"Là", de Ian Monk
MONK (Ian), Là, Paris, Cambourakis, coll. Poésie, 2014, 171 p.
Je vieillis.
Ma mémoire me joue des tours.
L’autre jour, quand ma libraire préférée m’a (perfidement et de manière foncièrement intéressée) fait remarquer qu’un nouveau Ian Monk était sorti, ma première réaction a été un bête : « Euh, je ne crois pas en avoir jamais lu quoi que ce soit… »
Et puis TILT !
Plouk Town, bien sûr !
Comment avais-je pu oublier. Pour une fois, et ce grâce à l’IMMENSE Nicolas Richard, j’avais lu et aimé… de la poésie. Oui. De la POÉSIE ! Bon, un peu spéciale, certes. Oulipienne, qui plus est. Mais de la poésie. J’avais vraiment beaucoup aimé ce recueil incantatoire-PMU, qui savait dégager la beauté et l’émotion, avec aussi une bonne dose d’humour, du quotidien le plus banalement sordide.
Alors, forcément, je me suis empressé de parcourir ce joli Là. Et j’ai laissé le charme agir, avec autrement plus de plaisir que pour un déodorant. Quelques « vers » (mais s’en agit-il vraiment ?) saisis ici ou là (non, Là) ont tôt fait de me convaincre qu’on était là (non, Là) de nouveau devant quelque chose de très fort.
J’ai acheté, j’ai lu. Et si – je ne m’en cacherai pas – je n’ai pas pris avec Là la même baffe qu’avec Plouk Town, si, pour dire les choses comme elles sont, ce nouveau recueil me paraît un poil inférieur, c’est néanmoins à n’en pas douter de la bonne, et j’ai pris mon pied comme de juste.
Avec de la poésie.
Non mais franchement.
Oui, mais c’est du Ian Monk. Alors, au premier contact, c’est drôle. Au deuxième, c’est terrible. Et en définitive, c’est parfaitement juste. La poésie de Ian Monk, si elle lorgne un peu moins ici (non, Là) sur le PMU, est toujours ancrée dans le quotidien le plus morose de notre triste et tragique pays d’en-France, à la langue si riche mon cul. Un quotidien fait d’envies avortées (superbe litanie des « je veux », dans la partie X, à mon sens le point d’orgue du recueil), d’amours nécessairement frelatées, de vies qui s’avancent péniblement vers la mort et rien d’autre, de soap operas à la con, enfin, qui viennent entrelarder le tout.
Là, qu’on se le dise, on regarde la télé, et notamment Les Feux de l’amour. Ce qui m’a rappelé, personnellement, une mienne tatie Parkinson, non sans émotion. Là, il y a des petits jeunes sans avenir, des mamies qui n’en ont bien évidemment pas davantage, et au milieu la horde des entre-deux-âges qui turbinent, ou plus souvent chôment, entre deux matches de foot ou, ce qui revient au même, deux pornos télévisés. Là, on se demande où t’as caché la putain de télécommande, merde, y a bientôt Question pour un champion qui commence (autres réminiscences…).
Là, on fait toujours dans l’incantatoire, même si c’est de manière moins systématique que dans Plouk Town. Là, on malmène le français avec adresse pour lui faire dire le vrai sous la couche de crasse (de cette langue extrêmement riche mon cul). Là, on se pose des questions, on a les sentiments à fleur de peau, on fait de la poésie en sifflant des bières, on suscite le Beau avec une putain de majuscule au détour d’un « vers » avorté (lui aussi), dans un enchaînement perpétuel qui se joue des limites. Là, on s’impose des contraintes (eh), mais pour mieux s’en jouer, peut-être.
Là, c’est tellement fort-drôle-triste qu’on a envie de lire à voix haute, sans pouvoir s’arrêter, sans jamais reprendre son souffle. Là, on a envie de tout citer (et de faire chier les camarades qui n’y sont pas forcément sensibles, ai-je cru comprendre). Là, je vais vous en balancer dans la gueule, comme ça, parce que je ne sais décidément pas parler de poésie, et qu’un extrait vaut mieux que mes pathétiques tentatives d’en rendre compte.
IX/I
Le premier outrage tu t’en souviens même pas
Tu étais pas encore là en fait et pour
Cause parce que c’est toi qu’on faisait
Le deuxième outrage tu t’en souviens pas non
Plus c’est les tubes de Johnny te faisant
Gigoter dans ce ventre de plus en plus étroit
Le troisième outrage c’est le goût de nicotine
De Long Island Ice Tea puis plus rien pour
Longtemps sauf des tisanes dégueus puis de la Hépar
Le quatrième outrage c’est un coup de queue dans
Ta tête puis dans tes fesses quand tu essaies
De te retourner pour éviter cette chose bizarroïde là
Le cinquième outrage c’est cette lumière blafarde cette
Odeur aseptique ces bruits de métal ce goût dans
L’air cette sensation de tissu sur ta peau
Le sixième outrage c’est la dernière tétée au
Sein familier plus de chair plus de chaleur plus que
Du caoutchouc poisseux et pour si longtemps encore
Le septième outrage c’est ta première claque de
Nulle part comme ça comme l’éclair d’un
Ciel si nouveau et mauve et étrange et beau
Le huitième outrage c’est ta première dent qui
Perce tes gencives gratouille ta langue empêche tes vieux
De dormir qui arrache la peau de tes fesses
Le neuvième outrage c’est ta première maladie infantile
Avec tes premiers boutons qui grattent nez qui coule
Gorge qui brûle tête qui bourdonne yeux qui collent
Le dixième outrage c’est ton premier jour à
L’école parmi tous ces mômes qui braillent qui
S’embêtent ces adultes qui s’énervent s’emmerdent
Le onzième outrage c’est ton premier repas à
L’école ces choses étranges qui portent les mêmes
Noms mais pas les mêmes odeurs que chez toi
Le douzième outrage c’est la découverte que le
Père Noël n’existe pas qu’on t’a
Menti pris pour un con et surtout tes vieux
Le treizième outrage c’est la découverte que le
Bon dieu n’existe pas qu’on t’a
Menti pris pour un con comme tout le monde
Le quatorzième outrage c’est se rendre compte que
Tu vas pas vivre éternellement pas plus que ta
Famille tes copines tes copains et ton poisson rouge
Le quinzième outrage c’est ton premier amour pour
Qui tu donnerais un bras cinq ans de ta
Vie et qui sait même pas que tu existes
Le seizième outrage c’est ton deuxième amour qui
T’aime aussi ouais mais tu fous tout en
L’air en le trompant bêtement sans faire exprès
Le dix-septième outrage c’est le lendemain de
Ta dixième cuite et le fait que tout soit
Pas parti dans les chiottes de l’espace-temps
Le dix-huitième outrage c’est l’après-lycée
Là où tout devait devenir plus génial sympa adulte
Libre mais tout reste compromis terne quotidien et enfantin
Le dix-neuvième outrage c’est se rendre compte
Qu’on deviendra pas pianiste footballeur star de cinéma
Au choix sauf si le père Noël existe finalement
Le vingtième outrage c’est ta première journée de
Vrai boulot et la réalisation qu’elle est loin
Oui même très très loin d’être la dernière
Le vingt-et-unième outrage c’est devenir propriétaire
Puis le lendemain la chaudière meurt et les voisins
D’au-dessus font saigner un mouton au balcon
Le vingt-deuxième outrage c’est tous les autres
Qui avancent plus vite que toi parce que plus
Beaux cons lèche-culs polytechnicien et compagnie
Le vingt-troisième outrage c’est être obligé de
Laisser tomber la clope l’alcool le sucre le
Beurre le café pour pouvoir s’ennuyer plus longtemps
Le vingt-quatrième outrage c’est le dernier jour
De travail avant ce vide qui aurait été génial
A l’époque où tu bouffais buvais baisais encore
Le vingt-cinquième outrage c’est ta dernière maladie
Qui ruine la sécu pour si peu de temps
Finalement mais bon tu as déjà payé largement pour
Le vingt-sixième outrage c’est rester cloué au
Lit parmi tous ces gens qui bougent circulent causent
Comme si rien n’était comme si tout était normal
Puis le vingt-septième outrage après tout ça surtout
Si tu as été sage c’est qu’y
A rien nada même pas un cadeau de Noël
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