L'Herne, n° 12. Lovecraft
L’Herne, n° 12. Lovecraft, dirigé par François Truchaud, bande dessinée et illustrations de Philippe Druillet, traduction de l’anglais par Jacques Parsons et François Truchaud, Paris, L’Herne, coll. Fantastique, [1969] 2e éd. 1984, 383 p. [+ 24 p. de pl.]
Eh oui, encore un bouquin sur Lovecraft (je suis loin d’en avoir fini, j’en ai encore tout un paquet dans ma commode de chevet…). Mais pas n’importe lequel : c’est que ce gros volume qu’est le douzième cahier de L’Herne, dirigé par François Truchaud, a acquis au fil des années une dimension « mythique » (aha), et constitue un repère fondamental dans l’exégèse française concernant le maître de Providence ; il s’agit à vrai dire presque d’un commencement. Aussi, merci mille fois à qui de droit, ça faisait vraiment longtemps que je voulais lire la bête.
Cependant, ce Lovecraft est donc paru pour la première fois en 1969 (ça remonte), et j’en ai lu pour ma part sa réédition de 1984. Et, autant le dire tout de suite, cela constitue en définitive un fâcheux problème… C’est que l’ouvrage, séminal certes, est daté. Pour parler franchement, il a même atrocement vieilli, et mal… Et le fait (indéniable) qu’il y ait du (très) beau monde à l’affiche ne suffit pas à rattraper le coup, comme on va pouvoir le constater très bientôt.
Ce cahier de l’Herne, outre ses 24 pages de planches riches en documents iconographiques et autres illustrations (dont pas mal de Philippe Druillet), est constitué de quatre parties : on commence par la « partie française » (la plus longue), on poursuit avec des textes (alors) inédits de H.P. Lovecraft himself, puis on passe à la « partie anglo-saxonne » (américaine pour l’essentiel), avant de conclure sur une longue bibliographie, bien évidemment obsolète aujourd’hui. Hélas, ce n’est pas le seul texte de ce gros volume à avoir été frappé d’obsolescence…
Mais détaillons par le menu. On commence en toute logique avec le directeur de l’ouvrage, François Truchaud, qui nous livre « The Dream-Quest of Howard Phillips Lovecraft ». Et ça commence mal : ce texte est en effet atrocement mal écrit, confus, daté et bourré d'erreurs, factuelles comme d’interprétation…
Pierre Versins signe trois communications ; mais « Les Débuts de Lovecraft dans « Weird Tales » » n’est en fait, pour l’essentiel, qu’une reproduction de la célèbre lettre de Lovecraft à Weird Tales accompagnant « Dagon », etc., telle qu’elle a été publiée dans le pulp. Un document intéressant, mais on aurait aimé un peu plus de commentaire… « Une surhumaine tragédie, ou le Roman d’Amour Manqué de Lovecraft » est le seul véritable « article » de l’auteur de la fameuse Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction ; c’est un ensemble passablement foutraque de « documents et réflexions » sur l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft (le « roman d’amour » étant celui « entre le Chercheur et la Connaissance ») ; c’est plus ou moins intéressant selon les passages, un article franchement bancal. Et j’ai bondi quand j’y ai vu Lovecraft qualifié « d’idéaliste »… Reste enfin « Lovecraft et l’indicible », qui est un simple florilège, à l’intérêt pour le moins douteux…
Un gros morceau ensuite, avec « Entre le fantastique et la science-fiction, Lovecraft », long article (le plus long du volume) de Gérard Klein au titre éloquent. On y trouve tout d’abord des tentatives de définitions opposées du fantastique et de la science-fiction ; l’auteur suppose que le fantastique est condamné à très brève échéance en raison de son usage de « valeurs médiévales », alors que la science-fiction, reposant sur « l’idéologie de la science », ne peut que progresser. Bon, pour la prospective, c’est donc un peu contestable… Mais ce n’est pas cette partie qui fait l’intérêt de l’article. En effet, cela débouche sur une analyse sociologique et économique des deux genres dans leurs « époques » respectives (notamment dans le cas français, mais là aussi je suis doute…), et de l’œuvre de Lovecraft (correspondant à une « transition dans la société »). L’analyse est loin d’être inintéressante, mais à nouveau très contestable, et ne prend en compte ni le racisme, ni la réaction (ou alors tardivement pour cette dernière, quand l’auteur s’intéresse au « temps », mais pour mieux l’écarter…). On aura l’occasion de revenir sur ce point. Je relève que le traitement du thème des « apparences » est assez intéressant. Mais on y trouve quelques éléments qui prêtent davantage à débat (ou pas…) ; ainsi, une erreur quant à la perception du fascisme, un déroutant « Comme tous les libéraux, Lovecraft… », ou encore, à la fin, des propos sur le rapport de Lovecraft à Marx qui m’ont laissé plutôt sceptique… Bref : un article certes pas inintéressant, d’autant qu’il a le bon goût de se montrer original et ambitieux (eh : c’est Dieu, déjà…), mais pas toujours très convaincant – c’est le moins qu’on puisse dire –, et surtout terriblement daté. Pourtant, même si je n’y adhère donc pas à 100 %, loin de là, même, je suis maintenant persuadé qu’il s’agit là de la communication la plus intéressante de la « partie française », voire du cahier dans son ensemble.
C’est que le reste a régulièrement de quoi laisser perplexe… En témoigne immédiatement Claude Ertal, lequel, avec « Démons et Merveilles. Rêve ou Écriture », livre pour sa part le plus mauvais article de la « partie française », ce qui fait comme un contraste. Déjà, ça commence mal : l’auteur se fonde sur le titre français Démons et Merveilles pour son analyse, et suit la chronologie – fausse – de ce recueil… Il débute ainsi par « À travers les portes de la clef d’argent », sans s’inquiéter deux secondes du rôle d’E. Hoffmann Price. Et tout cela débouche très vite sur un ensemble d’inepties pseudo-philosophico-psychanalytiques, où l’auteur ne retient que ce qui l’arrange dans le texte français… Le projet est complètement crétin à la base ; rien d’étonnant à ce que le résultat le soit également. On notera pour le plaisir, comme Herbert Léonard et Julien Lepers, les schémas à la con qui ne servent à rien, le ton pédant, et les lieux communs concernant les figures du père et de la mère sur lesquels tout cela débouche (quand ça débouche sur quelque chose). Michel Le Bris, avec « La Lettre ou le désir », s’intéresse lui aussi à Démons et Merveilles à nouveau ; c’est une analyse en partie philosophique et plus ou moins cryptique et plus ou moins convaincante sur l’écriture et sa signification. Mais là aussi, l’article traite surtout de psychanalyse, et on y retrouve les figures du père et de la mère… On relèvera l’opposition avec Jacques Bergier (et Lovecraft lui-même) sur ce point. Pour le reste, cet article qui cite volontiers Derrida, Lacan, etc., est moins agaçant que le précédent (un peu…), mais tout de même un peu redondant. Il se montre en outre très sévère à l’encontre de Lovecraft, et colle une fâcheuse migraine (l’interminable dernière note est imbitable)…
Francis Lacassin, dans « Lovecraft et les trous de la toile peinte », cherche à situer Lovecraft dans le fantastique ; il relève ainsi les convergences et divergences avec Borges, Poe, etc. Il y a des considérations intéressantes sur la peur et la mort, mais l’interprétation « métaphysique » est erronée (religion, occultisme).
Hubert Juin, avec « Les Potences de Salem », livre une lecture vaguement derlethienne (avec des « dieux bons »), de Démons et Merveilles pour l’essentiel, oui, encore. L’article part un peu dans tous les sens. On y note quelques points significatifs, comme l’importance des sens ou l’absence des femmes, sur lesquels on a beaucoup glosé depuis, et l’on s’interroge, à plus ou moins bon droit, sur la volonté de faire dans l’œuvre totale.
« La Passion selon Satan » est un extrait d’un livre de Jacques Sadoul dédié à HPL. C’est au mieux sans intérêt, au pire ridicule…
Jacques Bergier donne ensuite « H.P. Lovecraft ce grand génie venu d’ailleurs » : il s’agit en fait de la préface de Démons et Merveilles (toujours). L’auteur y prétend entre autres que, en dehors de ce livre « partiellement autobiographique », l’œuvre de Lovecraft ne nous apprend rien sur lui (!) ; il s’étend sur l’érudition supposée de Lovecraft, qui était censé connaître quatre langues africaines et des dialectes (!) et connaître à fond Freud (!), sans y croire cependant (de même que, pour d’autres raisons, il rejetait l’occultisme) ; on respire un peu mieux quand Bergier décrit Lovecraft comme un matérialiste convaincu. Il n’en reste pas moins que ce texte fourmille d’erreurs biographiques, et défend la chronologie du recueil comme étant celle des récits…
Suivent plusieurs textes très courts. Napoléon Murat, avec « Rêve et création chez Lovecraft », met fiction et correspondance sur le même plan… et aboutit à des lieux communs. « On disait… » d’Yves Rivière est plutôt juste, mais sans grand intérêt. François Kienzle, avec « Lovecraftiana », livre un pastiche (poème en prose ?) ridicule. Le « Témoignage » de Thomas Owen est sans intérêt (sauf peut-être dans son éventuelle mais très vague allusion au racisme ? ce serait dans ce cas la seule de toute la « partie française »…). Sans intérêt de même, « Le Royaume noir » de Georges Keller.
On passe alors à trois articles de Jacques Van Herp : « Une source de Lovecraft : Le Diable au XIXe siècle », est rigolo mais pas vraiment pertinent ; on y relève quelques erreurs factuelles, mais aussi le thème de la dégénérescence. « L’Univers de H.P. Lovecraft » est un texte bourré d’erreurs factuelles et d’interprétation ; on y apprend ainsi que « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » est la dernière œuvre de Lovecraft (!!!), on s’y livre plus ou moins à une vague assimilation chrétienne par le biais de Derleth, on y affirme catégoriquement et sans doute bien trop vite que « Lovecraft n’est pas un auteur de science-fiction », que les odeurs sont absentes dans ses textes (!) et que de manière générale Lovecraft ne s’adresse pas aux sens (!!!). Bref, c’est un tissu d’absurdités… Reste « Lovecraft, Jean Ray, Hodgson », qui relève des ressemblances dans les œuvres de Lovecraft et et de Jean Ray, sans conclure à une influence réciproque ; par contre, il y aurait peut-être une influence commune de William Hope Hodgson. Le niveau remonte, mais c’était pas dur…
Yak Rivais, avec « The bottom – at last ! », fait dans le vaste fourre-tout plus ou moins pertinent selon les passages, mais surtout très pénible à lire du fait de son caractère lapidaire...
Quant à « Une multitude d’immensités par delà la porte du profond sommeil » de Marcel Béalu, c’est un texte inutile, limite faux, et pas bien malin dans sa conclusion. On y affirme encore une fois que Lovecraft n’est pas un auteur de science-fiction.
Suit une partie cinématographique. Après une très brève présentation générale de la problématique par François Truchaud, on entame l’analyse avec Michel Caen et « Lovecraft / cinéma » : un article trop bref, et inévitablement obsolète dans ses considérations « purement » lovecraftiennes ; par contre, l’idée qui y est avancée que La Maison du Diable et 2001 l’odyssée de l’espace sont des films lovecraftiens me laisse perplexe (pas qu’un peu). Jacques Van Herp, avec « Le Cinéma et Lovecraft en forme de filmographie commentée », livre une communication là encore inévitablement obsolète, et un peu redondante, mais pas inintéressant pour ce qui est des films « para-lovecraftiens ». Enfin, Georges Keller & François Kienzle donnent un « Essai de synopsis (d’après L’Affaire Charles Dexter Ward) » : On y trouve décrites trois scènes ; c’est absolument sans intérêt.
On le voit : le bilan de la « partie française » n’est pas vraiment glop…
On passe alors aux textes (alors inédits) de H.P. Lovecraft himself, avec tout d’abord une sélection de « Lettres », toutes consacrées aux rêves ; on y trouve notamment les sources de textes tels que « Le Témoignage de Randolph Carter » ou « Nyarlathotep » (voir plus loin), ou encore l’évocation des « maigres bêtes de la nuit » (sous une autre traduction). C’est très intéressant (enfin !). « Le Combat qui marqua la fin du siècle » est un texte parodique offert aux proches de Lovecraft (qui niait en être l’auteur) ; intérêt purement anecdotique. Suivent de longues « Suggestions pour un guide du lecteur », qui nous renseignent (plus ou moins, sans doute…) sur les lectures et centres d’intérêt de l’auteur ; c’est assez pénible à lire, mais présente un certain intérêt documentaire. Un autre essai ensuite, mais autrement plus bref : « Ce qui doit se dire en vers » ; le titre est éloquent, mais l’article ne présente guère d’intérêt… On a alors droit à une sélection de « Poèmes », en anglais : « Mother Earth », « Oceanus », « The City », « The Bells », « The Port » et « Continuity » (je me sens incapable de les juger). « Nyarlathotep » est un texte très court, basé sur un rêve (donc), à la limite du poème en prose, vraiment pas terrible. « Souvenir » est une très brève vision onirique post-apocalyptique et édifiante. « Le Terrible Vieillard », passablement xénophobe, ne présente pas grand intérêt. « L’Image dans la maison déserte », par contre, pour être vaguement raciste, est un texte correct. Quant à « Dans le caveau », c’est une nouvelle fantastique très classique, moraliste, prévisible et bavarde.
On attaque alors la « partie anglo-saxonne ». Bien évidemment, on commence par August Derleth, dont on trouve tout d’abord des « Précisions biographiques » : c’est trop court pour être vraiment intéressant, malgré l’abondance de notes ; le conservatisme de Lovecraft y est évoqué, mais l’auteur fait l’impasse sur son racisme. « Genèse d’une mystification » traite de la croyance en l’authenticité du Necronomicon ; amusant…
Suivent deux courts poèmes, en anglais : « The Dream And The Shadow » de Robert E. Howard, et « H.P.L. » de Henry Kuttner ; là encore, je me sens incapable d’en parler.
« As A Small Boy... » de Robert Bloch ne présente guère d’intérêt (si ce n’est son affirmation que Lovecraft n’était pas du tout un « reclus », contrairement à ce qu’affirme, encore de nos jours, la légende).
« Creeps By Night » de Dashiell Hammett est l’introduction d’une anthologie d’histoires mystérieuses, mais ne traite pas de Lovecraft en particulier.
« À la recherche d’H.P. Lovecraft » de J. Vernon Shea n’est pas reproduit dans son intégralité (pourquoi ?) ; c’est un texte largement biographique, surtout dans une perspective psychologique : l’auteur y évoque une mère castratrice, affirme que ni Lovecraft ni ses amis n’étaient homosexuels (il y avait alors une polémique à ce sujet, et l’auteur la jugeait « injurieuse »…), reconnaît que Lovecraft était antisémite, mais seulement dans sa jeunesse, évoque son dégoût de la mer, et s’interroge sur une éventuelle claustrophobie ; un texte assez sévère sur l’œuvre de Lovecraft.
Suit un nouvel article franchement inepte, avec William Scott Home et « Les « Livres » de Lovecraft » : c’est largement incomplet, et, surtout, ça met tout sur le même plan, le réel comme le fictif !
John E. Vetter livre une assez longue communication sur « Les Illustrateurs de Lovecraft » (évidemment obsolète là encore, de même que les communications cinématographiques précédemment évoquées) : un article bourré de superlatifs et de contradictions, assez franchement réactionnaire (notamment dans son introduction) et livrant d’ailleurs quelques développements sur la réaction chez Lovecraft. La conclusion pour le moins déconcertante…
Le pire article de cette partie est cependant dû à la plume d’Andrew E. Rothovius : « Lovecraft et les mégalithes de la Nouvelle-Angleterre » pue l’histoire secrète, voire l’idée d’un « Lovecraft initié » ; c’est un abominable fatras de conneries et de suppositions sans fondement…
On remonte heureusement le niveau avec Fritz Leiber et son « Voyage à Arkham et vers les étoiles » : c’est une nouvelle hommage saturée de références, et plutôt rigolote. On notera que le racisme de Lovecraft y est suggéré. Dommage que la traduction soit aussi mauvaise (ou, plus exactement, non conforme aux traductions « classiques »).
« Promenades avec H.P. Lovecraft » de C.M. Eddy Jr. ne présente pas grand intérêt…
Quant au « Lovecraft In Retrospect » de J. Ramsey Campbell, c’est un court texte extrêmement sévère, où l’auteur brûle ce qu’il a adoré, mais de manière pas vraiment pertinente, je trouve...
Suit une longue « Bibliographie » évidemment obsolète.
Et si François Truchaud, dans sa « Postface » de 1984, déborde d’autosatisfaction, il n’en reste pas moins que ce cahier de L’Herne, pour être séminal indiscutablement, m’a terriblement déçu, en ce qu’il a atrocement vieilli (« mal vieilli » serait un pléonasme) ; la critique lovecraftienne a heureusement fait bien des progrès depuis, outre-Atlantique comme de par chez nous ; aussi ce Lovecraft est-il aujourd’hui d’une lecture assez pénible, rarement pertinente, et ne présente plus guère d’intérêt qu’historiographique (ou en tant que pièce de collection)… C’est dire si on peut s’en passer. Déçu, déçu…
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