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"L'Invisible et autres contes fantastiques", d'Erik Kriek & H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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KRIEK (Erik) & LOVECRAFT (H.P.), L’Invisible et autres contes fantastiques, [Het Onzienbare], traduit du néerlandais par Johanna Schipper, préface de Gerard Soeteman, postface de Milan Hulsing, [Arles], Actes Sud, coll. L’An 2, 2012, 111 p.

 

L’horreur selon Lovecraft, c’est un fait qui a été souvent noté, n’a le plus souvent rien de « psychologique » ou « suggestif » : elle est matérielle, foncièrement graphique. Peu importe à cet égard, ainsi que l’avait noté si je ne m’abuse Michel Houellebecq dans  sa lecture, si les narrateurs lovecraftiens sont parfois les premiers à remettre en question leur santé mentale, et à supposer que ce qu’ils ont vu n’était peut-être que le fruit de leur imagination délirante. Non : les personnages lovecraftiens ont bien pour fonction de percevoir, et, malgré qu’ils en aient, le lecteur, lui, sait que tout cela est vrai. Aussi l’horreur lovecraftienne fait-elle un usage abondant de tous les sens, la vision n’étant pas le moindre. Les monstres et entités qui pullulent dans l’œuvre du Maître de Providence, aussi invraisemblables soient-ils, aussi délirants et démesurés, prennent chair sous sa plume. Ils ont une corporalité, une véracité graphique, empruntant parfois la forme de longues descriptions cliniques, où la folie convole avec la science (pensons notamment à la fameuse scène de dissection des « Montagnes hallucinées »).

 

Ce qui ne va pas sans poser problème dès lors qu’il s’agit d’adapter « visuellement » Lovecraft. La description littéraire laisse la place à l’imagination, aussi précise soit-elle. Le lecteur peut se faire sa propre idée de Cthulhu ou des shoggoths, une idée probablement un brin nébuleuse, mais néanmoins suffisante pour exprimer l’horreur. Mais quand il s’agit de représenter graphiquement, de montrer l’horreur, les arts visuels encourent le risque de se montrer défaillants. Cela explique sans doute pour une bonne part la difficulté d’adapter Lovecraft de manière convaincante, que ce soit au cinéma (où le résultat est plus qu’à son tour ridicule… parfois volontairement) ou, ce qui nous intéresse aujourd’hui, sous forme de bande-dessinée.

 

Plus d’un s’est essayé à adapter Lovecraft en BD, et plus d’un s’y est cassé les dents. Je me souviens notamment d’un volume d’adaptations par un (ou des ?) dessinateur(s) italien(s) dont le nom m’échappe, et qui était au mieux médiocre. A contrario, un génie tel que Breccia a pu livrer des adaptations hautement convaincantes, mais en contournant la difficulté de montrer ce qui ne saurait l’être (grâce à une technique sublime mêlant dessin et collage, laissant la monstruosité et le délire dans un délicieux clair-obscur).

 

Le dessinateur néerlandais Erik Kriek a, à son tour, décidé de tenter l’expérience. Il en est résulté cette BD publiée par Actes Sud dans la collection L’An 2, et reprenant cinq textes de Lovecraft : « Je suis d’ailleurs », « La Couleur tombée du ciel », « Dagon », « L’Invisible » (c’est-à-dire « De l’au-delà ») et enfin « Le Cauchemar d’Innsmouth ». Kriek a donc dû se poser la question de la représentation graphique de l’horreur lovecraftienne, et a pris le parti de montrer, de manière bien plus frontale qu’un Breccia. Il faut dire que, s’il use lui aussi du noir et blanc, c’est d’une manière radicalement différente, mêlant influences underground américaines et ligne claire, avec un certain brio, d’ailleurs. Cependant, ce parti-pris me paraît plus ou moins pertinent selon les cas, et explique sans doute pour une bonne part mon impression mitigée au sortir de ce recueil.

 

Ainsi, je le trouve plutôt inapproprié pour « Je suis d’ailleurs ». Si Erik Kriek a le bon goût de garder pour la dernière case – une pleine page, en fait – la « révélation » du titre, il se montre à mon sens bien trop démonstratif lorsqu’il évoque le périple de « l’Outsider ». Le trait est joli, l’ambiance – passablement gothique – est des plus appréciables, mais l’ambiguïté qui fait une partie non négligeable du charme de la nouvelle de Lovecraft n’est ici plus de mise, et on peut le regretter.

 

Rien à redire, par contre, sur l’adaptation de « La Couleur tombée du ciel ». Cette fois, le trait se révèle particulièrement approprié, et le choix de montrer tout à fait judicieux. L’horreur suinte littéralement de cette adaptation fort réussie d’une des plus brillantes nouvelles de Lovecraft, qui constitue à mon sens et de très loin le sommet de ce recueil.

 

« Dagon », un texte à mon avis trop court pour donner un résultat intéressant sous cette forme, convainc beaucoup moins ; l’apparition – très graphique, donc – de la colossale créature embrassant le monolithe est réussie, mais le tout laisse un peu froid…

 

« L’Invisible », de même, ne présente en ce qui me concerne qu’un intérêt très limité, mais la faute en incombe cette fois davantage à Lovecraft qu’à Erik Kriek – qui parvient à en tirer de jolies planches. C’est que j’ai toujours trouvé cette nouvelle assez franchement mineure, pour ne pas dire ratée… Cela dit, le résultat est quand même autrement plus séduisant que le pathétique (bien qu’étrangement culte) From Beyond de Stuart Gordon…

 

Reste enfin « Le Cauchemar d’Innsmouth », assurément un des plus grands textes lovecraftiens. Et, cette fois, je trouve que le choix de montrer se révèle pour le moins inapproprié : le narrateur affiche très tôt le « masque d’Innsmouth », quand bien même c’est à un degré moindre que chez les répugnants habitants du petit port de Nouvelle-Angleterre (là, le dessinateur en fait trop) ; et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, j’aurais donc envie d’adresser à cette adaptation le même reproche qu’à celle de « Je suis d’ailleurs » : Erik Kriek lâche le morceau bien trop tôt… C’est d’autant plus regrettable qu’il sait à l’occasion mitonner de jolies scènes (l’horreur panique de la chambre d’hôtel, par exemple, est très bien rendue) ; mais la fin me paraît là aussi trop démonstrative.

 

Bilan mitigé, donc, pour ce volume d’adaptations en BD. Pour ceux qui ne connaissent pas Lovecraft, cela peut à la limite constituer une porte d’entrée correcte – surtout pour ce qui est de « La Couleur tombée du ciel », donc –, mais c’est tout de même très critiquable. Assez beau, oui, mais pas toujours très pertinent. Avis qui n’engage bien évidemment que moi… Mais, si vous cherchez de bonnes adaptations lovecraftiennes en BD, de préférence à ce volume bancal, je vous conseillerais donc le magnifique travail de Breccia. Un tout autre style, mais bien plus convaincant à mon sens.

CITRIQ

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L
Après avoir feuilleté (par devoir) cette BD, j'avoue que je te trouve vraiment clément.<br /> Comme tu le remarques, l'auteur ne peut pas s'empêcher de lâcher le morceau précocement là où Lovecraft ne fait que suggérer et ne donne du concret qu'au moment où son récit atteint son<br /> apothéose.<br /> Peut-être que le fait que je sois entré dans l’œuvre de Lovecraft avec la saisissante Couleur tombée du ciel me rend trop exigeant, mais j'ai trouvé l'adaptation de l'auteur très mal foutue,<br /> superficielle, ne réussissant pas à emmener son lecteur dans les profondeurs de l'horreur comme sait le faire le Maître.<br /> Bref, comme le dit très bien Momo dans le sketch sur les radios libres des Inconnus : "Ça m'excite rien du tout".
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N
<br /> <br /> Clément, je ne sais pas... Peut-être, mais, en même temps, je ne dis vraiment du bien que d'une seule des cinq adaptations... Mais je plaide coupable : "La Couleur tombée du ciel", j'ai trouvé ça<br /> bien.<br /> <br /> <br /> <br />