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"La Jeune Fille suppliciée sur une étagère", d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

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YOSHIMURA (Akira), La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, suivi de Le Sourire des pierres, [Shojo Kakei. Ishi no Bisho], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1959, 1962, 2002] 2006, 141 p.

 

Nébal est un faible. Il suffit qu’on me conseille un livre avec un tant soi peu d’enthousiasme, et, ça ne manque pas, il faut que je le lise. Aussi, je vous en prie, faites donc comme celui qui m’a conseillé ce titre énigmatique (qui devrait considérablement augmenter la population de pervers visitant mon blog interlope) : conseillez-moi tant qu’à faire des livres courts, pas chers, et bons.

 

Car ici, pas de doute, à travers ces deux nouvelles d’Akira Yoshimura (que je découvre au passage, mais dont j’ai appris qu’il avait écrit L’Anguille, superbement adapté au cinéma par Imamura), on en a pour son argent. Expérience intense, troublante, qui suscite plus qu’à son tour le malaise (gage de qualité à mes yeux dénaturés, je vous le rappelle), avec une économie de moyens et une concision qui forcent l’admiration.

 

Les deux récits qui composent ce bref recueil sont centrés autour de la mort. La quatrième de couverture prétend que l’auteur ne se laisse pas pour autant « gagner par le sinistre ou le morbide ». Je n’en suis pas si sûr. Si j’avais pu ressentir cette impression à la lecture d’Une brève histoire des morts de Kevin Brockmeier, ici, et ce en dépit du ton relativement apaisé de la narration, surtout dans la première (et extraordinaire) nouvelle, le thème se fait obsédant, perturbant, oppressant. La mort, envisagée sous tous ses angles, du plus matériel au plus spirituel, n’y a rien de paisible. Violente, frappant trop tôt, elle ne saurait laisser indifférent, et l’auteur sait, avec une maestria rare, saisir le lecteur par les tripes et susciter en lui une douleur et une angoisse qui, pour être insidieuses, n’en sont pas moins épouvantables.

 

La première nouvelle, « La Jeune Fille suppliciée sur une étagère », est clairement la plus fascinante des deux. Mieko, la narratrice, a seize ans.

 

Et elle est morte.

 

Chaste jeune fille contrainte de faire la strip-teaseuse pour rapporter un peu d’argent à ses parents (une mère d’une condition autrefois supérieure, un père qui joue et perd tout ce qu’il gagne), elle a succombé à une pneumonie. Et il va s’ensuivre cet étrange récit, où un principe spirituel semble subsister, sous la forme de la voix et des sentiments de cette narratrice peu commune, tandis que son corps va être réduit à la condition la plus matérielle : un peu de viande. En effet, les parents de Mieko, toujours dans le besoin, ont vendu son corps à un hôpital immédiatement après le décès. Et notre narratrice, dès lors, de nous conter ce que subit son corps. Sur un ton paisible, détaché (c’est le cas de le dire). Pourtant, ce que l’on vit à travers sa mort a toutes les couleurs de l’atrocité : c’est le corps livré aux blouses blanches, qui coupent, récupèrent, vident, colorent, montrent. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus du corps de Mieko que quelques cendres qui finiront dans une urne, sur une étagère (ne pas en déduire que son calvaire s’achèvera pour autant…).

 

La nouvelle soulève l’estomac plus qu’à son tour. La froideur des blouses blanches accomplissant leur travail suscite un profond malaise, révolte presque. Pourtant, une certaine empathie se dégage, en même temps. Et Mieko est loin de leur reprocher quoi que ce soit. Elle ressent, pourtant : non pas la douleur – elle en est bien loin, et se contente de rapporter les faits « cliniquement », si l’on veut – mais la honte, par exemple, la honte devant ces hommes la contemplant nue et prélevant son sexe, à elle, la strip-teaseuse vierge. L’étonnement aussi, teinté d’angoisse, devant cette étudiante faisant ses travaux pratiques sur son corps avec un détachement qui n’a d’égal que le sien propre.

 

Cette nouvelle hors du commun mérite à n’en pas douter le qualificatif si souvent galvaudé de chef-d’œuvre. La plume de Yoshimura s’y montre aussi acérée que les scalpels parcourant le corps de Mieko, et c’est avec tout le savoir-faire d’un légiste qu’il se livre ici à une dissection de la mort, une autopsie (« vue par soi-même ») aussi répugnante que riche d’enseignements. Rarement, sans doute, le thème si terrible de la mort aura été aussi finement traité. Remarquable.

 

« Le Sourire des pierres » n’a pas le brio de « La Jeune Fille suppliciée sur une étagère » ; cela n’en reste pas moins un texte fort intéressant, abordant également la mort sous l’angle de l’obsession, sur un versant peut-être plus spirituel, mais je n’irais pas jusqu’à dire véritablement religieux, contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là ; on y reconnaît aussi un thème très classique de la littérature japonaise, sur lequel je ne saurais m’étendre ici, de peur de vous gâcher la découverte…

 

Les deux principaux protagonistes de cette nouvelle sont Eichi et Sone, deux amis d’enfance qui se retrouvent par hasard dans la même université. Enfants, tous deux, ainsi que leurs camarades, jouaient dans un cimetière voisin. Mais Sone, très tôt, a été marqué par la mort : suicide de son père et de sa maîtresse, découverte d’une femme pendue dans le cimetière… Et quand Eichi le retrouve, Sone porte toujours sur lui cette marque. Il se livre d’ailleurs à un étrange petit commerce morbide, dans lequel il implique son ancien ami. Puis il s’installe chez lui, avec ses secrets – je n’en dirai pas davantage sous peine de déflorer excessivement l’intrigue –, éventuellement lourds de menace. Car, si ce n’est pas de manière aussi frontale que dans le récit précédent, l’ombre de la mort plane obstinément sur ce texte également. Avec une certaine délicatesse, l’auteur nous insinue l’air de rien dans un quotidien morbide (oui, décidément, je retiens ce terme), et éventuellement fatal, où Eros et Thanatos convolent dans la douleur. Si la honte était le sentiment dominant dans « La Jeune Fille suppliciée sur une étagère », l’angoisse prime dans ce récit, une angoisse existentielle diablement bien menée, pour un résultat qui, bien que moins puissant que le chef-d’œuvre qui précède, n’en est pas moins à même de marquer durablement.

 

On ressort de ce petit recueil éprouvé, mais convaincu. Yoshimura est bien un maître, et il va falloir que j’approfondisse un petit peu tout ça ; car ce premier contact a tout de la franche réussite.

CITRIQ

Commenter cet article

T
La nouvelle titre est effectivement un authentique chef-d'oeuvre...
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N
<br /> <br /> N'est-ce pas ?<br /> <br /> <br /> <br />
T
<br /> "Naufrages" du même auteur est exceptionnel même si, pour le coup, beaucoup moins bizarre.<br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Noté.<br /> <br /> <br /> <br />
B
<br /> mais... mais...<br /> Tu as raconté l'histoire!<br /> Tu dis ne pas vouloir t'étendre, et t'as donné en becquée le début, le milieu et la fin.<br /> Défloreur de nouvelle..! Tu as tué la jeune fille suppliciée sur une étagère.<br /> <br /> (m'en fou je l'avais déjà lu, na)<br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Meuh non. Franchement, pour la première nouvelle, je n'ai pas le sentiment d'avoir défloré quoi que ce soit à raconter vaguement l'histoire : l'intérêt est ailleurs. C'est pour la deuxième que ça<br /> me paraissait plus délicat.<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> Je viens justement de découvrir cet auteur, avec l'également très bon "Le convoi de l'eau" (à lire, bien sûr), je sais enfin par quoi continuer (je n'étais pas très inspiré par "Le grand<br /> tremblement de terre de Kantô", rencontré à la bibliothèque).<br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Noté.<br /> <br /> <br /> <br />