"La Fille de nulle part", de Fredric Brown
BROWN (Fredric), La Fille de nulle part, [The Far Cry], traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard de Chergé, Paris, La Découverte, coll. Culte fictions, [1951, 1984] 2006, 209 p.
J’ai pas mal (beaucoup, même) pratiqué Fredric Brown en tant qu’auteur de SF et de fantastique, ce blog miteux en témoigne. Et je m’en suis bien évidemment régalé. Mais je n’avais jusqu’à présent jamais abordé l’autre versant de l’œuvre de ce très prolifique auteur, à savoir le policier. Or, depuis quelque temps je souhaite découvrir (mais à dose homéopathique, hein) le genre ; en outre, « on » m’a dit que cette Fille de nulle part, qui semble figurer parmi les plus belles réussites de Fredric Brown dans le genre, pourrait être utile à la compréhension et/ou constituer une bonne introduction au Rouge gueule de bois de Léo « Excellentissime » Henry, que je compte lire dans les jours qui viennent. Alors, du coup, hop, c’est tipar, à donf’ dans la drepou, encore que pas vraiment puisque, en fait de drepou, on trouve surtout du blesa et du kywhis.
Commençons donc par dire que la couverture est mal choisie, et que la quatrième de couverture, c’est encore pire, et qu’elle ne doit donc pas être lue. Ajoutons que, hélas, cette « nouvelle traduction » (le roman avait connu une première édition française en 1984) me paraît franchement pas glop à vue de nez, et que j’y ai détecté a priori au moins une erreur grossière. Concluons en disant que ça n’empêche pas cette Fille de nulle part d’être un très bon bouquin.
« Au revoir », comme disait VGE.
...
Non, je vais quand même en dire plus. Mais pas trop non plus.
George Weaver est un Américain moyen, qu’on supposera tout juste quadra, ou pas loin. Une femme, Vi, qui tourne jour après jour grosse pouf alcoolo inculte et conne – il ne l’aime plus, elle ne l’aime pas davantage. Deux gamines, mignonnes, mais fatiguantes – tout ce qui maintient le couple « uni ». Weaver travaille dans l’immobilier. Enfin, travaillait. Parce qu’il a craqué. Dépression, paf. Le docteur lui a dit d’arrêter de travailler, de prendre un peu de temps pour lui, de s’occuper l’esprit à autre chose.
Alors George a quitté Kansas City et s’est mis à tracer la route. À Taos, Nouveau-Mexique, il a par hasard retrouvé un vieil ami. Et, le hasard faisant bien les choses, c’est comme ça qu’il a entendu parler de la maison où a été tuée, huit ans plus tôt, Jenny Ames – une affaire mystérieuse, jamais vraiment résolue. Il décide de s’installer dans cette maison paumée au milieu de nulle part – les montagnes sont belles, et le loyer dérisoire. Et, par désœuvrement et/ou par besoin d’argent, il accepte la proposition de son ami : enquêter à son tour sur ce vieux meurtre pour en faire un article.
Mais notre détective amateur dépressif, quoi qu’il en dise, sombre dans l’alcoolisme, ce qui ne facilite pas sa tâche. Et il entretient une relation étrange avec son sujet d’étude, mélange de fascination morbide et de répulsion instinctive. Il s’y met, pourtant. Et, après avoir enfoncé quelques portes ouvertes, il découvre une enquête originelle bâclée, et soulève de nouvelles pistes... entre deux cuites monumentales, qui le laissent ivre mort sur le plancher de sa remise, où il se planque de sa femme venue le rejoindre, elle-même faite comme un coing dans le salon ou sur le lit conjugal...
La Fille de nulle part est à n’en pas douter un brillant roman policier. Fredric Brown fait preuve d’une grande astuce dans le déploiment de son intrigue, tout roule comme sur des mécanismes bien huilés, sans faille aucune, et les, disons, quarante ou cinquante dernières pages, accumulant les révélations et retournements de situation en cascades, sont tout simplement bluffantes, témoignant d’un art narratif consommé, et d’un don pour la chute révélant le nouvelliste derrière le romancier.
Mais – j’entends déjà les hurlements des puristes – La Fille de nulle part ne se réduit bien évidemment pas à une intrigue policière, aussi palpitante et finement menée soit-elle (intelligente, aussi : il y a toute une réflexion derrière cette idée de « réouverture de vieux cas »). C’est aussi le très beau portrait d’un homme grotesque de par sa profonde humanité, avec tout le tragique de la dépression – parfaitement rendu –, puis, surtout à partir du moment où Vi rejoint George, le sordide tableau d’une descente aux enfers de l’alcoolisme. Il faut lire ces pages dérisoires où le couple vient mendier ses bouteilles de sky au voisin, où George saoule délibérément sa femme et succombe à son tour, les réveils difficiles, gueule de bois, haleine de chacal, vomissures en prime... Malgré un style plutôt médiocre (et pas très bien servi par la traduction, donc), le rendu est très fort.
Derrière tout cela, enfin, se cachent toute une brochette de fantasmes. Jenny, la jeune fille nécessairement idéale ; Charles, le tueur nécessairement fou... George, le redresseur de torts ? La tentation est grande, de passer du rôle d’enquêteur à celui de vigilante...
Mais là je commence à en dire trop. Ferme ta gueule, Nébal. Concluons donc : La Fille de nulle part, c’est bon, mangez-en.
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