"Extraits des archives du district", de Kenneth Bernard
BERNARD (Kenneth), Extraits des archives du district, [From the District File], traduit de l’américain par Sholby, Paris, Attila, [1992, 2009] 2010, 240 p.
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Hum.
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Je suis un peu embêté, là.
Parce que voilà un livre que j’ai indubitablement aimé, et que je recommanderais sans trop hésiter, sauf que je ne suis pas certain de savoir pourquoi, ni a fortiori d’être en mesure de le dire.
Bon, essayons quand même. Extraits des archives du district est l’unique roman de Kenneth Bernard, auteur en temps normal plutôt tourné vers le théâtre et la poésie. Mais c’est déjà un (court) roman bien singulier, qui prend à vrai dire longtemps l’apparence d’une sorte de recueil de nouvelles, jusqu’à ce que les choses se mettent bien en place, et qu’une mécanique irrépressible entraîne l’ensemble dans une spirale infernale.
Il s’agit largement, en effet, d’une dystopie, donc dans la lignée de Nous autres, Le Meilleur des mondes et 1984, même si, à vrai dire, on pensera surtout ici à Kafka et Brazil, tant l’absurde est de la partie. Comme beaucoup de dystopies, mais de manière particulièrement insidieuse et teintée de paranoïa (on… enfin je, en tout cas, pense donc aussi à Dick), Extraits des archives du district est l’histoire de la prise de conscience par un quidam de toute l’horreur du monde dans lequel il vit. Le quidam répond au surnom de « Taupe », et son monde effraie par sa dictature discrète mais omniprésente, société de contrôle entre totalitarisme « mou » et façade de démocratie.
Tout cela, nous le vivrons à travers les yeux de Taupe, qui décide de tenir un journal. Dans un premier temps, celui-ci ne contient guère qu’une collection d’anecdotes a priori sans lien entre elles – et qu’un lecteur inattentif pourrait trouver d’un intérêt douteux –, qui semblent témoigner avant tout du caractère maniaque et voyeur de notre narrateur quinquagénaire. Nous le suivons ainsi à la poste, à la banque, au supermarché… dont il analyse le fonctionnement sur des pages et des pages, avec une méticulosité névrotique.
Les choses changent – et le roman de se mettre véritablement en place – quand Taupe rejoint un club d’enterrement (c’est obligatoire). Là encore, nous avons droit à une longue analyse du fonctionnement de cette institution a priori absurde ; mais la prise de conscience commence, et le journal de Taupe – celui que l’on lit, pas « l’officiel » qu’il est tenu de faire et de partager avec les autres membres du club, dont son « copain » désigné – se met à distiller un indéniable malaise, et à faire part de doutes, de peurs, mais aussi d’entorses aux règlements – prolongation d’un thème déjà esquissé dans les premiers chapitres – de plus en plus fréquentes et assumées.
Et, bien évidemment, tout ira de mal en pis.
Extraits des archives du district ne fait pas dans la dénonciation bourrine, ni a fortiori dans « l’essai romanesque » à la manière de La Zone du dehors. Bien autrement subtil, ce roman déstabilisant –donc réussi – procède plutôt par petites couches et questionnements insidieux, laissés sans réponse. Au lecteur, qui n’est pas pris pour un con, de rassembler les divers éléments du puzzle pour construire lui-même le tableau général de cette société de contrôle perverse, glacée… et d’autant plus terrifiante qu’elle nous paraît proche de notre vécu au quotidien. Et c’est sans doute dans ce « flou » plus ou moins pénétrable que réside la grande force d’Extraits des archives du district, roman cauchemardesque mais sans grosses ficelles, reprenant un thème que l’on pourrait penser éculé (enfin, faut voir) pour en faire quelque chose de neuf.
Magistral d’économie et de sobriété, ce court roman se dévore, même quand, à première vue, il ne s’y passe rien (ou presque). On se prend au jeu de Taupe, et on le suit volontiers dans ses délires organisationnels sur la queue et son mode de fonctionnement, etc. Joli tour de force (et qui n’a pas été sans me rappeler quelques passages de Houellebecq, s’il faut continuer le name dropping avec un peu d’anachronisme). Mais facilité – et c’est loin d’être toujours le cas dans les dystopies « classiques » – par la profonde empathie que l’on ressent très vite pour notre « héros » désœuvré et laissé à l’abandon dans une société « amicalement » oppressante. Empathie qui atteint probablement son apogée quand Taupe nous parle de Jiri, son enfant… juste avant – et ce n’est pas un hasard – de rejoindre le club d’enterrement.
Conte gris et glauque d’horreur bureaucratique pince-sans-rire, menaçant d’une perpétuelle violence sourde tout juste contenue, Extraits des archives du district est incontestablement une réussite, et l’on peut bien remercier les décidément sympathiques éditions Attila d’avoir exhumé ce roman. Cela dit, je ne suis toujours pas complètement certain de comprendre moi-même pourquoi je l’ai aimé, et encore moins d’avoir su l’exprimer… Je ne peux guère qu’évoquer l’intime conviction, et faire appel à votre confiance…
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