"La Carte et le territoire", de Michel Houellebecq
HOUELLEBECQ (Michel), La Carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010, 428 p.
Ça y est, je l’ai lu, ce dernier roman du Terrible Michou. Celui dont on dit qu’il fait l’unanimité de la critique pour lui, et auquel on prédit déjà le Goncourt. Ce qui ne l’empêche pas de se faire démolir la gueule par ailleurs, comme d’habitude : eh ! nous parlons d’un roman du Terrible Michou…
Mais moi, coming-out – enfin, pas vraiment : j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire à plusieurs reprises – je l’aime bien, Houellebecq ; je l’aime beaucoup, même. Et ce depuis Les Particules élémentaires, quand bien même je suis remonté ultérieurement à ses premiers ouvrages. À vrai dire, il ne se passe pas un an sans que je relise son (court) essai sur Lovecraft, qui me paraît d’une perfection formelle rare. Et j’ai par la suite lu tout ou presque de la production du bonhomme (c’est-à-dire pas son machin avec BHL, parce que faut pas déconner, non plus ; là, j’ai pas compris la blague…) ; chaque fois avec intérêt, si ce n’est toujours avec le même enthousiasme, car il y eut bien des déceptions : Plateforme, Lanzarote, ne valent pas Extension du domaine de la lutte, sans parler des Particules élémentaires ou de La Possibilité d’une île, à mon sens son chef-d’œuvre (je jette un voile pudique sur sa polésie, hein… ses essais sont par contre souvent intéressants). Mais, oui, chaque fois avec intérêt : dans tous ses livres, même les moins bons, Houellebecq avait quelque chose à dire ; même dans Plateforme, où il avait pourtant tendance à se pasticher lui-même, ce qui en fait son moins bon roman à mes yeux.
Aussi attendais-je avec une certaine impatience son nouveau roman. Mais une impatience mêlée d’anxiété, je ne le cacherai pas : je craignais en effet que Houellebecq se répète, qu’il ne fasse qu’appliquer une fois de plus les mêmes codes, que traiter des mêmes sujets, ce qui, à mon sens, aurait été une grave erreur après l’apothéose constituée par La Possibilité d’une île, roman que j’envisageais comme mettant un terme à un « cycle ». Peut-être est-ce pour cela que Houellebecq nous a fait mariner aussi longtemps. Car – je peux d’ores et déjà le dire – il ne s’est heureusement pas répété. Pour dire les choses simplement, il ne parle (quasiment) pas de sexe dans son dernier roman, et c’est tant mieux ; ce qui est parfois regrettable, par contre, c’est que son style s’est un tantinet affadi au passage, et que l’ensemble est nettement moins jubilatoire que ce que l’on avait pu lire de lui auparavant. Ces changements, il faut le reconnaître, n’ont pas été sans soulever d’énormes difficultés et ne sont pas forcément faciles à accepter – problème dont l’auteur est conscient et traite ouvertement dans son roman (p. 158, après un ironique « J’espère que Houellebecq va faire un bon texte… » – mais j’y viens) :
« C’est une grosse partie qu’on joue, tu sais. C’est très difficile de faire accepter une évolution artistique aussi radicale que la tienne. Et encore, je crois que c’est dans les arts plastiques qu’on est le plus favorisés. En littérature, en musique, c’est carrément impossible de changer de direction, on est certain de se faire lyncher. D’un autre côté si tu fais toujours la même chose on t’accusera de te répéter et d’être sur le déclin, mais si tu changes on t’accuse d’être un touche-à-tout incohérent. »
Car La Carte et le territoire est entre autres un roman sur le déclin et le changement, pétri des interrogations de son auteur, qu’on n’a jamais senti aussi investi dans son œuvre… alors qu’il y apparaît à la troisième personne. Procédé qui m’a paru étrange au premier abord de la part de Houellebecq, qu’on sentait d’habitude plutôt à la première personne ; c’est peut-être idiot, mais je n’ai pu m’empêcher de penser à Paul Auster… Mais nous y reviendrons plus tard.
La Carte et le territoire se présente plus ou moins comme la biographie de l’artiste (photographe, peintre, vidéaste) mondialement connu Jed Martin, qui court en gros de nos jours jusque vers le milieu du XXIe siècle. C’est donc un roman d’anticipation à court terme, obéissant tout d'abord à une structure en flashbacks. En effet, nous faisons la connaissance de Jed à un moment crucial de sa carrière, alors qu’il achève sa série de tableaux des « métiers » par un « raté » et se décide à contacter l’écrivain Michel Houellebecq pour dresser le catalogue de sa prochaine exposition – celle qui le rendra célèbre – et, mais il ne le sait pas encore, pour en faire le portrait.
Mais nous revenons avec lui en arrière, au tout début de sa carrière. Nous le suivons dans ses relations tumultueuses avec son architecte de père, puis entamer sa série de photographies de cartes Michelin qui donnent son titre au roman, pastichant Korzybski et sa sémantique générale – son premier travail d’envergure. Nous connaissons ainsi ses deux seules amours – Geneviève, tout d’abord, puis, surtout, la divine Olga. Et, quand celle-ci quitte la France pour la Russie, nous le voyons abandonner tous ces travaux photographiques pour entamer, en peinture, la série des « métiers » qui devait le rendre mondialement célèbre – et s’achever par « Michel Houellebecq, écrivain ».
La confrontation des deux personnages ne manque pas de sel, et Houellebecq ne se montre guère complaisant envers lui-même – même si l’on pourrait lui reprocher une tendance à l’auto-apitoiement, j’imagine. Beau portrait d’un dépressif, en tout cas.
Et puis, subitement, nous changeons de point de vue. J’imagine que ce n’est un secret pour personne, mais disons spoiler à tout hasard : Houellebecq est assassiné, de manière particulièrement atroce. Le roman prend alors des allures de polar mâtiné de gore, qui ont de quoi laisser perplexe, avant de retourner à Jed Martin et à son œuvre ultime, à la fin de sa vie.
Disons-le tout de go : La Carte et le territoire disposait de tous les ingrédients pour être un très grand roman sur l’art, le changement, le déclin et la dépression. En l’état, ce n’est pourtant qu’un Houellebecq, non pas franchement mauvais, mais, disons, mineur. Meilleur à mon sens que Plateforme, mais nettement inférieur aux Particules élémentaires et à La Possibilité d’une île. Comme toujours chez Houellebecq, les réflexions pertinentes et saisissantes ne manquent pas ; fait davantage nouveau, on y trouve d’assez nombreuses scènes authentiquement poignantes.
Hélas, ces atouts indéniables se voient contrebalancés par de très agaçants tics d’écriture, qui donnent un peu l’impression d’un Houellebecq faisant son Houellebecq sans même y croire : ici, je pense notamment à cette pénible manie du name-dropping et de l’ingérence de people dans le bouquin, franchement insupportable, a fortiori quand le people en question est le cabot Beigbeder, tout simplement à baffer. Je noterais également que le style de Houellebecq, qui m’avait jusqu’alors toujours frappé par sa justesse, son remarquable sens de la formule, son talent pour le mot parfait, m’a paru dans ce roman bien plus fade que d’ordinaire, pour des raisons qui m’échappent encore.
Sur le fond, la tendance à l’autodestruction de Houellebecq pourra sans doute en agacer plus d’un – et l’égocentrisme qui accompagne presque nécessairement la dépression aussi. Mais, pour des raisons qu’il sera sans doute inutile d’expliquer, je suis ici solidaire du Terrible Michou. J’ai trouvé plus gênant que cette, euh, « négation du vouloir-vivre », comme disait l’autre, débouche sur un sous-polar dont on se demande un petit peu quelle est la raison d’être. C’est d’autant plus dommage que la fin – qui nage en pleine science-fiction – est tout à fait sublime…
La Carte et le territoire est donc un roman bancal, et certainement pas le meilleur de son auteur. S’il gagne effectivement le Goncourt ou tout autre prix du même genre, j’accorderai volontiers aux détracteurs du Terrible Michou que cela relèverait de l’imposture pure et simple. Mais je ne les suivrai pas dans leur acharnement à l’encontre de ce roman et de son auteur : non, La Carte et le territoire n’est pas un pathétique étron pseudo-littératurant dénué de style comme d’intérêt ; c’est même un roman plus que correct : simplement décevant eu égard à ce qu’il promettait. Et non, Houellebecq n’est pas un imposteur : c’est un écrivain plus que respectable, et qui vaut bien mieux que la caricature qu’on en dresse trop souvent (et qu’il a contribué à dessiner, certes).
Doit-on par contre en conclure que Houellebecq est fini ? À s’en tenir à son portrait dans le roman, on pourrait effectivement le croire au bout du rouleau… Mais, après tout, ce n’est qu’un roman. Et, après le mauvais Plateforme, il y eut l’excellent La Possibilité d’une île. Alors wait and see…
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