"L'Epée brisée", de Poul Anderson
ANDERSON (Poul), L'Épée brisée, préface de Michael Moorcock, traduit de l'américain par Jean-Daniel Brèque, illustré (couverture & intérieur) par Nicolas Fructus, Saint Mammès, Le Bélial', [1954, 2003] 2014, 301 p.
L'Épée brisée a connu deux éditions différentes en langue anglaise, mais était resté inédit jusqu'à ce jour dans la langue de Marc Lévy, ce qui était intolérable. Le Bélial', qui, via Jean-Daniel Brèque, a traduit bon nombre des œuvres essentielles de Poul Anderson, avait annoncé cette traduction depuis des années, faisant saliver les petits fans tels que votre serviteur, mais ce n'est que cette année que ce projet antédiluvien s'est concrétisé. Vous vous en doutez : l'attente, du coup, était très élevée...
D'autant qu'on en a rajouté une couche, de manière sans doute un peu indue et à mon sens maladroite... En effet, ainsi que Michael Moorcock le fait remarquer d'emblée dans sa préface (en fait une critique parue dans le Guardian en 2003), et en France aussi, du coup, on a renchéri là-dessus, L'Épée brisée est paru originellement en 1954... soit la même année que le premier tome du Seigneur des anneaux. La tentation est grande, dès lors, d'établir un parallèle entre le roman de Poul Anderson et le chef-d'œuvre de J.R.R. Tolkien. Tentation à mes yeux erronée et qui ne peut que desservir L'Épée brisée... Moorcock, dans le texte cité, insiste sur la postérité du roman de Poul Anderson, et cite plusieurs auteurs majeurs (on pourrait à vrai dire sans doute l'ajouter lui-même à cette liste) ; mais je n'ai franchement pas eu le sentiment, à la lecture de ce roman par ailleurs tout à fait recommandable, que Poul Anderson se livrait à une entreprise de création comparable à celle de Tolkien, ou, plus tôt, à celle de Robert E. Howard, pour citer une autre grande figure ; il me paraît bien plutôt s'inscrire dans une tradition, qu'il sait certes renouveler avec talent ; on est loin, cependant, de l'inventivité, de la subtilité et de l'ambition du corpus tolkiénien... Évacuons donc d'emblée cette mauvaise idée : non, L'Épée brisée n'a rien à voir avec Le Seigneur des anneaux, et ne joue clairement pas dans la même catégorie ; ça n'empêche que c'est un bon et même un très bon roman de fantasy ; mais comparons ce qui est comparable...
Tant que j'y suis, j'ajouterais que le roman malgré sa puissance indéniable, n'est pas sans défauts : il est assez répétitif, notamment... Et, si l'on devait faire dans le politiquement correct, je noterais également que ce n'est pas exactement un roman féministe (pour revenir une dernière fois sur la comparaison indue, on a parfois critiqué Tolkien pour ses personnages féminins, de manière très exagérée à mon sens ; que faudrait-il alors dire des femmes de L'Épée brisée !).
Ceci étant, donnons quelques éléments sur ce que nous raconte le roman, et passons en temps utile aux éloges qu'il mérite indubitablement.
Nous sommes pour l'essentiel en Angleterre (même si on voyage pas mal), probablement vers le Haut Moyen Âge ; un monde qui connaît encore quelques traces de paganisme, essentielles pour notre histoire, mais qui est déjà largement, même si imparfaitement, christianisé.
Le duc elfe Imric le Retors joue un vilain tour bien elfique au seigneur humain Orm : il lui vole son fils nouveau-né, qui deviendra Skafloc chez les elfes, et le remplace secrètement par un changelin, né de son accouplement avec la petite-fille du roi des trolls qu'il a réduite en esclavage il y a bien longtemps ; le changelin deviendra Valgard, et sera un être foncièrement maléfique et cruel. L'épée brisée du titre est un présent de nom, cadeau des Ases, et même plus particulièrement d'Odin, pour le jeune Skafloc ; en temps utile, il est censé amener cette épée maléfique au géant Bölverk en Jötunheim pour qu'il la reforge et qu'elle accomplisse son rôle : procurer la victoire, accompagnée d'indicibles malheurs... Ceci, cependant, malgré le titre du roman, n'arrivera que bien tardivement (elle n'occupera un rôle dans l'histoire qu'à plus de la moitié du texte).
L'essentiel est semble-t-il ailleurs, notamment dans les vies parallèles et la rivalité de Skafloc et Valgard, qui débouchera sur d'innombrables bains de sang. Elle sera d'ailleurs au cœur du conflit terrible opposant deux puissantes nations de Faërie, les elfes et les trolls (et ça poutre sévère). Il faut y ajouter, comme de juste, une tragédie familiale : la descendance d'Orm prend cher du fait du berserker Valgard, et les amours de Skafloc et Freda, sa sœur (mais ils n'en sont pas conscients), jouent également un grand rôle dans la geste dont Poul Anderson se fait le conteur.
L'Épée brisée, on l'aura compris, relève donc à bien des égards d'une fantasy assez classique, inscrivant la Faërie dans notre vieille Europe, et riche en hauts faits et drames impitoyables. C'est, on le reconnaîtra volontiers, un très bon divertissement, rudement bien troussé, riche en images fortes et scènes poignantes. Sous cet angle, le roman de Poul Anderson, dès l'instant que l'on ne se livre pas à la comparaison maladroite mentionnée plus haut, est tout à fait à la hauteur de sa réputation.
S'agit-il pour autant, à proprement parler, d'un chef-d'œuvre ? Du sommet de l'auteur dans son approche du genre ? Je ne le pense pas. Pour être franc, même si j'ai passé un très bon moment à la lecture de ce roman séminal, je crois lui avoir largement préféré des productions plus tardives, comme par exemple, dans un registre finalement assez proche, La Saga de Hrolf Kraki, ou plus encore, dans un style quelque peu différent, la tétralogie du « Roi d'Ys ». Les amateurs de ces romans trouveront cependant à n'en pas douter leur bonheur avec L'Épée brisée ; seulement, eu égard à l'attente si longue et à la réputation un peu forcée qui l'a accompagnée, on peut concevoir aisément une certaine déception... Toute relative, comme de juste. Pris indépendamment, L'Épée brisée est une réussite éclatante ; mais il s'inscrit dans un genre prolifique, pour le pire certes, mais aussi pour le meilleur, et l'auteur lui-même a sans doute dépassé ultérieurement cette œuvre ancienne...
EDIT : Alice Abdaloff en cause, et Gérard Abdaloff opine, ici.
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