Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"H.P. Lovecraft, ou la quête de l'inconnu", de Charlène Busalli

Publié le par Nébal

Cthulhu-Rising.jpg

 

 

BUSALLI (Charlène), H.P. Lovecraft, ou la quête de l’inconnu, mémoire de Master 2 Études anglophones, option Littérature, préparé sous la direction de Béatrice Bijon, maître de conférences, [Saint-Etienne], Université Jean Monnet, Faculté Arts Lettres Langues, 2011, 74 p.

 

(Illustration : Cthulhu Rising, de Niklas Rhöse.)

 

En farfouillant sur le ouèbe en quêtes de lovecrafteries diverses et variées, je suis tombé plus ou moins par hasard (plutôt moins que plus, à vrai dire…) sur ce mémoire de Master 2 présenté et soutenu par Charlène Busalli – disponible, sous licence Creative Commons, ici. Et je me suis dit que pourquoi pas, après tout : non seulement j’enchaîne actuellement les essais sur Lovecraft (rien que hier, j’en ai reçus quatre de plus…), mais, en outre, je ne cacherai pas que ça m’a rappelé quelques bons souvenirs de l’époque où j’avais moi-même commis une telle chose… Nostalgie…

 

Mais passons.

 

Après l’athéisme avec Cédric Monget et le racisme avec William Schnabel, nous nous intéresserons donc aujourd’hui à l’inconnu chez Lovecraft. Notion polysémique s’il en est, l’inconnu est, à en croire Charlène Busalli, mais je la rejoins tout à fait sur ce point, au cœur de l’œuvre lovecraftienne. Le mémoire est – classiquement, je suppose, du moins pour des non-juristes… – divisé en trois parties, qui forment autant d’angles d’approche de cette notion.

 

La première partie est consacrée à « l’insignifiance de l’humanité à l’échelle du cosmos ». Rien de bien neuf ici, j’ai déjà eu à plusieurs reprises l’occasion d’évoquer cette conception typiquement lovecraftienne, qui ressort de la plupart des écrits du maître de Providence. Cela revient, dans un premier temps, à s’interroger sur les soubassements scientifiques de l’œuvre lovecraftienne ; on sait la passion de l’auteur pour la science, notamment l’astronomie – même s’il ne fut jamais en ces domaines qu’un amateur, n’ayant pas fait d’études supérieures pour les raisons que l’on sait. Charlène Busalli évoque également les révolutions de la physique au début du XXe siècle (relativité, physique quantique), qui ont probablement eu une certaine importance pour Lovecraft (même si peut-être pas autant que ce qu’elle prétend), mais ne s’étend étrangement pas sur le darwinisme et ses succédanés… Quoi qu’il en soit, la science imprègne l’ensemble de l’œuvre lovecraftienne, au carrefour du fantastique et de la science-fiction (même si Charlène Busalli, à vue de nez, semble préférer la première catégorisation, sans jamais ou presque mentionner la seconde, ce qui est pour le moins discutable ; mais bon, les querelles d’étiquettes, hein…). Elle s’exprime notamment au travers d’un fort empirisme, ce qui revient à poser la question de la perception et de ses limites : si, comme le notait justement Michel Houellebecq dans son essai, le personnage lovecraftien n’a guère pour fonction que de percevoir (importance des cinq sens), il n’en reste pas moins que l’inconnu et l’indicible (terme lovecraftien par excellence) viennent très tôt poser des limites à ce qu’il est possible d’affirmer catégoriquement. Mais les connaissances scientifiques existantes, autant que l’énorme sphère de l’inconnu, permettent en tout cas de contester la suprématie de l’homme dans l’univers. Ce qui explique pour une bonne part « l’anti-anthropocentrisme lovecraftien », de même que son anti-héroïsme ; d’où la fadeur indéniable de la plupart des personnages de Lovecraft, qui lui a valu bien des critiques, pour le coup pas vraiment fondées.

 

Charlène Busalli consacre la deuxième partie de son mémoire à « la peur de l’inconnu ». Il s’agit tout d’abord d’établir en quoi la « peur cosmique » lovecraftienne repose pour une bonne part sur l’atmosphère (impressionnisme, à mettre en rapport avec la question de la perception) et sur la notion d’anormalité. De là, on débouche très logiquement sur le caractère xénophobe de l’œuvre lovecraftienne (analogie monstres/étrangers, peur de l’hybridité, dégénérescence), caractère que Charlène Busalli tend cependant à minimiser. Ici, j’avouerai ne pas être tout à fait d’accord avec elle : le racisme – elle n’emploie si je ne m’abuse pas une seule fois ce terme, alors que, quoi qu’elle en dise, et même si la dimension culturelle est essentielle en la matière, la dimension biologique et (pour le coup) pseudo-scientifique de la haine des étrangers chez Lovecraft m’apparaît comme une réalité que l’on ne saurait négliger – le racisme, donc, est à mon sens fondamental chez l’auteur (voir l’essai de William Schnabel), et est un corollaire de son matérialisme et de son pessimisme cosmique, chacun suscitant et entretenant les autres dans une perpétuelle boucle de rétroaction. L’idée défendue par Charlène Busalli est cependant que, plus que la peur des autres, c’est la peur du « soi comme inconnu » qui est véritablement au cœur de la fiction lovecraftienne (ce qui me semble intéressant, mais néanmoins un brin excessif) ; il est vrai que bon nombre de fictions de l’auteur jouent de ce thème (« Je suis d’ailleurs », « L’Affaire Charles Dexter Ward », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « Dans l’abîme du temps »…) ; de là à en faire une préoccupation essentielle (rattachée qui plus est à la psychanalyse, pour laquelle Lovecraft témoignait d’un profond mépris – peut-être révélateur en soi il est vrai), il y a un pas que je ne saurais franchir, et qui me fait tout de même un peu l’effet d’un expédient commode pour ne pas trop s’appesantir sur le racisme lovecraftien, et donc sur les aspects les moins reluisants de l’œuvre étudiée…

 

Reste enfin à se pencher sur « la conquête de l’inconnu » (titre pas forcément très heureux, en tout cas guère limpide au premier abord). Charlène Busalli s’intéresse tout d’abord à la soif de connaissance caractéristique des personnages lovecraftiens, souvent des chercheurs, et constituant à cet égard un véritable instinct insurmontable (ce qui explique le paradoxe de ces personnages exprimant l’indicible tout en multipliant les avertissements quant au danger que ces connaissances représentent, pour l’individu comme pour l’humanité dans son ensemble…). Mais la science ne peut pas tout expliquer, et Lovecraft rejette la religion et la superstition. Dès lors, il ne reste plus pour lui qu’un seul moyen d’aborder l’inconnu : l’imagination, et autant dire l’art (vision très nietzschéenne). C’est l’occasion d’évoquer tout d’abord les « contes oniriques » de Lovecraft, d’inspiration dunsanienne, et plus particulièrement « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » (voir ici) ; Charlène Busalli note à juste titre que, dans ce dernier texte, il y a une certaine familiarisation avec l’inconnu, y compris sous sa forme la plus « anormale » et « monstrueuse » (j’ai trouvé ces développements très pertinents). Mais, à l’en croire, il est possible d’aller plus loin, et de relever dans les derniers textes de Lovecraft (notamment « Les Montagnes hallucinées » et « Dans l’abîme du temps ») la « construction d’une utopie » (l’emploi de ce terme me semble contestable, en dépit de l’argumentaire assez solide de la chercheuse) : les monstres sont en effet envisagés sous un jour différent dans ces derniers textes, neutre au minimum, voire élogieux, jugement qui s’applique notamment à leurs civilisations « idéales » (ce qui fait cependant l’impasse sur la décadence de la civilisation des Anciens). Cette idée m’a paru très intéressante, mais pour le coup un peu excessive, donc.

 

Formellement, le mémoire est dans l’ensemble très bien construit – tout s’enchaîne avec fluidité, Charlène Busalli a bien travaillé ses transitions –, mais souffre, pas énormément mais un peu tout de même, d’une plume un peu lourde à l’occasion, et aurait sans doute mérité quelques relectures supplémentaires. Mais je pinaille. Notons cependant, pour les curieux qui s’intéresseraient à ce mémoire, que les – nombreuses – citations de Lovecraft comme de ses exégètes anglo-saxons ne sont généralement pas traduites ; vous êtes prévenus.

 

Bilan : un mémoire plus que correct, critiquable à l’occasion, mais dans l’ensemble très pertinent, avec quelques idées tout à fait intéressantes même si peut-être un brin excessives à mes yeux (donc). Certes, ça ne révolutionne pas l’érudition lovecraftienne, mais ça n’en avait probablement pas l’ambition et, en l’état, cela constitue une réflexion éclairée et riche, pouvant éventuellement servir d’introduction à la pensée et à l’œuvre lovecraftiennes. Et c’est déjà très bien.

Commenter cet article