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"Flatland", d'Edwin A. Abbott

Publié le par Nébal

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ABBOTT (Edwin A.), Flatland. Fantaisie en plusieurs dimensions, [Flatland, A Romance of Many Dimensions], traduit de l’anglais par Philippe Blanchard, préambule de Ray Bradbury traduit par Jean-François Caro, [s.l.], Zones sensibles, [1884, 1996] 2012, 151 p.

 

Le titre Flatland ne m’était pas inconnu, loin de là, et cela faisait longtemps que je comptais lire ce petit livre curieux, sans doute unique en son genre. Publié originellement en 1884 en Angleterre, Flatland ne connaîtra d’édition française qu’environ 80 ans plus tard ; depuis, les éditions se sont succédées, jusqu’à celle-ci, publiée l’an dernier par Zones sensibles, et qui est de toute beauté, avec sa couverture découpée et sa mise en page déconcertante mais toujours bien vue. C’était l’occasion ou jamais.

 

À l’époque de la parution de Flatland, on ne parlait pas encore de « science-fiction » ; pourtant, a posteriori, cette allégorie barrée semble bel et bien relever du genre, voire – pourquoi pas ? – de sa variante « hard science », poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’absurde, et cependant parfaitement cohérente dans son délire apparent. Amis des maths, ce livre est pour vous ! Mais, heureusement, il est aussi pour les autres – pour ma part, j’étais plutôt une quiche en maths, et plus particulièrement en géométrie, la matière au cœur de ce livre guère épais (double aha) ; ce qui ne m’a pas empêché de me régaler à sa lecture.

 

Tout, ici, tourne en effet autour des figures géométriques. Le narrateur est un carré, habitant de Flatland, un monde à deux dimensions. Il écrit son ouvrage à destination des habitants de Spaceland, monde à trois dimensions. Dans la première partie du roman, notre carré anonyme décrit Flatland, ses habitants, ses mœurs, son histoire, etc. L’échelle sociale est fondée principalement sur le nombre de côtés : aussi, tout en bas, trouve-t-on les femmes, qui ne sont que des lignes (le livre dans son ensemble est truffé d’une délicieuse vraie/fausse misogynie) ; il y a ensuite les isocèles, travailleurs et soldats, puis les carrés (comme notre narrateur, qui, pour être un intellectuel et un homme de loi, n’est donc pas situé bien haut dans l’échelle sociale), puis les pentagones, les hexagones, etc., jusqu’aux prêtres, les cercles (qui n’en sont pas vraiment ; simplement, ils ont tellement de côtés qu’ils tendent vers la circularité). Mais, dans ce système « parfait », relevant de l’aristocratie et de la théocratie, les vrais exclus sont les « irréguliers », contre lesquels certains (des eugénistes, dans un sens) suggèrent l’élimination pure et simple, « charitable » et sans douleur. Toutes les implications mathématiques de cet univers à deux dimensions sont décortiquées par le carré, schémas à l’appui, qui s’intéresse également à l’histoire de Flatland, et notamment à l’épisode particulièrement édifiant qu’est la révolte des couleurs. Tout ceci est absolument passionnant, aussi fascinant que drôle (d’un humour grinçant, certes), et s’inscrit largement dans la filiation de la littérature utopique (versant le plus critique, bien sûr).

 

La seconde partie change quelque peu la donne ; à la pure description succède maintenant un récit allégorique. Le carré, en rêve, va en effet découvrir Lineland, le monde à une dimension, et aura bien du mal à faire comprendre aux habitants de cet univers – et plus précisément à son roi – que ce qui constitue l’espace pour eux n’est pas le « véritable » espace, lui-même provenant d’un monde avec une dimension supplémentaire, absolument inconcevable pour les Linelandiens. Mais le carré va se trouver lui aussi confronté à ce délicat problème quand, à l’aube du troisième millénaire, il va être abordé par une sphère, provenant de Spaceland, qui va lui faire entrevoir l’existence d’une dimension supplémentaire, en l’amenant à prendre (littéralement) de la hauteur ; ce qui sera également l’occasion d’entrapercevoir Pointland, le monde sans aucune dimension… et de se poser la question particulièrement perturbante de l’existence de mondes à quatre, cinq, six dimensions, voire plus.

 

On l’aura compris : Flatland est une allégorie qui ne manque pas de profondeur (aha). Au-delà du seul délire mathématique, fascinant en tant que tel, le court roman d’Edwin A. Abbott se fait porteur d’une puissante et cinglante critique politique et sociale, puis d’une réflexion façon « mythe de la caverne » aussi séduisante que déconcertante. La perfection glacée de Flatland, son système de castes, son conservatisme, sont égratignés sans avoir l’air d’y toucher (notamment, donc, lors de l’épisode de la révolte des couleurs, moment d’anthologie), à l’aide d’une plume pince-sans-rire so british ; le résultat est aussi drôle que terrifiant.

 

Mais le « sense of wonder » à l’état pur (déjà !) est surtout l’apanage de la seconde partie, critique de l’empirisme le plus vulgaire et de ce que l’on appellera faute de mieux « l’ethnocentrisme », ici tendance à envisager comme totalité ce que l’on connaît soi-même, à l’exclusion du reste, il est vrai parfois difficilement concevable, mais qui n’en a pas moins une réalité. Apologie d’un certain relativisme idéaliste, Flatland vient remettre en cause les certitudes, et, plus d’un siècle après sa parution originelle, il reste extraordinairement pertinent à cet égard.

 

Flatland est donc une œuvre extraordinaire, à nulle autre pareille. Cette fantaisie mathématique, déconcertante au premier abord, séduit vite par la cohérence de son univers qui n’a que l’apparence de la folie, et amène à se poser des questions troublantes, sans jamais sombrer dans la lourdeur démonstrative. En ce sens, le court roman d’Edwin A. Abbott constitue peut-être une sorte de type-idéal de cette science-fiction qui n’avait pas encore de nom. Aujourd’hui, le roman n’a pas pris une ride, que ce soit dans ses aspects purement mathématiques ou critiques. Une lecture indispensable.

 

EDIT : Public chéri, si tu veux entendre, entres autres, tout le bien que Gérard Abdaloff pense de Flatland, alors clique ici.

CITRIQ

Commenter cet article

G
C'est un roman très plat.<br /> <br /> Au meilleur sens du terme.
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K
Je plussoie, il m'avait filé une claque à la lecture. Par contre, j'ai eu du mal à ressentir l'humour british, l'aspect critique m'a semblé plutôt glaçant.
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N
<br /> <br /> C'est peut-être moi qui ai un humour particulier...<br /> <br /> <br /> <br />
G
Merci pour ce billet.
Répondre
N
<br /> <br /> Mais de rien.<br /> <br /> <br /> <br />