, l’inventivité et le pragmatisme se conjuguant pour offrir un résultat unique, collant admirablement au propos. Le ballet est bien mis en valeur, et alterne plans larges propices au déploiement de la chorégraphie avec des plans serrés qui font ressortir le jeu admirable de la distribution, évidemment très expressionniste le plus souvent. Les danseurs jouent, littéralement, avec l’ensemble de leur corps, et leur performance n’en est que plus singulière. Les plans sont superbement composés, les décors et costumes bien pensés, et l’utilisation de gimmicks gothiques (ainsi la brume presque omniprésente) participe de la réussite visuelle du film. Les teintes sont parfois déconcertantes, mais servent bien le propos ; le sang, évidemment, ressort souvent en rouge dégoulinant sur le noir et blanc général, pour un résultat tantôt esthétique, tantôt comique, fonction du moment.
Et puis il y a la musique de Gustav Mahler, bien sûr. Parfois très « olympique », selon l’expression du réalisateur, elle n’en est pas moins splendide, et Guy Maddin a su tirer tout le sel de la partition, quitte à la triturer un peu. Il faut y ajouter quelques bruitages, qui créent une atmosphère très particulière, et contribuent parfois à l’humour du film (la décapitation à la pelle de Lucy par Van Helsing est un grand moment).
Drôle et intelligent, d’une beauté indéniable sur tous les plans, Dracula, pages tirées du journal d’une vierge est une vraie réussite, une relecture finalement originale et bien vue du plus grand classique du cinéma d’épouvante. À n’en pas douter, il s’agit là de l’une des meilleures transpositions du roman de Bram Stoker, digne à sa façon d’un Murnau ou d’un Coppola.
Premier contact avec l’œuvre de Guy Maddin tout à fait convaincant, donc. Va falloir que j’approfondisse tout ça…
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