"H.P. Lovecraft", de Michel Houellebecq
HOUELLEBECQ (Michel), H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Paris, Éditions du Rocher – J’ai lu, coll. Document, [1991] 1999, 153 p.
Voilà un petit livre – très petit : c’est l’affaire de deux heures au plus – tout particulièrement cher à mon cœur. Ainsi que j’ai pu le dire, notamment, en chroniquant récemment La Carte et le territoire, il ne se passe pas une année sans que je le relise au moins une fois (eh : c’est court, j’en profite…). Il était donc bien temps que je vous en parle.
Voici donc le fameux « essai sur Lovecraft » de Michel Houellebecq, si je ne m’abuse sa première publication non poétique. Revenant dans sa préface sur ce texte « de jeunesse », l’auteur avoue l’avoir conçu, dans un certain sens, comme un « premier roman », dont HPL serait l’unique personnage. Ce qui est certain, c’est que, ainsi que le note pour une fois judicieusement la quatrième de couverture, il « nous livre les prémisses de son univers désenchanté qui a fait le succès des Particules élémentaires. » Allons même plus loin : l’amateur de Lovecraft n’apprendra pas forcément grand-chose sur le « reclus de Providence » dans ce petit ouvrage ; mais s’y dévoile au moins autant, si ce n’est plus, Houellebecq lui-même, avec une totale sincérité, sans la moindre pose. Certes, les deux auteurs n’ont pas eu les mêmes préoccupations : on peut même les dire franchement opposées, tant Houellebecq caractérise Lovecraft par sa détestation du réalisme, là où le réalisme – caractérisé essentiellement par le sexe et l’argent – tient une place fondamentale dans ses propres écrits. Mais il est des points où ils se rejoignent. Lisons ce passage éloquent (pp. 17-18) :
« Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu’aux os par le néant absolu de toute aspiration humaine. L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l’emporter. La race humaine disparaîtra. D’autres races apparaîtront, et disparaîtront à leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traversés par la faible lumière d’étoiles à demi mortes. Qui, elles aussi, disparaîtront. Tout disparaîtra. Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments ? Pures « fictions victoriennes ». Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant. »
Voire des procédés… Après la « pseudo-affaire Wikipédouille », je ne peux m’empêcher de citer ce passage, ne serait-ce que pour la blague (pp. 82-83) :
« La description des Grands Anciens dans Les Montagnes hallucinées […] est restée classique. S’il y a un ton qu’on ne s’attendait pas à retrouver dans le récit fantastique, c’est bien celui du compte rendu de dissection. À part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique. »
Uh uh. Blague à part, l’utilisation d’un vocabulaire scientifique est bien caractéristique du style de Houellebecq, et c’est peut-être bien là une chose qu’il a retirée de Lovecraft.
Mais, avant d’attaquer le vif du sujet, je voudrais faire une dernière précision : on peut reprocher, sans doute, beaucoup de choses à ce H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, et les contempteurs du Terrible Michou comme (surtout) les idolâtres du Grand HPL n’y ont pas manqué. Oui, sans doute, par exemple, y avait-il de meilleure source biographique que Sprague de Camp (S.T. Joshi, pour ne pas le nommer, qu’il faudra bien que je lise un jour…). Mais, à ce propos – c’était là où je voulais en venir – ce petit ouvrage n’est pas une biographie de Lovecraft, et l’attaquer sur ce point est absurde : c’est un essai sur Lovecraft, et même, plus précisément, sur son œuvre. La vie de Lovecraft n’intéresse Houellebecq qu’en tant qu’elle éclaire son œuvre ; aussi les passages biographiques à proprement parler sont-ils relégués dans le dernier tiers de l’ouvrage (« Holocauste »), et même qualifiés « d’antibiographie », avec ces mots fameux (p. 106) :
« Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre à rater leur vie et, éventuellement, à réussir leur œuvre. Encore que, sur ce dernier point, le résultat ne soit pas garanti. »
Aussi Houellebecq ne retient-il de la biographie de Lovecraft que quelques brefs fragments, ceux à même d’éclairer son œuvre, bref, de manière délibérément partielle et partiale, ceux qui l’intéressent : en gros, la dépression, et le racisme. Mais nous y reviendrons.
Pour le moment, tenons-nous-en à la structure de ce petit ouvrage. Qui pratique, à l’instar de son sujet, « l’attaque en force », dans sa variante « théorique » (pp. 13-14) :
« La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d’écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d’en apprendre davantage. L’humanité telle qu’elle est ne nous inspire plus qu’une curiosité mitigée. Toutes ces « notations » d’une si prodigieuse finesse, ces « situations », ces anecdotes… Tout cela ne fait, le livre une fois refermé, que nous confirmer dans une légère sensation d’écœurement déjà suffisamment alimentée par n’importe quelle journée de « vie réelle ».
« Maintenant, écoutons Howard Phillips Lovecraft : « Je suis si las de l’humanité et du monde que rien ne peut m’intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d’horreurs innomables provenant d’espaces extérieurs. »
« Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Nous avons besoin d’un antidote souverain contre toutes les formes de réalisme. »
Superbe entrée en matière de la première partie (« Un autre univers »), consacrée à quelques généralités sur Lovecraft et son œuvre. Déjà pointent la dépression et le refus du réalisme ; puis, surtout, l’idée d’une « littérature rituelle », d’un mythe moderne, avec ses figures, ses clefs, ses méthodes, ses « techniques d’assaut » qui feront l’objet de la deuxième partie, laquelle décortique l’écriture lovecraftienne (style et procédés). Pour ce faire, un court poème, dont chaque vers titre un chapitre :
Attaquez le récit comme un radieux suicide
Prononcez sans faiblir le grand Non à la vie
Alors, vous verrez une puissante cathédrale
Et vos sens, vecteurs d’indicibles dérèglements
Traceront le schéma d’un délire intégral
Qui se perdra dans l’innomable architecture des temps
Attaque en force, donc, et le plus souvent « abstraite » ou « théorique », contrairement au récit fantastique classique où la banalité du quotidien se fissure (Lovecraft n’a que faire de la banalité du quotidien). Refus de la vie, donc du réalisme, donc du sexe et de l’argent, jamais mentionnés. Puis, les descriptions lovecraftiennes : ses architectures incomparables, tout d’abord ; ensuite, les personnages lovecraftiens, délibérément plats (p. 75) :
« Ce n’est que progressivement qu’il en vient à reconnaître l’inutilité de toute psychologie différenciée. Ses personnages n’en ont guère besoin ; un équipement sensoriel en bon état de marche peut leur suffire. Leur seule fonction réelle, en effet, est de percevoir. »
D’où l’importance fondamentale des cinq sens dans l’écriture lovecraftienne ; un exemple particulièrement développé : son ouïe remarquablement fine, pour quelqu’un qui disait n’avoir aucun goût en matière de musique… Ensuite, descriptions scientifiques et objectives : l’horreur doit dépasser la psychologie, dépasser l’humain, à l’instar de la morale de Kant. Enfin, disproportion d’échelle, qui aboutit au délire pur et simple, et structuration complexe des nouvelles, l’exemple le plus saisissant étant fourni par « L’Appel de Cthulhu ».
Et le style, alors ? Paroxystique, baroque, débordant de boursouflures emphatiques dans ses explosions de délire, il n’est guère du goût des critiques en place, qui le jugent souvent déplorable. Mais (p. 102) :
« Ce n’est pas sérieux. Si le style de Lovecraft est déplorable, on peut gaiement conclure que le style n’a, en littérature, pas la moindre importance ; et passer à autre chose. »
Et de qualifier ce point de vue de « stupide ». Or nous aimons Lovecraft, justement, parce qu’il « dépasse les bornes »…
On passe ensuite aux aspects biographiques à proprement parler. Domine, ici, « le choc de New York ». Lovecraft a toujours été réactionnaire, antisémite, raciste. Mais c’était avant tout un gentleman de province, pas du genre à laisser éclater ses sentiments. Et, paradoxe, cela ne l’a pas empêché d’épouser, en la personne de Sonia Greene, une Juive divorcée… Les premiers temps de son mariage, qui coïncident avec l’installation à New York, sont la grande période heureuse de la vie de Lovecraft, qui n’a plus rien du « vieillard trentenaire », sans parler du « reclus de Providence ». Mais la perte de l’emploi de Sonia va générer une crise. Lovecraft, ne trouvant pas d’emploi, va se retrouver en concurrence avec la population immigrée ; son racisme discret et « bien élevé » va devenir progressivement phobique et haineux. C’est triste à dire, mais c’est incontestablement là qu’il trouvera la force incomparable de ses plus grands textes. La fameuse lettre à Frank Belknap Long décrivant la population immigrée du Lower East Side en est un témoignage éloquent (pp. 129-131) : « Indiscutablement, c’est du grand Lovecraft. » C’est – hélas – vrai… On ne saurait remettre en cause cet aspect de l’œuvre lovecraftienne, sur lequel, pourtant, il semblerait que l’on se soit longtemps tu.
Mais sans doute est-il également important de noter l’aspect « masochiste » de ce racisme, fondé à la fois sur la peur et la haine. Le WASP, la « projection » de Lovecraft, n’a rien du héros triomphant dans ses textes : elle fait au contraire une victime toute désignée. En face, les êtres « inférieurs » pactisent avec les Grands Anciens, quand – trait classique du racisme – ils ne commettent pas l’horreur suprême qu’est le métissage…
Ceci étant, loin de New York, le racisme de Lovecraft a de nouveau évolué, pour se faire moins virulent sur la fin de sa vie (à titre d’exemple, son admiration première pour Hitler a vite décru, et ses appels au meurtre – dans une de ses lettres, « sinistre précurseur, il préconisera l’utilisation de gaz cyanogène » (p. 132) – se sont transformés en « simples » éloges de la ségrégation…).
Mais il est temps de conclure (p. 149-150) :
« Cet homme qui n’a pas réussi à vivre a réussi, finalement, à écrire. […] New York l’a aidé. Lui qui était si gentil, si courtois, y a découvert la haine. De retour à Providence il a composé des nouvelles magnifiques, vibrantes comme une incantation, précises comme une dissection. La structure dramatique des « grands textes » est d’une imposante richesse ; les procédés de narration sont nets, neufs, hardis ; tout cela ne suffirait peut-être pas si l’on ne sentait pas, au centre de l’ensemble, la pression d’une force intérieure dévorante.
« Toute grande passion, qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une œuvre authentique. On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître : Lovecraft est plutôt du côté de la haine ; de la haine et de la peur. L’univers, qu’il conçoit intellectuellement comme indifférent, devient esthétiquement hostile…
« […] Là est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa poésie : il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante.
« Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie : telle est la plus haute mission du poète sur cette terre. Howard Phillips Lovecraft a rempli cette mission. »
L’essai de Michel Houellebecq se dévore comme un savoureux roman, et un de ses meilleurs. La plume est splendide, élégante et simple ; la démonstration, sans être d’une originalité foudroyante, n’en est que plus convaincante. Très bel hommage d’un fan à un auteur qui l’a fait rêver depuis son adolescence, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie est une jolie réussite, et, en ce qui me concerne, je continuerai encore longtemps de trouver mon bonheur dans cette alliance en apparence seulement incongrue entre deux auteurs que j’apprécie énormément.
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