"L'Art des bruits", de Luigi Russolo
RUSSOLO (Luigi), L’Art des bruits. Manifeste futuriste 1913, [L’Arte dei rumori], Paris, Allia, [1913, 1916, 1954, 1975, 2003] 4e éd. 2013, 44 p.
Voilà un (vraiment tout petit) bouquin que je comptais lire – que je devais lire – depuis fort longtemps. C’est que le « manifeste futuriste » publié en 1913 par le peintre Luigi Russolo a été, très probablement, l’un des ouvrages majeurs, voire ZE ouvrage tout court, à avoir changé la perception de la musique contemporaine, savante comme populaire. Il a en effet inspiré bien des artistes, tels John Cage, les pionniers de la musique concrète, ou encore ceux de la scène industrielle, comme Throbbing Gristle ou, de manière plus flagrante encore, Einstürzende Neubauten. Or tout cela me parle énormément. Alors certes, 6,20 € pour moins de 50 pages abondamment illustrées, c’est un peu cher, mais voilà : je ne pouvais pas éternellement passer à côté.
L’Art des bruits prend la forme d’une lettre adressée au musicien futuriste Balilla Pratella. Ce court essai – manifeste, voire pamphlet – est très fortement marqué par la pensée futuriste en général (Marinetti est d’ailleurs longuement cité), et on y retrouve donc sans surprise tant un certain historicisme qu’un goût marqué pour la provocation.
L’idée, donc, est d’établir un rapport sur l’évolution de l’art musical des origines à 1913, exposé qui doit aboutir à l’apologie du « bruit musical » et des « sons-bruits ». Selon Russolo, la musique a ainsi connu une forte évolution depuis les premières notes jouées au cours de la préhistoire, allant vers toujours plus de complexité et de dissonances, en passant par l’harmonie et l’accord. Or, pour le peintre, ceci doit logiquement déboucher sur une nouvelle étape, d’autant plus nécessaire que les productions du passé, aussi admirables soient-elles, ne peuvent plus guère générer que de l’ennui :
« Chaque son porte en soi un noyau de sensations déjà connues et usées qui prédisposent l’auditeur à l’ennui, malgré les efforts des musiciens novateurs. Nous avons tous aimé et goûté les harmonies des grands maîtres. Beethoven et Wagner ont délicieusement secoué notre cœur pendant bien des années. Nous en sommes rassasiés. C’EST POURQUOI NOUS PRENONS INFINIMENT PLUS DE PLAISIR À COMBINER IDÉALEMENT DES BRUITS DE TRAMWAYS, D’AUTOS, DE VOITURES ET DE FOULES CRIARDES QU’À ÉCOUTER ENCORE, PAR EXEMPLE, « L’HÉROÏQUE » OU LA « PASTORALE ». »
Tout est dit : l’avenir est au bruit. Mais pas à n’importe quel bruit, car il s’agit toujours de musique. Il s’agit donc de produire, quitte à en passer par l’imitation du réel (éventuellement traficoté, par exemple en le ralentissant), du « bruit musical » basé sur les « sons-bruits », selon une organisation qui vaut bien toute forme de composition plus ancienne, pour ne pas dire archaïque.
Russolo propose ainsi la création d’un orchestre futuriste :
« 1. Grondement, éclats, bruits d’eau tombante, bruits de plongeons, mugissements.
« 2. Sifflements, ronflements, renâclements.
« 3. Murmures, marmonnements, bruissements, grommellements, grognements, glouglous.
« 4. Stridences, craquements, bourdonnements, cliquetis, piétinements.
« 5. Bruits de percussion sur métal, bois, peau, pierre, terre cuite, etc.
« 6. Voix d’hommes et d’animaux ; cris, gémissements, hurlements, rires, râles, sanglots. »
Et de la théorie à la pratique il n’y a qu’un pas, qui sera vite franchi, au moyen de l’orchestre futuriste en question, puis du « russelophone », à la source des pianos préparés, etc.
Je ne peux guère en dire plus ici, et ça ne serait sans doute pas d’une grande utilité. On l’aura compris, L’Art des bruits est une lecture séminale, d’une influence considérable, et pour le moins réjouissante. Ce manifeste extrémiste est à l’origine de quelques-unes des plus belles et des plus profondes créations de la musique contemporaine, et c’est une lecture indispensable pour qui s’y intéresse un tant soit peu.
COIN !
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